Alors qu’on connait désormais la composition du nouveau gouvernement allemand et que celui-ci vient de s’engager au travers de la voix d’Olaf Scholz à sortir du charbon en 2030 et qu’en France, le Président Macron vient de plaider la cause de l’énergie nucléaire, Christian Semperes fait le bilan des deux stratégies adoptées respectivement par les deux pays et s’interroge sur leur avenir. Si l’objectif partagé – la transition vers une production d’énergie totalement décarbonée, semble identique, les moyens pour y parvenir semblent bien différents.
La transition énergétique de quoi est-il question ?
Pour faire simple, l’énergie utilisée par nos sociétés permet de satisfaire nos besoins en transport, en industrie, en agriculture, en tertiaire et en résidentiel. Pour cela, nous avons plusieurs moyens, l’électricité et les autres sources d’énergie. Et quand on n‘utilise pas l’électricité, on utilise aujourd’hui majoritairement des énergies fossiles pétrole, charbon, gaz. C’est le cas de la voiture qui utilise aujourd’hui le pétrole qui émet du CO2 par combustion, un gaz à effet de serre. Au niveau mondial, la transition énergétique actuelle vise donc à obtenir « la neutralité carbone » en substituant les sources d’énergie émettrices de CO2 en sources d’énergie qui n’en émettent pas ou peu pour stabiliser l’effet de serre et la hausse de la température moyenne de la planète. C’est un enjeu climatique et donc un enjeu d’habitabilité de la planète pour la biodiversité en général et l’espèce humaine en particulier.
Pour réaliser une transition, quelle qu’elle soit, et obtenir un résultat visé, on a besoin d’une stratégie. Mais quelle stratégie choisir ? En Europe, nous avons la chance d’avoir 2 stratégies radicalement opposées, analysons-les.
Les stratégies de transition énergétique
Pour la transition énergétique, la première stratégie consiste à privilégier l’utilisation de l’électricité comme source d’énergie parce qu’on peut la produire par différentes sources d’énergie bas carbone. C’est la raison pour laquelle, en plus d’une stratégie nécessaire d’économie d’énergie, les pays s’orientent vers une augmentation importante de leur production d’électricité. En exemple, pour les voitures, l’objectif est de se passer du pétrole en faveur de soit l’électricité soit l’hydrogène, qui n’émet pas de CO2. Mais vous l’aurez compris, la stratégie qui découle de ce postulat repose sur les moyens de production d’électricité choisis par entamer « la transition énergétique ». En effet, il ne faudrait pas utiliser de l’hydrogène bas carbone que l’on ne trouve pas à l’état naturel en la fabriquant à partir de sources d’énergies qui, elles, seraient émettrices de CO2 ! Evidemment ! Ça va mieux en le disant !
Dans le domaine régalien de l’énergie qui impacte l’indépendance énergétique et économique d’un pays, la stratégie se décide au niveau politique. La stratégie choisie détermine bien évidemment les résultats obtenus tout au long de la transition. Notamment quand on veut remplacer une énergie par une autre, plusieurs éléments sont à prendre en compte en même temps, l’impact carbone des moyens de production de substitution, leur coût, les atouts et les faiblesses énergétiques et industriels du pays (*), la priorité écologique, les lois de la physique et l’état actuel des connaissances et de savoir-faire. Tout est question de « logique ». Mais dans ce domaine, plusieurs logiques s’affrontent dans les pays européen. Voyons cela de plus près.
(*) Le slogan de l’état français des années 1970 était le suivant « En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées ! » C’était bien un exemple de prise en compte des atouts et des faiblesses du pays dans l’élaboration d’une stratégie de transition énergétique.
La stratégie française de transition énergétique
Dans cette logique, les politiques au pouvoir en France en 1974 ont décidé de se détourner des énergies fossiles pour la production d’électricité et particulièrement du pétrole, au profit de l’énergie nucléaire en construisant et en démarrant en 21 ans et en toute sûreté, 58 réacteurs à eau sous pression et 1 réacteur prototype à neutrons rapides, soit 2,8 réacteurs par an. Lorsque les politiques donnent une vision à long terme d’un carnet de commande aux industriels, ces derniers ont le temps d’asseoir une politique industrielle et développer des compétences adaptées. Un rapport ministériel de 1989 (1) a été commandité par Michel Rocard premier ministre et Brice Lalonde secrétaire d’état à l’environnement. Déjà à l’époque, il y a 32 ans, ce rapport avait pour but d’évaluer l’impact des émissions de gaz à effet de serre sur le climat. En page 40, ce rapport précisait déjà qu’à 90%, le mix énergétique français bas carbone composé de 70% de nucléaire et 20% d’hydraulique permettait de dire que la transition énergétique était, je cite, « acquise », en 1989 ! Il précisait même, page 41, je cite, que « les exportations d’électricité françaises permettaient de réduire de manière significative les émissions de CO2 de nos voisins ». Cette logique a placé aujourd’hui la France, parmi les pays au monde qui produisent leur électricité avec des moyens bas carbone, avec un résultat proche de l’objectif de neutralité carbone. En Europe, on peut citer les 2 pays, Norvège et Suède, qui, eux aussi, sont à la neutralité carbone, mais grâce à leur hydrographie spécifique que la France n’a pas. Avec ces exemples, on montre ainsi que la neutralité carbone est possible avec différentes stratégies fonction des atouts spécifiques des pays.
La stratégie allemande de transition énergétique
L’Allemagne a utilisé une autre logique à partir de 2011. L’Allemagne a commencé par arrêter une partie significative de son parc nucléaire, plutôt que son parc de centrales fossiles, gaz et charbon gros émetteur de CO2. Elle a même construit et démarré une centrale de 1100MW au lignite (*) à Datteln en juin 2020. Avec cette logique, et même avec 4 fois plus de puissance installée de moyens de production renouvelables bas carbone, l’Allemagne émet toujours en moyenne 6 fois plus de quantité de CO2 par an que la France.
(*) Lignite : charbon bon marché mais de piètre qualité énergétique et fortement émetteur de CO2.
L’impact carbone des moyens de production d’électricité
Par ces 2 exemples, France / Allemagne, on perçoit 2 types de logique politique pour atteindre la neutralité carbone et donc 2 stratégies. Voyons en les conséquences.
Les 5 moyens de production d’électricité bas carbone par ordre décroissant d’impact carbone sont le solaire, l’éolien en mer, l’éolien terrestre, l’hydraulique et, le moins carboné, le nucléaire. Néanmoins, ils n’ont pas la même qualité de service. L’éolien et le solaire sont tributaires de la météo et ne sont pas modulables en fonction des besoins d’électricité. C’est une énergie fatale, totalement indépendante des besoins énergétiques. Dans l’état actuel des connaissances et du savoir-faire, le stockage de l’électricité n’est pas capable, en volume, de pallier leur intermittence aléatoire non synchrone aux besoins énergétiques à l’échelle d’un pays et encore moins de l’Europe. Les batteries nécessitent également des ressources minières, par définition limitées à l’échelle de la planète. De même, la météo européenne étant influencée majoritairement par l’océan atlantique, le foisonnement des moyens intermittents ne permet pas de satisfaire les variations des besoins énergétiques. Autrement dit quand il y a peu de vent dans un pays européen, c’est aussi le cas chez les autres. Pour l’énergie solaire, il fait jour et nuit, dans les mêmes créneaux horaires en Europe, la production des parcs solaires européens est synchrone. Dans ces conditions, les énergies renouvelables ont donc besoin de moyens de production modulables et pilotables si, en même temps que la transition énergétique, le décideur politique souhaite conserver toute chose égale par ailleurs. C’est à dire la garantie de la qualité et de la continuité de service. Autrement dit, sans coupure d’électricité. Ça va mieux en le disant ! En introduisant des énergies renouvelables dans les mix énergétiques européens, les pays doivent donc conserver des moyens de production modulables et pilotables.
L’indicateur d’évaluation des stratégies utilisées
Un indicateur qui permet d’illustrer la stratégie de la transition énergétique d’un pays est la diversité des moyens de production d’électricité, intermittents et modulables, et donc la puissance installée de ces moyens de production. Ci-dessous, le graphique présente les puissances électriques installées des pays européens, par ordre de puissance totale installée décroissante (Source : https://energy-charts.info/). Alors que l’Allemagne et la France ont des consommations d’électricité comparables, en tête sur ce graphique, l’Allemagne avec une puissance installée de près du double du second pays, la France, à cause de son parc des énergies renouvelables intermittentes (éolien et solaire) de 119GW, 4 fois plus important qu’en France. La puissance installée des moyens de production fossiles modulables et pilotables allemands à fort impact carbone est comparable à la puissance installée nucléaire française à très faible impact carbone. L’intermittence des ENR est donc compensée en Allemagne par les énergies fossiles. Le résultat sur la quantité de CO2 émise est sans appel. L’impact carbone est 6 fois plus important en Allemagne qu’en France, voir le graphique (Source : http://electricitymap.org) Ces deux situations illustrent la différence de stratégie des 2 pays pour sa transition énergétique. L’arrêt du nucléaire, que l’Allemagne pense compenser par l’introduction massive d‘ENR, conditionne le recours aux énergies fossiles.
On cite souvent des pays comme le Portugal et le Danemark qui émettent peu de CO2. Il est à noter leur parc de production 10 fois moins important en puissance installée que celui de la France. Autrement dit, il est assez facile d’émettre peu de CO2 en quantité, avec une production faible. Comme le montre le graphique, les autres pays qui ont une puissance installée comparable à la France, l’Italie, l’Espagne, le Royaume uni et la Pologne, ne sont pas encore à la neutralité carbone.
La stratégie à venir de l’Allemagne
Que peut faire l’Allemagne pour atteindre la neutralité carbone dans un contexte d’augmentation massive de la consommation d’électricité pour réduire l’utilisation des énergies fossiles dans les autres secteurs ? Dans la logique de neutralité carbone, elle doit arrêter son parc de centrales à charbon en priorité. Mais, compte tenu de l’intermittence des ENR, par quoi le remplacer ?
- La première option est d’utiliser un autre moyen de production modulable. Il ne peut s’agir du nucléaire puisque sa décision politique est d’en sortir. Il lui reste aujourd’hui 8GW de nucléaire qui seront arrêtés fin 2022. Compte tenu de son hydrographie faible, elle ne peut augmenter son parc hydraulique. Il ne lui reste plus que le gaz qui a un impact carbone deux fois moindre que le charbon. Mais le remplacement du charbon par le gaz en Allemagne reviendrait à émettre l’équivalent de ce qu’émet la Pologne aujourd’hui en tonnes de CO2. L’Allemagne serait donc encore très loin de la neutralité carbone, qui reste pourtant l’objectif. Le prix actuel du gaz montre aussi les limites économiques de cette option. Comme l’Allemagne utilise le gaz russe, se pose la question de son indépendance énergétique.
- La seconde option est d’encore augmenter son parc ENR, déjà important, qui commence à faire débat en Allemagne, sur le plan de l’acceptabilité de la population. Mais on le voit déjà aujourd’hui, l’augmentation de la puissance installée d’un moyen de production intermittent ne réduit pas son intermittence aléatoire et non synchrone aux besoins. Le recours à une énergie modulable et pilotable reste de mise. La solution serait le recours à l’hydrogène, dont il faudrait construire massivement des moyens de sa production, avec encore un impact économique fort qui s’ajouterait à la facture des ENR de l’Allemagne déjà élevée, à hauteur aujourd’hui de 500 milliards d’€.
- La troisième option est de compter sur l’importation grâce à ses voisins gros producteurs d’électricité, la France, avec son parc nucléaire et les autres qui ont encore recours massivement aux énergies fossiles.
Le choix allemand de la sortie du nucléaire impacte donc fortement le volet économique et l’acceptabilité du public sur la poursuite du déploiement des ENR, déjà conséquent.
La stratégie à venir de la France
Que peut faire la France ? Grâce à sa transition énergétique des années 1980, elle est aujourd’hui proche de la neutralité carbone dans sa production électrique avec un mix historique nucléaire et hydraulique avec une part d’ENR intermittentes. Mais compte tenu de l’augmentation colossale des besoins d’électricité inhérents à l’éradication des énergies fossiles de notre société et compte tenu de l’exemple Allemand, le seul recours aux énergies renouvelables aura un impact économique fort et une acceptabilité de la population à prouver.
Le gestionnaire de réseau électrique français, RTE, a publié son analyse des 6 scénarios possibles pour atteindre la neutralité carbone en 2060. Puisque RTE dit que ces 6 scénarios sont « techniquement possibles », le choix devra s’opérer sur ces 2 composantes, l’aspect économique et l’acceptabilité de la population. Sur la plan économique, les 2 scénarios extrêmes proposés par RTE, à savoir 100% d’énergies renouvelables et seulement 27% de puissance installées de nucléaire, l’écart de financement se chiffre à 18 milliards d’€ de plus par an pour le scénario 100% renouvelables. Ce qui représente un écart de +700 milliards d’€ à l’horizon 2060.
La facture actuelle de la transition énergétique s’élève déjà à 121 milliards d’€ de subventions publiques prélevées sur les taxes des carburants (11c€/litre de carburant) à l’horizon 2046 d’après la cour de comptes. Le contribuable est-il prêt à financer un scénario en écart de +700 milliards d’€ ? Sur l’hypothèse des 3 scénarios qui privilégient les ENR, la population française est-elle en même temps prête à accepter une augmentation de 4 fois plus de parcs éoliens terrestre et solaires sans compter les parcs éoliens en mer ?
Conclusion
Comment peut-on en arriver à promouvoir un pays, l’Allemagne, qui est le plus gros émetteur de CO2 d’Europe pour sa production d’électricité, parce qu’il va sortir du charbon en le remplaçant par du gaz ? Les communicants de la nouvelle coalition gouvernementale allemande peuvent ajouter au gaz le qualificatif « naturel », il s’agira toujours de méthane un puissant gaz fossile à effet de serre issu du pétrole (CH4 + 2 02 2 H2O + CO2). Ils peuvent ajouter aux centrales au gaz le qualificatif « modernes », elles émettront toujours du CO2, le gaz à effet de serre dont le monde s’est fixé d’en réduire les émissions dans une logique éco-logique de neutralité carbone.
C’est pourtant ce que la France a fait dans les années 1980, il y a 40 ans déjà, en atteignant aujourd’hui 97% de sa production d’électricité bas carbone comme le dit EDF. La France a fait la preuve depuis 1978, date de démarrage du parc électro nucléaire français, d’un mix énergétique financé par emprunt public remboursé parce que rentable à long terme, sûr, bas carbone, qui assure en même temps la qualité, la continuité de service au public et la sécurisation du réseau européen.
Au regard de l’exemple allemand et si l’objectif de la transition énergétique qui s’annonce est bien la neutralité carbone pour limiter l’impact climatique, un mix énergétique qui intègre en même temps tous les moyens de production bas carbone s’impose pour répondre à l’explosion à venir de la consommation électrique. Tous les moyens de production bas carbone en même temps ! C’est à dire nucléaire, hydraulique, éolien et solaire, dans l’ordre d’impact carbone croissant, mais sans énergie fossile. Malgré cela, en France, en Bretagne, précisément à Landivisiau, on construit une centrale au gaz de 446MW, qui démarrera en Février 2022. En plein réchauffement climatique !
Ce choix de stratégie n’est plus un problème de société. C’est devenu un besoin vital de la pérennité de la biodiversité et de l’espèce humaine. Ça va mieux en le disant ! Mais … s’il est encore temps !
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