Réflexions sur l’orientation de la recherche par son financement, par Jean Philippe Vuillez
On ne compte plus les sujets où s’opposent discours précautionnistes, alarmistes, et discours se voulant rassurants, mais suspects d’être commandités par des intérêts économiques. Dans l’actualité récente, les PFAS, « polluants éternels », occupent une bonne place (1). Se pose alors la question de l’expertise scientifique, censée être impartiale mais qui, malheureusement, semble souvent affirmer tout et son contraire, faisant douter de son indépendance et de la fiabilité de ses conclusions.
La recherche scientifique est-elle indépendante ? Une telle question relève pratiquement de la tarte à la crème, tant abondent les scandales – ou présumés tels – dénoncés sur telle ou telle collusion entre des industries sans vergogne et des experts sans scrupules, prêts à cautionner n’importe quoi en échanges de rémunérations plus ou moins malhonnêtes… Mais au-delà de ces crises émotionnelles récurrentes, dont une certaine presse se délecte et dont certains journalistes se font les hérauts, on peut réfléchir, et analyser des liens qui, derrière la facilité du scandale médiatique, sont peut-être, et même certainement, plus complexes, plus subtils et moins manichéens.
Une première façon de tricher, en recherche scientifique, est d’inventer ou de falsifier des résultats, au service d’un postulat qu’on veut absolument prouver, pour des intérêts coupables. Ce cas de figure existe, malheureusement, il est cependant très rare, et, relevant purement et simplement de la malhonnêteté, ne nous retiendra pas plus.
Moins grave, mais néanmoins condamnable, est la tentation, poussée par l’injonction à publier (« publish or perish ») d’arranger un peu ses résultats pour augmenter les chances d’acceptation d’un article dans une revue plus ou moins rigoureuse… Ceci est connu, dénoncé, et plus lié à des besoins de reconnaissance d’une activité de recherche, que de lobbies industriels.
Ce qui va nous intéresser ici ne relève ni d’une démarche malhonnête, ni d’une intention délibérée d’imposer des conclusions erronées, mais plutôt de la façon dont, inconsciemment, une équipe de recherche peut infléchir non pas ses résultats, mais leur interprétation, et les protocoles pour obtenir ces résultats, selon le contexte dans lequel elle travaille, et, au premier chef, les conditions de financement de cette recherche.
Nous nous focaliserons sur les travaux portant sur la recherche de toxicité et de dangerosité de substances ou d’agents rencontrés dans l’environnement. On pourrait prendre des exemples, nombreux et faciles à trouver, mais pour éviter toute interférence avec des polémiques parfois violentes, nous resterons volontairement très vagues ; il n’est cependant pas interdit au lecteur d’évoquer tout débat dont il serait informé…
Un effet de dose bien relatif
Soit, donc, une substance X. Pour être plus précis, une substance chimique X. Ce qui est le cas de 100 % des substances, mais le terme « chimique » est généralement connoté « artificiel », donc, très vite, suspect. Ce qui, s’agissant de substances introduites dans notre environnement, l’alimentation, l’eau, l’air, les objets de la vie courante, est parfaitement légitime, et éminemment souhaitable. Il semble évident et consensuel qu’il ne saurait être question de recourir à des agents présentant une dangerosité avérée pour la santé ou l’environnement.
Des études scientifiques sont donc indispensables, et personne ne le conteste. Où les choses se compliquent, c’est au moment de conclure à la réalité ou non d’une dangerosité avérée.
Il faut ici rappeler cette vérité fondamentale, mais malheureusement méconnue dans l’immense majorité des situations, et pourtant énoncée dès le 16ème siècle par Philippus Theophrastus Aureolus Bombast von Hohenheim, né le 10 novembre 1493 à Einsiedeln et mort le 24 septembre 1541 à Salzbourg, plus connu sous le nom de Paracelse. Ce médecin, philosophe et alchimiste, mais aussi théologien laïc suisse, a en effet énoncé ce principe très simple, totalement avéré mais systématiquement mis de côté : « Le poison est en toute chose et aucune chose n’est sans poison. C’est la dose qui en fait soit un poison soit un remède » (citation extraite de « Paracelse. Evangile d’un médecin errant », Editions Arfuyen).
Ceci a pu être mis en cause (2), mais malgré certains cas très particuliers obéissant à une courbe en U nécessitant une interprétation prudente, la dépendance à la dose reste une vérité parfaitement fondée (3).
Dès lors, quelque soit la substance X, il est possible de conclure aussi bien à la dangerosité… qu’à l’absence de dangerosité ! Car la conclusion est liée à une interprétation des résultats, lesquels montreront TOUJOURS une toxicité. Mais ce, pour des doses plus ou moins élevées. Un exemple ? L’eau, substance indispensable à la vie, peut s’avérer, à forte dose, un poison mortel.
A contrario, on peut montrer que des substances extrêmement toxiques, sont néanmoins présentes en très faibles quantités dans notre organisme, et ce sans un quelconque effet polluant d’une activité industrielle quelconque, de façon parfaitement « naturelle ». C’est le cas du polonium 210, l’un des poisons les plus violents connus ( la dose létale est de l’ordre de quelques MBq soit une dizaine de nanogrammes), rencontré dans tout organisme (environ 30 Bq soit 0,18 picogrammes), plus abondant chez les fumeurs (4),(5). C’est aussi le cas du cyanure, un million de fois moins toxique que le Po210, mais dont la dangerosité n’est pas discutée ! Chez les individus qui ne sont pas exposés à une source spécifique d’ion cyanure, la concentration sanguine est généralement inférieure à 100 µg/L mais peut atteindre 300 µg/L. Des concentrations jusqu’à 500 µg/L sont rapportées chez des fumeurs (6).
Toute conclusion raisonnable quant à la dangerosité d’une substance X, par conséquent, doit tenir compte de cet effet dose, et être conduite selon une approche de relativisation : par rapport à la dose, et dans le contexte global de toutes les expositions (innombrables) auxquelles nous sommes soumis, y compris à des substances parfaitement naturelles mais parfois extrêmement dangereuses (on pourrait ajouter, à côté du cyanure et du polonium 210, l’α-amanitine, principal composé toxique de l’amanite phalloïde). Or, tout scientifique est parfaitement capable de cette approche relativiste. Qu’est-ce donc, à partir de ce constat, qui peut influer dans un sens ou dans l’autre ?
Envisageons deux possibilités.
L’interprétation politique de la recherche du risque
Première possibilité, un pouvoir politique précautionneux, soucieux de se mettre à l’abri de tout reproche de mise en danger de ses administrés, et adepte inconditionnel du principe de précaution. Ce pouvoir politique est bien entendu détenteur d’un ministère et d’organismes de recherche, lesquels ont en charge la promotion et également le financement de la recherche. Ils le font à travers divers dispositifs, en particulier des campagnes thématiques sous forme d’« appels d’offre ». Pour des raisons évidentes, les équipes de recherche orientent leurs travaux en direction de ces thématiques, de sorte à pouvoir bénéficier des financements inhérents.
Ces équipes vont alors, de façon rigoureuse, sérieuse et non contestables, planifier et réaliser des plans expérimentaux validés, et produire des résultats pour lesquels il ne faut avoir aucune suspicion a priori. Ces résultats montreront, immanquablement, des arguments en faveur d’une toxicité avérée, surtout si les modèles sont simples (cellules en culture, modèles animaux non mammifères ou mammifères), mais ce au-dessus d’une certaine dose… Laquelle doit, ou non, être considérée comme un seuil, de risque et ou de dangerosité.
Et c’est là que se glisse insidieusement un biais d’interprétation… pas tant dans les publications issues de ces résultats (la lecture des articles donne rarement de raisons de s’offusquer), que dans l’interprétation qui sera faite par les institutions des conclusions de ces articles, autrement dit par l’interprétation politique de l’interprétation scientifique des résultats. Or s’il s’avère que la prudence des politiques conduira certainement à reconduire les financements pour approfondir le sujet avec de nouvelles études, à la condition qu’on puisse dire : « les études n’ont pas montré de risque patent, mais laissent cependant place au doute, car des études plus puissantes/plus longues/élargies… pourraient néanmoins montrer que, etc. ». On insistera davantage, dans les conclusions des articles, sur la zone d’ombre qui persiste en deçà de ce qui est, scientifiquement parlant, un seuil en dessous duquel on n’a observé aucun effet.
Il existe un exemple historique de ce biais, qui est la genèse de la relation linéaire sans seuil, non démontrée mais considérée comme telle, de la cancérogenèse radioinduite par les rayonnements ionisants et la radioactivité, très bien analysée par Calabrèse (7). Entre autres facteurs historiques qui donnent à réfléchir, l’un porte notamment sur le fait que les recherches sur la question, au lendemain d’Hiroshima, étaient subventionnées par la fondation Rockfeller, dont les intérêts dans l’industrie pétrolières sont bien connus, et qui avait tout intérêt à ce qu’on démontre la dangerosité de la radioactivité, pénalisant ainsi le développement du nucléaire civil…
L’interprétation politique de la recherche du bénéfice
Deuxième situation, imaginons un pouvoir politique qui serait désireux de ne pas gaspiller d’argent public, et serait donc plus enclin à orienter la recherche par rapport aux bénéfices de la substance X, et financerait ainsi la recherche à travers des appels d’offres plutôt orientés vers l’étude de ces bénéfices – à la condition, bien entendu, qu’aucune dangerosité n’ait pu être mise en évidence. Il y a fort à parier, dès lors, qu’avec la même rigueur méthodologique, et les mêmes indiscutables résultats, ceux-ci seront interprétés de sorte à conclure les articles – dont la valeur restera la même que dans notre premier cas de figure – avec une formulation insistant plutôt sur l’existence d’un seuil en dessous duquel on n’observe aucun effet, ce qui est rassurant et permet de dire que, si dangerosité il y a, elle est nécessairement infime et on ne doit en aucun cas limiter l’utilisation de X, à condition bien entendu de respecter une limite dix fois inférieure au seuil au-dessus duquel on commence à observer des effets toxiques.
C’est la même chose, et pourtant, c’est très différent. Car en cette seconde situation, les décideurs seront plutôt enclins à autoriser l’usage de la substance
La politique a toujours le dernier mot
On voit donc que ce ne sont pas les travaux scientifiques et leurs résultats qui expliquent les décisions politiques, mais bien le contexte politique et la politique de recherche conduite, et plus encore, financée, qui favorisent tels ou tels travaux, et surtout en pétrissent des interprétations pré-établies. La plupart des publications scientifiques sont très valables, mais autorisent en général une réinterprétation, non pas de leurs résultats, mais de l’interprétation qu’on fait de l’interprétation de ces résultats, en fonction d’une grille de lecture politique différente.
Le lecteur est entièrement libre d’estimer si, dans la période actuelle, la situation la plus volontiers rencontrée parmi les deux que nous avons esquissées, est la première ou la seconde. Mais nous espérons avoir convaincu qu’en aucun cas, la science ne devait être remise en question.
Références
- https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/02/23/revelations-sur-la-contamination-massive-de-l-europe-par-les-pfas-ces-polluants-eternels_6162940_4355770.html
- Stéphane Foucart, « La seconde mort de l’alchimiste Paracelse », Le Monde, science et techno, 11.04.2013
- « Toxicologie. La dose ne ferait-elle plus le poison ? » Gérard Pascal, Science et Pseudo-Sciences n°306 (octobre 2013) p 27
- https://www.irsn.fr/savoir-comprendre/sante/impact-polonium-210-sur-lhomme
- https://www.irsn.fr/sites/default/files/documents/larecherche/publications-documentation/fiches-radionucleides/Polonium_Po210_v4.pdf
- https://www.inrs.fr/publications/bdd/biotox/dosage.html?refINRS=Dosage_128#:~:text=Chez%20les%20individus%20qui%20ne,fumeurs%20%5B8%2C%209%5D
- Calabrese EJ, Selby PB. Muller mistakes: The linear no-threshold (LNT) dose response and US EPA’s cancer risk assessment policies and practices. Chem Biol Interact. 2023 Sep 25;383:110653.
Merci pour cette présentation claire et équilibrée.
Deux points:
1.- Entre recherches de risques et recherches de bénéfices, le politique sait qu’il doit décider. Mais aussi il ne veut pas le savoir car cela implique une prise de responsabilité.
Les substances qui sont soumises à des procédures d’autorisation doivent satisfaire des critères, par exemple, ne pas dépasser une dose journalière admissible. Des limites acceptables sont aussi imposées aux émissions de polluants dans l’air ou dans les eaux.
La prise de responsabilité est d’accepter que cette dose ou cette concentration ne soit pas nulle. Ou alors tout devrait être interdit, quel que soit le bénéfice et l’inocuité lors d’un emploi courant de cette substance.
Dans chaque cas particulier, et au delà des incertitudes scientifiques, les politiques semblent ignorer que les lois et règlements qu’ils concoctent et approuvent établissent nécessairement cette arbitrage (limites acceptables = risque toléré).
2.- Les études toxicologiques et éco-toxicologiques sont très coûteuses, surtout si des protocoles précis doivent être strictement suivis et effectués selon des méthodes validées. Les instituts de recherche ne sont pas soumis à ces exigences et font des travaux moins coûteux mais aussi moins fiables.
Les industries devant obtenir une autorisation de mise sur le marché pour leurs produits doivent faire procéder à ces études par des laboratoires selon de « bonnes pratiques de laboratoire », certifiées et auditionnées régulièrement. Cela coûte des années et des millions que les chercheurs des institutions publiques n’ont pas à engager.
Selon des poids réglementaires différents les résultats seront aussi différents et, trop souvent, source de controverses.