En 2015, l’île d’El Hierro, dans l’archipel des Canaries, inaugurait un nouveau dispositif de production électrique basé sur l’éolien couplé à une station de transfert d’énergie par pompage (STEP). Selon ses promoteurs, le système devait permettre à l’île de remplacer rapidement son ancienne usine de production électrique diesel, et de se rapprocher de l’idéal Net Zéro. Après 6 ans d’opération, c’est un échec.
Dès 2004, les dirigeants de la petite île de El Hierro, à l’extrême ouest de l’archipel des Canaries, ont entamé une démarche volontariste d’évolution vers un système de production d’électricité totalement décarboné, visant à se substituer progressivement à son unique usine électrique à générateurs Diesel. En effet, l’île est petite (270 km2), peu peuplée (moins de 11 000 habitants), dispose d’un fort potentiel de vent, avec un facteur de charge potentiel des éoliennes estimé à 49%, et un relief escarpé offrant la dénivellation nécessaire à l’installation d’une STEP efficace.
Après 6 années d’études, la construction du projet a démarré en 2010, est entrée en phase de test début 2014 et en production mi 2015.
Design du système (1): schéma général
L’usine Diesel, produisant un courant cher et fortement carboné (1152g/kWh) a été conservée à titre de précaution pour parer à toute éventuelle période longue sans vent. 5 éoliennes assez puissantes de 11,5 MW au total, sont installées sous une exposition au vent optimale. Deux bassins dénivelés ont été créés, l’un, en hauteur, dans un cratère de volcan, et l’autre, par excavation, à plus basse altitude, et le bassin inférieur est flanqué d’une station de production hydro-électrique de 11,3 MW.
Notons que la demande de puissance électrique moyenne sur l’île est de 4 MW, avec un minimum de 3 MW et une demande de pointe est de 8 MW. Les 3 systèmes installés (Diesel, éoliennes, hydroélectrique) ont une puissance nominale totale 4 fois supérieure aux pointes de demande sur l’île.
L’idée directrice de ce schéma est qu’avec leur facteur de charge de 49%, les éoliennes pourraient produire annuellement plus de courant que la demande totale, et que le surplus serait utilisé pour pomper l’eau du bassin inférieur vers le bassin supérieur, permettant à la STEP de produire du courant grâce à l’énergie de gravité de l’eau chutant de 700 mètres entre les deux bassins, comme dans un barrage classique, lorsqu’il n’y aurait pas assez de vent.
La géologie de l’île n’a toutefois pas permis de créer des bassins assez grands pour stocker assez d’eau pour faire face aux situations sans vent les plus longues, aussi les promoteurs du projet ont estimé qu’il serait encore nécessaire de recourir au diesel pour ≈30% de la production.
Malgré ces limitations, le projet a tout de même nécessité 82 M€ d’investissements, soit 5,5 fois plus que le coût d’installation des éoliennes seules. C’est bien sûr la STEP qui, malgré le contexte géologique favorable limitant le recours au génie civil, a représenté plus des deux tiers de l’investissement global. Cet investissement, propriété aux deux tiers du gouvernement local d’El Hierro et pour un quart de l’énergéticien Endesa, au sein d’un groupement appelé GdV, a été subventionné à 44% (36 M€) par le gouvernement espagnol et l’Union Européenne.
Design du système : stabilité de la grille
L’un des défis auxquels les grilles électriques incluant une part importante d’énergie éolienne doivent faire face est celui de leur stabilité. Cela signifie qu’à tout moment, la demande de courant doit être égale à la production, sous peine de provoquer une coupure généralisée de la grille ou “blackout”. Les conséquences économiques d’un blackout sont telles pour un producteur que son évitement est la priorité d’un gestionnaire de grille moderne. Le lissage des à-coups du vent peut être obtenu soit par du stockage d’énergie en batterie, soit par le maintien en service d’un usine thermique à turbine capable de prendre instantanément le relais d’une saute de vent.
Une étude (2) réalisée en 2012 par l’université de Madrid conclut à la supériorité de la seconde alternative. L’étude a conclu que sous réserve qu’un circuit de circulation minimal de l’eau soit maintenu en permanence dans la STEP, les turbines de cette usine hydraulique seraient plus adaptées à répondre aux à-coups que les turbines diesel classiques. Aussi était-il prévu, à terme, d’arrêter les générateurs diesel émetteurs de GES en temps normal, et de ne les redémarrer qu’en période de fort risque de chute du vent. Cependant, par précaution, en début d’exploitation, les diesels ont été maintenus au régime ralenti même lorsque le vent soufflait.
Bref, le projet se présentait sous les meilleurs auspices, et rien n’avait été négligé pour assurer son succès. Pourtant, les résultats obtenus n’ont pas été à la hauteur des attentes.
Résultats des premières années de mise en service
La mise en service du complexe électrique d’El Hierro a fait l’objet d’un battage médiatique international enthousiaste. “Île à l’électricité 100% renouvelable”, “100% autonome”, les titres de presse et reportages télévisés dithyrambiques se sont succédés en 2015.
Mais 3 ans plus tard, l’enthousiasme n’est plus de mise. Un chercheur (CNRS) Français, Hubert Flocard (3), et deux ingénieurs indépendants, Roger Andrews et Benjamin Jargstorf, ont publié des analyses (4) des performances du complexe d’El Hierro à partir des données publiquement accessibles de GdV (5).
Le premier point qui frappe ces analystes est le sous-dimensionnement dramatique du réservoir, au point qu’ils ne comprennent pas que ce projet ait pu être vendu comme “allant vers le net zéro”. Fallait-il limiter à tout prix les coûts et de ce fait sacrifier la taille des bassins ? Y-avait-il localement des oppositions à la création de bassins plus grands ? Jargstorf calcule qu’un bassin “10 fois plus grand” aurait été nécessaire pour assurer un pourcentage d’électricité renouvelable de 80%. Mais dans ce cas, combien la STEP déjà fort chère aurait-elle coûté ?
Second point: malgré ce sous-dimensionnement, le bassin haut n’est pas toujours rempli. Bien que les éoliennes puissent en théorie produire assez pour remplir sans difficulté un tel bassin, ce n’est pas le cas en conditions d’opérations réelles.
Cela est d’autant plus dommage que les éoliennes fonctionnent rarement à leur capacité maximale de 11.5MW et sont souvent limitées à 7 ou 8 MW. La première explication rationnelle à cette limitation, est que les problèmes de stabilité de la grille n’ont pas été résolus. Notamment, les turbines de la STEP, qui devaient, selon les études, “mieux gérer les à-coups » des éoliennes que les diesels, ont manifestement échoué. Ce sont les générateurs diesel qui non seulement ont assuré plus de la moitié de l’alimentation moyenne de l’île, alors qu’on espérait que leur part tombe à moins de 30%, et ce sont aussi eux qui ont “tenu la grille”, au prix d’une grosse surcharge de travail pour les employés de l’usine diesel, lesquels ont fait grève en 2018 pour protester contre la multiplication par 4 des interventions opérationnelles sur les installations depuis le raccordement des éoliennes (6).
De 2015 à fin 2018, l’électricité éolienne n’a pas dépassé 45% de la production totale en moyenne (7). En 2019, cette part a atteint 54%, laissant espérer que le projet avait vaincu ses premières difficultés. Hélas, en 2020, cette part est retombée (8) à 42%, du fait de l’importante variabilité annuelle des vents.
D’après les rapports de Roger Andrews, le 3ème trimestre 2018 a été le meilleur de l’histoire de la centrale avec 74% d’énergie renouvelable, et 95% en juillet. Pourtant, l’analyse des diagrammes de production de cette époque montrent qu’en Août et en septembre, la STEP a été manifestement incapable d’assurer la transition des périodes sans vent et que ce sont les turbines diesel qui ont “tenu la grille”. On note d’ailleurs que les diesels sont souvent maintenus en opérations même lorsqu’il y a excès de production éolienne. Là encore, seuls des problèmes d’instabilité de la grille peuvent expliquer ce mode de gestion.
A contrario, une période automnale pauvre en vent, comme en octobre et novembre 2017, montre la prépondérance du diesel dans la grille. Là encore, on constate que même lorsque le vent souffle en excès de la demande, permettant d’alimenter le pompage, les diesels sont maintenus en éveil, et l’on constate qu’ils assurent de nombreuses pointes de fourniture de courant lorsque des creux de vents soudains se produisent.
Le point le plus critique des rapports d’Andrews et de Jargstorf est sans aucun doute la déception liée à la très faible contribution de la STEP à la grille, moins de 4% en moyenne sur la période d’analyse. Le rapport coût/bénéfice de la STEP apparaît donc désastreux.
Selon Electricity Maps (9), l’intensité carbone moyenne annuelle d’El Hierro a été comprise entre 463g et 614g de CO2 par kWh produit. C’est moins bien que l’Allemagne, que nous aimons pourtant prendre comme mauvais exemple européen pour ses émissions de production électrique élevées, et dont pourtant le facteur de charge éolien n’est que d’environ 20%. Sans même parler de comparaison avec la France et son parc nucléaire !
Les défenseurs d’El Hierro et du déploiement des énergies renouvelables intermittentes affirment que les situations ne sont pas comparables, qu’une île non connectée au continent souffre de l’absence d’aide à la grille possible de pays voisins. C’est certes une “spécificité négative” incontestable d’El Hierro, mais le projet comportait également trois spécificités très positives (facteur de charge éolien très favorable, relief autorisant une STEP, et population raccordée modérée) qui auraient pu laisser espérer un bien meilleur résultat. Nous sommes en tout cas très loin de la promesse de l’île “100% autonome en électricité” chantée par la presse en 2015.
Économie du projet
GdV communique peu sur le prix de revient de l’électricité produite. Hubert Flocard estime le coût moyen de l’électricité produite en début de vie de la centrale à 80 centimes, 3,5 fois plus élevé que celui de l’électricité fournie par l’usine diesel, pourtant déjà fort élevé (0.24€/kWh). Un article (10) de R. Roca note que pour le seul mois de mai 2017, l’usine a reçu 1.7M de subventions pour 1458 MWh produits, soit un coût de 1.16€/kWh.
Tant Jargstorf que Flocard estiment qu’un projet éolien simple avec un backup classique par l’usine Diesel aurait coûté beaucoup moins cher tant en investissement qu’en fonctionnement, en apportant la même économie de Fioul, et Flocard montre dans son étude, sans mener son calcul à terme toutefois, qu’un tel projet simple, s’il n’aurait reçu aucune couverture médiatique internationale, aurait pu être rentable et réduire le prix de revient de l’électricité de l’île.
Une estimation simple confirme l’indication de M. Flocard. Installer uniquement des éoliennes, au coût moyen du MW éolien, aurait coûté environ 15 M€, plus quelques frais annexes, contre 82 pour le projet global. L’économie de Fuel aurait été la même, soit environ 3.5 M d’euros annuels, mais les frais de fonctionnement des seules éoliennes auraient été 3 à 4 fois moins élevés que ceux du projet total. Les éoliennes seules auraient donc généré ±3M de cash-flow additionnel, pour seulement ±1 M€ pour l’ensemble STEP+Éoliennes, hors subventions.
Des calculs (11) montrent que dans ces conditions, le Taux de Rendement Interne (TRI) du projet tel qu’il a été réalisé est très fortement négatif (environ -9%), alors que le TRI d’un complexe « éoliennes+diesel » pourrait se situer entre 10 et 15% sans subventions, comparable aux meilleurs projets d’éoliennes en France (12), mais cette fois avec subventions. Cette configuration aurait permis de faire baisser le prix de revient moyen de l’électricité produite sur l’île.
Cependant, outre la subvention d’investissement déjà mentionnée, le groupement GdV a négocié avec le gouvernement espagnol un accord extrêmement avantageux de subvention de fonctionnement au titre de “la garantie potentielle de stabilité de la grille” apportée par la STEP. Hubert Flocard montre que l’exécution du contrat n’implique aucune obligation de résultat de la part de GdV sur ce point pour toucher la subvention d’environ 10 M€ annuels.
Si on réintègre la subvention d’investissement et cette subvention annuelle dans le bilan de l’opération globale avec STEP, alors le TRI de l’opération redevient supérieur à celui d’un projet éolien classique, et pourrait même être supérieur à 20%, ce qui est énorme.
Cela fait dire à MM. Flocard et Andrews que compte tenu des subventions, le projet est une bien meilleure affaire pour ses promoteurs que pour le contribuable espagnol ou que pour l’environnement, avec un coût de la tonne de CO2 évitée de plus de 1000 Euros, 15 fois plus que le cours moyen de la tonne sur les marchés d’échange de crédits carbone européen. Il semble que les organismes gouvernementaux subventionneurs, aveuglés par l’aura positive d’un projet présenté comme l’avenir de la production d’énergie renouvelable, aient manqué de discernement.
Conclusions
Un projet éolien classique substituant partiellement de l’énergie du vent à une centrale thermique existante en backup aurait eu du sens économiquement et environnementalement à El Hierro, et en d’autres lieux similaires, parce que c’est une île peu peuplée, fortement ventée, et équipée d’une centrale au fioul chère. Ce constat n’est pas nécessairement reproductible dans des régions continentales moins ventées, beaucoup plus peuplées, et où l’installation d’usines de production électriques nucléaires, décarbonées et de grande capacité, permet d’obtenir de bien meilleurs résultats que l’éolien tant en termes de fiabilité que de décarbonation de l’électricité produite.
Mais une politique de subventions peu avisée a conduit les décideurs politiques et économiques de l’île à privilégier un choix technique spectaculaire mais peu efficace, gagnant pour eux-mêmes, mais perdant pour la société espagnole dans son ensemble. L’exemple d’El Hierro doit nous conduire à réfléchir à la pertinence des schémas de subvention mis en place en faveur des énergies renouvelables intermittentes, et les gouvernements doivent s’abstraire de l’aura médiatique de ces projets pour en évaluer avec froideur et objectivité les avantages et inconvénients, et ne pas hésiter à leur substituer des solutions moins médiatiquement dans le vent (si l’on peut dire !) mais économiquement plus sensées lorsqu’elles existent.
Notamment, les STEP, souvent présentées comme une panacée pour stocker les surplus d’énergie éolienne, ne semblent pas présenter un bon rapport performance prix, même dans un site réputé favorable. Les promoteurs de tels projets peuvent être amenés à vendre aux décideurs politiques comme des certitudes, des avantages purement conceptuels, que la mise en œuvre en condition réelles ne confirme pas. L’exemple d’El Hierro doit conduire le monde politique à faire preuve de plus de vigilance quant aux qualités annoncées de projets énergétiques dans l’air du temps, mais reposant sur des choix techniques relevant parfois plus du pari hasardeux que de la science éprouvée.
1 Source : “Sustainable Energy System of El Hierro Island”, Godina & Al, 2015, https://www.researchgate.net/publication/282575056_Sustainable_energy_system_of_El_Hierro_Island
2 Source: “Power System Stability of a Small Sized Isolated Network Supplied by a Combined Wind-Pumped Storage Generation System: A Case Study in the Canary Islands”, Merino & Al. , 2012, https://oa.upm.es/16149/1/INVE_MEM_2012_132470.pdf
3 Hubert Flocard, https://www.sauvonsleclimat.org/images/articles/pdf_files/etudes/160129_GDV_SixMois_VF.pdf
4 Un portail regroupant toutes leurs analyses est accessible sur le site Energy Matters, hélas arrêté en 2019. http://euanmearns.com/el-hierro-portal/ – L’analyse complète de Jargstorf est lisible ici: http://euanmearns.com/an-independent-evaluation-of-the-el-hierro-wind-pumped-hydro-system/
5 Gorona del Viento, statistical informations http://www.goronadelviento.es/en/statistical-information-and-data/
6 Source: El diario, 16 octobre 2018 https://www.eldiario.es/canariasahora/elhierroahora/isla/trabajadores-endesa-hierro-denuncian-insoportable_1_1885437.html
7 Roger Andrews, “El Hierro 2018 Q4 performance update”, http://euanmearns.com/el-hierro-fourth-quarter-2018-performance-update/
8 Source: statistiques 2020 de GdV, https://www.goronadelviento.es/wp-content/uploads/2021/04/00-2020-CHGV20Parte_anual-contrata.pdf
10 Ramon Roca, juillet 2017, “GdV, la centrale la plus chère d’Espagne”, El Periodico de la Energia (en espagnol). https://elperiodicodelaenergia.com/gorona-del-viento-la-central-electrica-mas-cara-de-espana-mas-de-1-000-euros-mwh/
11 Calculs de l’auteur.
12 Cegos, analyse de rentabilité des projets d’éoliennes https://www.cegos.fr/ressources/mag/fonction-financiere/finance/analyse-de-rentabilite-de-projets-de-centrales-eoliennes
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