Docteur-ingénieur en agronomie (spécialisé en entomologie agricole et lutte biologique), Philippe Stoop dispose à la fois d’un cursus universitaire et de l’expérience professionnelle qui lui permettent une vision globale du secteur agricole. Après avoir été en charge de la coordination de l’expérimentation phytosanitaire dans le réseau coopératif d’InVivo – un poste qui l’a amené à participer aux travaux de la Commission d’Etude de l’Emploi des Toxiques en Agriculture – il a été amené ensuite à aborder le domaine des Outils informatiques d’Aide à la Décision pour l’agriculture et l’environnement, pour la société Quantix Agro, et surtout depuis 2007 dans ITK, une PME montpelliéraine. Aujourd’hui, il est spécialiste de sujets tels que le raisonnement des intrants (irrigation, fertilisation, pesticides) jusqu’au monitoring des troupeaux, en passant la mesure de l’empreinte carbone des productions agricoles et de l’Internet des Objets et l’introduction de l’apprentissage automatique et des réseaux de neurones profonds dans la modélisation des systèmes biologiques. Egalement membre éminent de l’Académie d’Agriculture de France depuis 2018, il a accepté de répondre à nos questions sur la crise agricole et propose des solutions concrètes et détaillées aussi bien sur l’axe production-marché, que sur celui de l’environnement.
The European Scientist : L’agriculture européenne est en crise. Beaucoup parlent d’une exubérance normative, aussi bien au niveau bruxellois que les transpositions francophones. Quelle est votre interprétation ?
Philippe Stoop : Il y a bien sûr une accumulation de normes délirantes, dont les absurdités sont souvent pointées. Cet excès normatif s’exerce sur deux niveaux :
- Le nombre de paramètres sur lesquels on demande aux agriculteurs d’agir : choix des cultures, des produits à utiliser et de leur dose, entretien des éléments du paysage agricole, etc,…
- Et, pour chacun de ces paramètres, le niveau d’exigence et de précision des critères, souvent poussé jusqu’à l’absurde, et ne prenant pas en compte les contraintes du terrain, comme dans le cas souvent cité des obligations sur les périodes de semis de couverts végétaux, souvent inapplicables en cas de météo défavorable
La presse agricole et les réseaux sociaux débordent d’exemple d’excès ubuesques, qui finissent par être contre-productifs par rapport aux objectifs visés : la réglementation sur l’entretien des haies, des cours d’eau, des couverts végétaux et le retournement des prairies, est tellement complexe, qu’elle dissuade souvent les agriculteurs d’entrer dans des démarches agroécologiques.
Personne ne conteste sérieusement cet excès normatif, et il serait relativement facile et acceptable politiquement de régler le second point, sur le niveau d’exigence et les critères, en organisant des concertations avec les agriculteurs pour amender les règles les plus absurdes dans un sens plus réaliste. Mais cela ne suffira pas, et il est beaucoup plus difficile de revenir en arrière sur le premier point : la multiplicité des paramètres non productifs sur lesquels on demande à chaque agriculteur d’agir. Depuis trente ans, le seul moteur de la réglementation des pratiques agricoles a été la prise en compte de l’environnement, sans réflexion sur la quantité de production que nous attendons de l’agriculture. Chacune des nouvelles demandes qui se sont accumulées sur le dos des agriculteurs répond à un problème environnemental réel, mais souvent mal quantifié et donc non hiérarchisé, et sans que l’impact de cette réglementation sur la production soit mesuré. Il en a résulté une surenchère de normes environnementales « quoi qu’il en coûte », pour reprendre une expression à la mode (mais en agriculture cela a commencé bien avant le Président actuel), qui plombe les revenus des agriculteurs et augmente le coût de leurs produits. Et dans ces conditions, tout renoncement, même partiel ou local, à l’une de ces obligations nouvelles, est perçu comme un renoncement qui aurait des conséquences environnementales majeures, alors que c’est loin d’être toujours le cas.
TES. : Oui, mais pourquoi la loi Egalim en France, et le Green Deal européen, ne permettraient-ils pas de trouver le bon équilibre entre protection de l’environnement, souveraineté alimentaire et revenu des agriculteurs ?
P.S. : C’est leur objectif affiché ! Mais ces politiques sont surtout le couvercle qui a fait monter la pression de la cocotte-minute agricole. Elles reposent toutes deux sur un raisonnement de pur marketing, qui n’en finit pas d’accumuler les preuves de son échec. L’idée est que, pour « en même temps » rassurer les consommateurs avec des normes environnementales de plus en plus strictes, et garantir le revenu des agriculteurs, il suffit d’orienter les agriculteurs vers une « montée en gamme » de leurs produits, sous étendard environnemental, ce qui leur assurerait une meilleure rémunération (à condition de réussir à mettre la pression sur les distributeurs pour qu’ils ne détournent pas à leur profit l’hypothétique valeur ajoutée qui en résulte). Les brillants esprits qui ont trouvé cette formule magique avaient juste oublié un détail : cette stratégie, qui avait jusqu’à présent réussi au bio, ne fonctionne que si c’est une stratégie de niche, et ne peut pas devenir le modèle dominant.
Les raisons de cet échec sont évidentes, et étaient parfaitement prévisibles :
- En réalité, les consommateurs ne sont pas prêts à assumer dans leur consommation de tous les jours l’augmentation des prix consécutive à cette montée en gamme. De ce point de vue, la grande distribution, quoique l’on pense du populisme de ses représentants les plus bruyants, ne fait que refléter leur vraie priorité : les prix. Et les agriculteurs européens ne peuvent survivre s’ils sont seulement les pourvoyeurs des repas de fête, ou même du dimanche, de leurs concitoyens.
- Il est très difficile d’imposer des clauses miroirs, ou tout autre dispositif douanier, qui compenserait la perte de compétitivité qui résulte des contraintes environnementales. C’est même impossible, quand la définition du mode de production que l’on souhaite préserver chez soi, est aussi flou que le contenu actuel de l’ « agroécologie ». De plus, comme là encore l’exemple du bio l’a déjà montré, tout cahier des charges clair peut être adopté par des producteurs extra-européens, qui garderont toujours l’avantage de leurs faibles coûts salariaux et de leur prix du foncier plus bas. Ces clauses miroirs sont donc surtout des miroirs aux alouettes, et même si par miracle on réussissait à les obtenir :
- Elles ne protégeraient pas les agriculteurs européens, qui trouveraient toujours en face d’eux des producteurs capables de répondre aux normes européennes pour moins cher
- Et si elles arrivaient quand même à bloquer cette concurrence, c’est alors les consommateurs qui se soulèveraient à la perspective d’être obligés de payer toute leur nourriture à des prix « made in Europe »
C’est cette idée fausse d’un pacte entre consommateurs et agriculteurs, grâce à Egalim ou ses équivalents européens, qui a mis les agriculteurs dans l’impasse actuelle. Les acteurs du monde agricoles qui soutiennent encore Egalim, parce qu’ils n’en ont retenu que l’espoir d’un soutien de l’Etat contre la distribution, feraient bien de revenir à plus réalisme : les maigres résultats obtenus en leur faveur sont immédiatement absorbés par l’aggravation de la charge réglementaire.
TES. : Mais alors comment sortir de cette impasse ?
P.S. : Il faut sortir du déni, et enfin admettre qu’une alimentation plus durable a nécessairement un coût, qui devra être payé soit directement par le consommateur, soit par des aides publiques, ce qui revient indirectement au même, mais permet plus de mécanismes de compensation pour répartir plus équitablement ce choc économique.
Le côté rassurant de cette histoire, c’est que ce choc à venir n’est pas forcément aussi radical qu’on l’imagine. Le débat sur la transition agroécologique est complètement bloqué par l’idée que l’agriculture intensive, le modèle dominant en Europe, est forcément une catastrophe environnementale, et qu’il est donc nécessaire d’adopter une agroécologie extensive radicale (ou « transformante », pour paraître plus modéré). Comme les tenants de cette ligne sont également farouchement opposés à un agrandissement des exploitations, il en résulte forcément des contraintes économiques très lourdes, qui pèsent fortement soit sur le revenu des agriculteurs, soit sur le portefeuille des consommateurs. Cette diabolisation de l’agriculture intensive (et en particulier des pesticides et engrais de synthèse), martelée depuis des décennies par des think thanks et des associations à but non lucratif, mais en pratique financés essentiellement par les acteurs économiques du bio, est devenu un dogme que plus personne, même dans le monde agricole, n’ose remettre en question. Il est pourtant loin de correspondre à la réalité scientifique, bien qu’il soit soutenu par des enseignants ou chercheurs très actifs médiatiquement, mais minoritaires (et très souvent agroéconomistes plutôt qu’agronomes).
TES.: C’est vrai qu’on accuse l’agriculture conventionnelle de tous les maux : attaque contre la biodiversité, usage abusif des intrants, instrumentalisation du vivant … En tant qu’ingénieur agronome vous avez produit de nombreuses analyses pour lutter contre l’agri-bashing et la désinformation… souvent celles-ci sont très techniques… comment faire pour extraire un message de chacune d’elle afin de rassurer l’opinion ?
P.S. : Malheureusement, ces sujets sont très complexes, et quand on s’exprime en tant que scientifique, on est contraint à une rigueur dont les écologistes s’affranchissent allègrement. Du coup, le discours anti-agribashing est forcément moins sexy…
Mais pour le résumer de façon simple : il est faux de croire que l’agriculture intensive est cause de toutes les nuisances, et que les agricultures extensives (ou paysannes, pour reprendre un terme à la mode dans ce débat) n’ont que des avantages. Toutes les analyses quantitatives des impacts environnementaux le montrent : les Analyses de Cycle de Vie (ACV), qui intègrent la plupart de ces impacts, ne trouvent que peu de différences entre l’agriculture conventionnelle et le bio… et quand elles en trouvent, c’est plus souvent en faveur du conventionnel ! Il en est de même pour la biodiversité, que les ACV peuvent difficilement prendre en compte. Les modèles quantitatifs utilisés dans le débat dit « Land sharing vs land sparing » montrent qu’en Europe, l’optimum pour la biodiversité serait de combiner selon les régions du land sparing (maintien d’une agriculture intensive raisonnée, associé aux techniques de conservation des sols et à des mesures fortes de restauration des infrastructures agroécologiques (IAE) : haies, jachères, bandes enherbées), avec du land sharing (agriculture plus extensive sans intrants de synthèse, donc bio ou agroécologie « transformante »), ciblée plus spécifiquement sur les secteurs abritant des espèces animales ou végétales menacées, et spécialistes des milieux agricoles.
Au final, les agricultures extensives n’ont des avantages écologiques clairs qu’à l’échelle locale (réduction des pollutions diffuses, préservation de la biodiversité à l’intérieur des parcelles agricoles). L’agriculture intensive, à condition d’être raisonnée (c’est-à-dire de n’utiliser que les intrants strictement nécessaires à l’obtention d’un rendement optimal) permet de minimiser les impacts globaux de l’agriculture, grâce à l’augmentation des rendements qu’elle permet : réduction de l’emprise des surfaces agricoles sur les espaces naturels, et réduction de l’empreinte environnemental des aliments, grâce à la dilution de son empreinte par hectare dans une plus grande quantité d’aliment produite. Il faut dont trouver le moyen de combiner le meilleur de ces deux modèles. Contrairement à un préjugé très répandu, la réduction des intrants de synthèse, si elle va plus loin que l’agriculture raisonnée, ne devrait pas être un objectif environnemental en soi, surtout si elle est imposée à tous. Ce qui compte est plutôt d’entretenir le bon équilibre entre les deux modèles bio et conventionnel.
TES.: Comment imaginez-vous l’avenir de l’agriculture européenne ?
P.S. : Si l’on réussit à retourner les préjugés actuels, l’avenir est de reconnaître enfin qu’il n’est pas nécessaire d’enclencher une nouvelle révolution agricole, ni de bannir définitivement l’agriculture conventionnelle, avec tous les problèmes économiques et d’acceptation sociétale que ce « Grand Soir » provoquerait. Si on cherche réellement à réduire l’impact environnemental de l’agriculture, la PAC a déjà tous les outils nécessaires, la seule erreur actuelle est de vouloir les utiliser indistinctement partout et chez tous les agriculteurs, ce qui conduit à ne prendre que des demi-mesures, avec des incitations financières insuffisantes. L’exemple typique est dans les lignes directrices du Plan Farm to Fork, qui prévoit à la fois d’amener les infrastructures agroéocologiques à 10% de la surface agricole, et de réduire fortement la consommation d’engrais et de pesticides : une double peine pour les agriculteurs, dont les bénéfices environnementaux restent à prouver (tout au moins pour la 2ème mesure).
Plutôt que d’imposer le même fardeau de contraintes contradictoires à tout le monde, il serait bien plus judicieux de proposer deux « paquets d’incitations » selon deux modèles :
- Un pack « agroécologie extensive », avec des aides suffisantes pour permettre aux exploitations bio et d’agroécologie « transformante » de réduire l’écart de coût avec l’agriculture conventionnelle
- Un pack « agroécologie intensive », qui permettrait de financer pour les exploitations conventionnelles des actions de restauration ambitieuse des IAE, et le développement des techniques d’agriculture de conservation des sols, tout en continuant à proposer aux consommateurs des produits de qualité à des prix compatibles avec chaque repas de la semaine.
Les Régions pourraient alors choisir elles-mêmes l’équilibre des curseurs entre ces deux modes de production, en fonction des particularités de chaque Petite Région Agricole et des zonages territoriaux sur la biodiversité. Un dispositif de ce type reporterait une bonne part de la complexité administrative sur les décideurs politiques, ce qui serait une bonne façon de les responsabiliser sur ces sujets. Pour les agriculteurs, ils n’auraient plus qu’à choisir entre deux dispositifs d’aide, et cela leur éviterait la majeure partie des injonctions contradictoires actuelles. Plutôt que d’alimenter l’agribashing en agitant l’épouvantail des intrants de synthèse, les acteurs du bio seraient bien inspirés de s’emparer de ce modèle, qui leur permettrait de se développer paisiblement au rythme de la demande, plutôt que d’être déstabilisés par une politique de développement à marche forcée de l’offre bio, jusqu’à dépasser largement la demande réelle.
L’Union européenne a déjà donné des signaux dans ce sens : dès les premières présentations du Plan Farm to Fork, elle reconnaissait la nécessité de soutenir l’agriculture de précision, qui est l’instrument majeur d’une agroécologie intensive (à la grande fureur des partisans d’agroécologie décroissante). De même, son soutien récent aux NGT ((New Genomic Technologies) va dans le bon sens. Mais ces signes positifs risquent de rester à l’état de vœux pieux, s’ils ne sont pas accompagnés par une affirmation claire de l’Europe (et de la France) de leur volonté de permettre la cohabitation d’une agriculture extensive conforme aux attentes d’une partie des citoyens, et d’une agriculture « régénératrice » restant intensive, mais raisonnée.
TES.: Ce discours parait séduisant, mais il heurte des opinions ancrées depuis longtemps dans l’esprit du public, et risque d’être taxé de greenwashing. Comment peut-on faire changer les esprits ?
P.S. : La recherche publique peut jouer un rôle majeur dans ce domaine, car c’est l’un des rares corps sociaux qui a réussi à conserver la confiance des citoyens. Or elle se mobilise peu pour l’instant contre l’agribashing, même contre ses affirmations les plus outrageusement contraires aux faits démontrés scientifiquement. La plupart des chercheurs considèrent que contrer les dérives politiciennes pseudoscientifiques ne relève pas de leurs compétences, alors que ce sont eux qui pourraient le faire le plus efficacement. Il serait nécessaire que la recherche publique joue à fond son rôle de conseil vis-à-vis des politiques, au besoin en pointant les sujets qu’ils choisissent d’ignorer. Cela voudrait dire en particulier, pour rappeler quelques contre-exemples récents :
- Refuser de traiter telle quelle une demande de parlementaires réclamant un rapport sur « les externalités négatives de l’agriculture conventionnelle et les aménités positives au niveau économique, social et environnemental de l’agriculture bio », et élargir le sujet aux externalités négatives et positives des deux formes d’agriculture (1) ;
- Produire sur les émissions de gaz à effet de serre des engrais organiques, et sur les moyens de les réduire, un travail aussi approfondi que celui qui a été réalisé sur les engrais de synthèse. Et alerter les politiques quand un projet de taxation environnementale portant sur les engrais azotés oublie de traiter le cas de ces mêmes engrais organiques (2).
- Signaler les lacunes agronomiques et économiques béantes des scenarios prospectifs sur une Europe sans pesticides, et travailler à les combler, avec des méthodes généralisables à grande échelle (3).
- Ne pas se contenter de faire des expertises collectives sur l’impact des pesticides sur la biodiversité et les services systémiques, mais les remettre en perspective par une analyse quantitative de ces impacts, selon la vision du débat land sharing/ land sparing (4)
- Pour la recherche médicale, donner sa position quand le Fonds d’Indemnisation des Victimes de Pesticides chiffre le nombre de cas de cancers causés par les pesticides en utilisant une méthode explicitement refusée par les épidémiologistes, et s’auto-saisit de malformations congénitales qui ne correspondent pas aux priorités identifiées par l’expertise collective de l’INSERM (5).
Cette implication plus forte de la recherche dans les débats politiques n’est pas vraiment dans les habitudes, mais il y a des précédents hors de la France : quand le GIEC a modifié en 2019 ses lignes directrices sur l’évaluation des émissions de N20 causées par les engrais, avec des valeurs complètement déconnectées de la réalité du terrain en Europe, la recherche publique allemande a publié une analyse des résultats nationaux en vue de proposer des valeurs plus correctes pour l’Allemagne. On attend encore la réaction de la recherche française…
Même en France, on note que la recherche sur l’élevage se mobilise activement et de façon très pédagogique, pour rééquilibrer le débat public sur l’impact environnemental des productions animales (6). Espérons que les productions végétales suivront, pour ramener un peu de raison sur les attentes pesant sur l’agriculture !
Par Chat GPT4.0 and Dall-E 3.0 — Travail personnel, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=142555095
(1) Le bio c’est bon : c’est l’ITAB qui le dit… | ForumPhyto
(2) Post Linkedin Philippe Stoop
(3) Ouvrages en débat (nss-journal.org) p.8 à 10
(5) Post Linkedin 2 Philippe Stoop
(6) Quelques idées fausses sur la viande et l’élevage | INRAE
A lire également
« Green deal, F2F : je pense le plus grand mal des plans européens » Catherine Procaccia (Interview)