La semaine passée, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a prononcé un discours sur « l’état de l’Union européenne », devant le parlement européen à Strasbourg. Elle en a profité pour faire certaines annonces notamment sur la transition énergétique avec un projet de banque de l’hydrogène. Afin de réagir à ces propositions, Europeanscientist a interviewé l’énergéticien italo-belge Samuele Furfari, actuel président de la société européenne des Ingénieurs et des Industriels et qui a exercé comme haut fonctionnaire à la direction générale de l’énergie de la Commission européenne 1982 et 2018. Auteur, entre-autre, de l’ouvrage l’Utopie de l’hydrogène il formule ici une analyse éclairée et une critique acerbe du nouveau plan ainsi que des choix stratégiques de l’UE à l’opposés du rapport pour la commission Prodi auquel il avait activement participé.
The Europeanscientist : Qu’avez-vous pensé du dernier discours sur l’état de l’Union et des mesures proposées par madame Von der Leyen ?
Samuel Furfari : On peut être surpris par sa détermination puisqu’elle a dit six fois « je veux ». Pour une institution qui ne décide pas, puisque la Commission européenne n’est pas le législateur de l’UE, cela paraît pour le moins surprenant.
Le mot solidarité est apparu dix fois. Il a surtout été utilisé pour assurer que l’UE restera solidaire de l’Ukraine. Mais la présidente allemande ne l’a pas utilisé dans le contexte de la politique énergétique, et pour cause, puisque sa demande de solidarité de juin dernier sous la forme d’une réduction de 15 % de la consommation de gaz naturel dans les États membres au profit des États en situation de pénurie d’approvisionnement — c’est-à-dire l’Allemagne — n’a pas été bien accueillie par les États membres ; l’accord minimal obtenu au Conseil n’est pas du tout une « preuve de solidarité ».
Dans un renversement de logique, elle a annoncé que le gaz acheminé par le gazoduc en provenance de Russie ne représente plus que 9 %. Cela devrait être effrayant étant donné la dépendance excessive de l’Allemagne vis-à-vis du gaz russe. Ce qui est présenté comme un succès provoque une onde de choc dans son pays, puisque 94 % du gaz naturel utilisé en Allemagne est destiné à des fins thermiques, pour lesquelles les énergies renouvelables et l’hydrogène que l’Allemagne et la Commission européenne appellent de leurs vœux ne peuvent rien.
La partie la plus importante du discours sur l’énergie est l’aveu que le marché de l’électricité doit être réformé. C’est en effet inévitable, car ce que nous vivons est inacceptable. Je tiens à préciser que, contrairement à ce que certains — et beaucoup — aiment à colporter, cet échec n’est pas celui de la libéralisation.
En effet, lorsque Jacques Delors a proposé la création d’un marché unique pour les biens et les services à la fin de 1992, il fallait également créer ce marché unique dans le domaine de l’électricité (et dans une deuxième phase également pour le gaz naturel). Il n’a jamais été question de libéralisation, mais de la création d’un vaste marché unique où les opérateurs et les clients étaient libres de s’installer ou d’acheter où ils le souhaitaient. Il ne s’agit pas d’une simple question de sémantique. C’est la haine du marché qui prévaut encore dans l’UE qui a transformé la notion de marché de l’énergie en libéralisation de l’énergie. Le meilleur exemple est qu’EDF est une entreprise d’État, ce qui est le contraire de la libéralisation.
Ce marché était bien parti, mais en 2005 Angela Merkel a exigé — en fait imposé — l’obligation dans ce marché de produire des énergies renouvelables qui sont en dehors du marché parce qu’elles sont chères. La preuve, c’est que cette obligation a dû être imposée — on appelle cela un « mandat » — par des directives qui sont toujours en vigueur et qui seront bientôt renforcées. Un marché a été manipulé de cette manière, et c’est bien qu’on ne l’appelle plus un marché, mais la libéralisation est évidemment encore moins appropriée. Tant que la production d’électricité la plus chère est maintenue, « le marché » ne peut pas fonctionner.
Ce n’est donc pas la guerre en Ukraine qui est responsable, mais l’obligation de produire de l’électricité éolienne et solaire et de lui donner la priorité dans le réseau.
TES.: Une des mesures phare est la banque de l’hydrogène. Vous avez écrit un livre intitulé l’utopie de l’hydrogène. Que pensez-vous de cette initiative de l’UE ? Bruxelles nage-t-il dans l’utopie ?
S.F.: On dit que l’idée de la banque de l’hydrogène a été décidée à l’insu des autres commissaires européens. C’est probablement la raison pour laquelle il n’y a aucune information sérieuse dans ce discours sur cette initiative, qui semble même être une annonce sans étude d’impact.
A quoi peut servir une telle banque ? La Commission européenne est déjà libre de distribuer des fonds comme bon lui semble, puisque dans le cadre de la relance post-Covid, elle a reçu une enveloppe généreuse pour la décarbonation, c’est-à-dire pour la production d’énergies renouvelables et alternatives. Cette banque sera dotée de 3 milliards — 3000 millions ! — qui seront distribués pour développer un marché parallèle au vaste marché mondial de l’hydrogène de — dit-on — dix millions de tonnes. Le monde produit 130 millions de tonnes d’hydrogène par an sans subventions, principalement à partir de gaz naturel — dont une grande partie de gaz russe bon marché. Il est utilisé pour réduire la pollution des carburants, pour valoriser la partie la moins noble du pétrole en produits pétroliers légers, mais surtout l’hydrogène est la base de la production d’ammoniac, qui est à son tour la matière première pour la production d’engrais et donc pour combattre la faim dans le monde.
Quand on sait que la Russie est un grand producteur d’hydrogène et qu’elle est la première exportatrice d’engrais azotés, indispensables à l’approvisionnement alimentaire mondial, on reste pantois à l’idée de brûler de l’hydrogène produit dans l’UE à l’aide de subventions. Brûler de l’hydrogène, c’est comme brûler un sac à main Louis Vuitton pour produire de la chaleur.
Je rappelle que dans sa stratégie REPowerEU du 18 mai 2022 pour son abandon du gaz russe, la Commission européenne a annoncé son intention d’importer de l’hydrogène d’Ukraine « dès que les conditions le permettront ». Mais comment cela est-il possible alors que le pays est si dépendant de la Russie en matière d’énergie, où les parcs éoliens sont quasi inexistants, sans parler du luxe des panneaux solaires ? La région du Dniepr-Donetsk — où la guerre fait rage — représente 90 % de la production de gaz naturel de l’Ukraine et risque d’être perdue pendant un certain temps, tout comme le bassin gazier de la mer Noire de Skifska, à l’ouest, au large de la Crimée. En 2019, près de la moitié (45 %) du charbon consommé en Ukraine a été importé et l’Ukraine doit acheter 35 % de sa consommation d’énergie à l’étranger. En 2020, quatre centrales nucléaires comptant 15 réacteurs ont généré plus de 51 % de l’approvisionnement total en électricité. Il n’y a pas d’électricité verte en Ukraine et il faudra attendre longtemps avant que le pays puisse se l’offrir. Il est donc compréhensible que la centrale de Zaporižžja, la plus grande centrale nucléaire d’Europe, ait attiré l’attention du monde entier. Cet optimisme vert envers un pays qui devra subir une profonde reconstruction énergétique est surprenant.
Tout cela semble prouver que l’hydrogène n’est rien d’autre qu’un catalogue politique qui a peu à voir avec une analyse factuelle et une vision systémique et géopolitique.
Dans mon livre « Utopie de l’hydrogène », je donne de nombreuses raisons pour lesquelles cette chimère imposée par l’Allemagne pour sauver son EnergieWende ne se réalisera pas. Cet argent aurait été mille fois plus utile pour isoler les bâtiments publics, qui sont souvent des passoires énergétiques et qui le resteront, car les pouvoirs publics sont trop endettés. Financer l’hydrogène au lieu d’isoler les bâtiments des collectivités locales est une aberration consternante.
TES.: Quel regard portez-vous sur le développement de la crise liée aux prix de l’énergie ? Quelle est la part de responsabilité liée à la guerre en Ukraine ? Doit-on persévérer dans la planification de la transition énergétique comme souhaite le faire l’UE ?
S.F.: Les prix de l’énergie ont commencé à augmenter il y a longtemps. Dans mon livre « La vie sans l’énergie moderne », j’écrivais en 2016 « dans l’UE, le prix de l’électricité à usage domestique a augmenté en moyenne de 4 % par an de 2008 à 2012, soit 20 % en cinq ans. […] Rien qu’en France, le médiateur de l’énergie estime à 3,8 millions le nombre de ménages en situation de précarité énergétique, soit environ huit millions de personnes ».
La guerre en Ukraine permet de mettre à plat la politique énergétique européenne de ces dernières années.
Je tiens à préciser que cette dérive n’est apparue que récemment. European Scientist a déjà publié mon point de vue sur cette question, en rappelant comment la Commission Prodi, avec Loyola de Palacio comme vice-présidente en charge de l’énergie, avait une vision claire de ce qu’il fallait faire pour assurer la sécurité d’approvisionnement énergétique de l’UE : diversifier les sources d’énergie (la Commission européenne actuelle fait le contraire puisqu’elle ne prône que les énergies renouvelables et l’hydrogène), diversifier les pays fournisseurs (et nous avons vu notre dépendance envers la Russie) et diversifier les voies et moyens d’approvisionnement (et nous voyons le manque criant d’infrastructures gazières, mais aussi électriques).
En 1973, lors du premier terrible choc pétrolier, la Commission européenne de l’époque a très bien réagi : elle a lancé un programme technologique parapétrolier appelé « Oil and Gas Demonstration Programme », qui a permis d’inventer de nouvelles technologies permettant l’exploitation des hydrocarbures de la Mer du Nord et de nous sortir des griffes de l’OPEP. Elle a accompagné le développement extraordinaire de l’électricité nucléaire et a également lancé un programme de démonstration pour utiliser le charbon dans les centrales électriques de la manière la plus propre possible, car à l’époque, une grande partie de l’électricité était produite à partir de produits pétroliers. Cela nous a permis de surmonter non seulement la crise de 1973, mais aussi celle de 1979. Chapeau à la aCommission européenne de l’époque !
Aujourd’hui, au lieu de sauvegarder des variables d’ajustement dans l’équation énergétique très complexe, l’UE fait le contraire en les éliminant et en misant tout sur la décarbonation tout en méprisant l’électricité nucléaire qui ne produit pas de CO₂. Je suis désolé d’entendre qu’il faut accélérer la politique énergétique actuelle alors que l’échec est si évident.
Livres de l’auteur
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L’hydrogène est un excellent réactif pour la chimie (engrais, mais pas seulement) mais c’est un lamentable objet de logistique, dangereux par ailleurs. Il vaut mieux l’utiliser là où il est produit.
Les croyances politiciennes à ce sujet sont tout aussi lamentables.
En fabriquer par électrolyse suppose que l’on dispose de courant électrique décarboné, ce qui n’est pas demain la veille alors que transport et chauffage doivent s’électrifier et que, la plupart du temps, les renouvelables ne produisent rien ou bien trop peu. Par ailleurs, les rendements énergétiques de l’électrolyse sont faibles.
La thermolyse de l’eau à haute température est une autre piste pour laquelle des réacteurs nucléaires seraient adéquats (thermiques seulement, pas électriques). C’est un procédé qui reste à développer à grande échelle.
L’intérêt de l’hydrogène est dans ce que l’on en fait. C’est de la chimie qui reste donc à développer afin d’obtenir des carburants liquides de haute densité énergétique, si nécessaires pour les automobiles et les avions, ainsi que d’autres molécules que la pétrochimie ne produira plus. Les possibilités sont vastes et des procédés existent déjà mais il faut les révolutionner (catalyse ?) afin de les rendre efficaces et suffisamment bon marché.
Avant que l’on en arrive là, une « banque à hydrogène » ne pourra émettre que des chèques sans provision.