A six mois du premier tour des élections présidentielles, une période s’ouvre, propice à l’introspection et au « brainstorming » sur les futures grandes orientations stratégiques françaises qui permettront à notre beau pays de se maintenir dans le Top10 mondial des « nations technologiques ». Pour construire leurs programmes, les candidats déclarés ou non, inspirés ou non, vont devoir tenir compte des puissantes mutations technologiques, industrielles, économiques et sociétales qui nous impacteront pendant les cinq prochaines années. Si la crise sanitaire a fortement focalisé le débat politique sur la gestion des contraintes sanitaires à courts termes, le temps est venu de remettre en surface les sujets à forts impacts stratégiques afin d’élaborer des plans d’actions adaptés. Comment la France va-t-elle aborder la période 2022 – 2030 au sein d’un monde évoluant très vite sous l’effet conjugué du progrès technologique, de nouveaux équilibres et de nouvelles alliances géostratégiques ? Peut-on envisager notre propre avenir sans tenir compte des révolutions industrielles qui impactent aujourd’hui l’Asie, l’Amérique du Nord et bientôt le continent africain dans une indifférence (une insouciance) franco-française ? Peut-on continuer à construire des programmes politiques sans jamais parler de transition industrielle, de technologies, d’innovations, de sciences au sein d’une compétition mondialisée qui s’est technologisée à toutes ses échelles ?
Le déclin de Rome et de son traité
Plusieurs candidats évoquent régulièrement le déclin de notre vieille Europe, la perte d’influence gauloise et la nostalgie des périodes glorieuses d’une France industriellement forte, figurant parmi les premiers de cordée dans le concert des nations. Nous avons connu l’ère des grands projets d’infrastructure, des grands travaux, du Concorde, du nucléaire civil qui nous a apporté la stabilité, le confort, l’indépendance énergétique et qui nous a rendu « carboniquement » vertueux bien avant tous les autres. Alors effectivement, cette période des trente glorieuses est derrière nous et ne reviendra certainement pas sous cette forme. La mondialisation est passée par là, la montée en puissance de l’Asie, le recul généralisé de l’extrême pauvreté et la répartition planétaire du progrès technologique en de multiples foyers d’innovations ont considérablement changé la donne. Ces transitions ont fait apparaitre de nouveaux compétiteurs à très hauts potentiels au moment où l’Europe traversait une crise de la quarantaine accompagnée d’une mise sous tutelle bienveillante par son allié américain soucieux qu’elle modère ses prétentions. Ainsi, il aura fallu attendre les années 2020 pour que le sujet des souverainetés industrielles et numériques européennes réapparaisse sous l’effet d’une violente crise sanitaire, de son cortège de pénuries et de dépendances productives non anticipées. Le dogme de la bienveillance, l’idéologie de l’égalitarisme à toute échelle, le rejet de la compétition, le principe de précaution poussé à l’extrême et les allégeances de circonstance nous ont interdit de construire une souveraineté européenne robuste pendant plus de trente ans. En ce sens, les candidats à l’élection présidentielle qui évoquent aujourd’hui le déclin et la perte d’influence européenne (et française) ne se trompent pas de diagnostic mais ne proposent bien souvent aucune contre mesure à ce déclin. Les biais cognitifs et idéologiques agissant, ces mêmes candidats ne mesurent pas encore que la situation passée ne soit plus celle d’aujourd’hui, que les gagnants d’hier puissent être remplacés par de nouveaux joueurs plus agiles et innovants, que les empires industriels se font et se défont, qu’un premier de cordée qui raflait tout jadis a « fait tapis » et a perdu son leadership dans une technologie qu’il a mal anticipé. En un mot, nous voyons apparaitre de nouveaux espaces compétitifs très ouverts qui viennent rebattre les cartes sous l’effet d’une puissante dynamique de convergences technologiques et que nous allons détailler dans la suite de l’article.
Selon l’état des lieux actuel, la Chine et les Etats-Unis se disputent la pole position dans la course industrielle et technologique mondiale. Souvent sous-estimée par les européens, la Russie et ses voisins alliés constituent le troisième compétiteur du trio de tête. Pour autant, la compétition mondiale évolue sous l’influence des dynamiques de convergences technologiques qui entrent en résonance et engendrent de puissantes révolutions industrielles sectorielles.
La robotique, l’intelligence artificielle, la mécatronique, les biotechnologies et nanotechnologies, la science des données, le calcul quantique, la 5G et ses héritiers, la fission et la fusion nucléaire constituent les futurs vecteurs de croissance et puissance des nations technologiques. Chacun de ces domaines stratégiques doit être considéré, par tous les candidats, comme autant de vecteurs de croissance à exploiter, comme autant de leviers de développement, de souveraineté et de résilience garantissant notre sécurité.
Ces arbitrages vitaux pour l’Europe et la France sous-entendent de se débarrasser au plus vite des pulsions toxiques « collapso-décroissantistes » qui traversent une partie des opinions publiques d’Europe du Nord, et qui risquent de nous isoler ou de nous paralyser lorsqu’il faudra courir vite. Chacun sait que le réchauffement climatique est un problème réel, concret, à impact global, qui ne se résoudra qu’à l’échelle planétaire, par de la technologie dédiée, par une coopération économique, scientifique, environnementale, internationale et par du consentement individuel. Ainsi, la Chine souhaite parvenir à la maitrise locale du climat par la technologie à l’horizon 2050-2060 et lance pour cela d’ambitieux programmes de recherche. La décarbonation de la planète ne s’obtiendra certainement pas par injections massives d’idéologies anticapitalistes néomarxistes recyclées en vert fluo ou par une liste de contraintes établies unilatéralement en Europe du nord, forcément inapplicables ou inacceptables vues d’Inde, de Chine, ou des continents africain et Sud-américain.
L’effet de marée des convergences technologiques rebat les cartes et ouvre le jeu
Au début des années 1980, l’astrophysicien américain Carl Sagan a été l’un des premiers scientifiques à théoriser les dynamiques de convergences technologiques et de niveaux de développement des organisations vivantes permettant de catégoriser d’éventuelles civilisations technologiques présentes autour d’autres étoiles que notre soleil. D’une grande profondeur, les travaux de Carl Sagan sur les civilisations technologiques ont traversé quatre décennies sans prendre une ride. Il suffit pour s’en convaincre, de lire ou de relire « Cosmos ». Dans cet ouvrage, l’astrophysicien décrit précisément les différents niveaux de civilisations technologiques se développant au sein de leur système stellaire.
La maitrise de l’énergie, la préservation de l’environnement, de la paix planétaire et du savoir accumulé constituent des invariants qui permettent ensuite de coloniser les planètes voisines. Les progrès technologiques s’empilent quant à eux au gré des dynamiques de convergences qui accélèrent le progrès. Quelles sont les dynamiques actives en 2021 ?
La convergence NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique, sciences Cognitive) rapproche et superpose ces quatre grands domaines scientifiques qui deviennent complémentaires dans les constructions de systèmes.
La convergence CKTS La convergence CKTS (Convergence of Knowledge and Technology for The benefit of Society) oriente les technologies, les connaissances vers des applications positives pour la société, des gains de productivité, d’amélioration des conditions de vie, de lutte contre les maladies. La convergence CKTS est aussi un puissant moteur de croissance, d’innovation en Amérique du Nord, en Asie et en Russie.
La convergence DIADEH La convergence DIADEH (Diffusion de l’Intelligence Artificielle sur les Domaines d’Expertises Humaines) associe l’expertise issue des composantes d’apprentissage automatique à l’expertise humaine pour engendrer une expertise hybride augmentée de type « man–machine ».
La convergence M-I La convergence M-I (Matière Information) est certainement la dynamique de convergence la plus profonde. Elle décrit la convergence de la matière et de l’information pour donner naissance à un nouvel espace à la fois physique et informationnel. Dans cet espace, la matière devient porteuse d’information et de calculs. Cet espace hybride augmenté par l’information s’incarne dans la fusion du cyberespace et de l’espace physique.
La convergence M-I s’appuie sur les progrès de la robotique, des technologies 5G, de l’intelligence artificielle, de la mécatronique, des batteries électriques, des capteurs et de l’imagerie numérique. La robotique incarne à elle seule la convergence M-I puisque le robot fait le lien entre les deux milieux, entre l’espace physique et le cyberespace qui agit sur le réel à partir de ses effecteurs.
Enfin, la convergence M-I est à l’origine de douze révolutions sectorielles de la robotique qui auront un impact majeur sur l’environnement, sur l’industrie, sur la production agricole, sur l’économie, sur les transports et les mobilités, sur la santé, sur la sécurité et la défense. Ce sont précisément ces douze révolutions sectorielles sur lesquelles la France doit accélérer et prendre des positions fortes.
Les douze révolutions sectorielles de la robotique
Les progrès technologiques réalisés sur les composants intervenant dans la construction d’un système robotisé (matériaux, mécatronique, électronique, capteurs, semi-conducteurs, batteries, logiciel, intelligence artificielle) permettent de construire des machines efficaces sur un très grand nombre de taches et d’actions. A elle seule, l’intelligence artificielle apporte aux robots des capacités de semi-autonomie, d’autonomie ou de coopération lorsqu’ils fonctionnent en groupe ou en essaims.
Le spectre d’applications de la robotique est si large qu’il concerne presque tous les secteurs d’activités économiques, industrielles, militaires et sociétales.
On dénombre douze révolutions sectorielles majeures de la robotique :
Ces douze révolutions sectorielles profitent des progrès réalisés dans tous les segments technologiques intervenant dans la conception des robots. De nouveaux acteurs souvent très agiles apparaissent dans chacun des douze marchés associés à ces révolutions. L’actuel trio de tête, Chine, USA, Russie a parfaitement identifié les enjeux et défis des douze transitions industrielles. Dans le domaine de la robotique agricole par exemple, la Chine a lancé de grands programmes de formation systématique des agriculteurs d’une province au pilotage de drones aériens d’épandage. Les sessions s’effectuent aujourd’hui sur moins de quinze jours. Les bienfaits sont multiples : élévation des rendements agricoles, diminution des délais d’intervention dans les champs, réduction de main d’œuvre et réorientation sur des tâches à haute valeur, réduction importante des volumes de produits de phytosanitaires et de traitement des cultures car les drones d’épandages ajustent la quantité de produit pulvérisé en fonction de l’imagerie de la zone à traiter. L’usage de drones aériens et terrestres optimise les volumes de produits pulvérisés et diminuent la pollution des sols et de nappes phréatiques.
La robotique militaire oblige les armées modernes à transformer et adapter leurs doctrines, leurs stratégies et leurs tactiques. L’usage de munitions rodeuses ou de drones flottant porteurs de charges explosives a modifié le cours de trois conflits récents (Arménie, Lybie et Yémen). Le terme de révolution n’est pas exagéré.
Si elles ne sont pas prises en compte assez tôt, les douze révolutions sectorielles de la robotique risquent de produire autant de (mauvaises) surprises stratégiques que de bonnes pour les secteurs d’activités, pour les industriels, pour les emplois ou les marchés concernés. Il faut ainsi généraliser les veilles technologiques exhaustives, mondiales dans chacun des douze secteurs en transition. En France, nous manquons de veilles multi-échelles menées en temps réel sur les progrès, innovations et acteurs industriels de la robotique. Parfois, certaines régions découvrent avec plusieurs années de retard qu’elles disposent sur leurs territoires de champions industriels de niveau mondial !
Les champions mondiaux de la robotique française
Les succès français d’innovation ne doivent pas se résumer à la hauteur de la levée de fonds réalisée ni au niveau de soutien des instances comme la FrenchTech et ses classements FT120 et NEXT40. La robotique française a vu naitre des champions industriels de niveau mondial, souvent dans une indifférence des pouvoirs publics. A ce titre, on peut s’étonner que les derniers classements FT120 et NEXT40 ne contiennent aucune entreprise de robotique…
En robotique aérienne, le groupe français PARROT est devenu numéro deux mondial du secteur des drones professionnels légers derrière le leader chinois DJI. Le champion français et européen PARROT a réussi l’exploit de remporter un important marché avec l’armée américaine et les services de sécurité. PARROT est une succes story mondiale qui fait briller l’innovation et l’industrie française sur la scène internationale.
Un second exemple emblématique concerne la robotique terrestre avec l’histoire extraordinaire de SHARK Robotics, petite société née en 2016 à La Rochelle qui a su se hisser sans aucune aide extérieure, sans levée de fonds, sans subvention, au premier rang mondial des robots pompiers et des batteries lithium-ion hyper résistantes. En moins de cinq ans et avec moins de quarante collaborateurs, la société SHARK Robotics a déposé plus de soixante brevets, a remporté l’Award 2019 de robotique mondiale remis par l’industrie américaine. SHARK a développé des robots efficaces et robustes pour les plus grands industriels français du nucléaire, du BTP, de l’industrie spatiale, du secteur gazier et pétrolier, de l’industrie de défense et sécurité. Le leader mondial de la robotique quadrupède Boston Dynamics est devenu client de SHARK pour équiper son robot SPOT. Lors de l’incendie de la cathédrale Notre Dame, le robot COLOSSUS a été engagé durant plus de 10 heures au cœur du brasier à plus de 800 degrés. Il a contribué à préserver la structure quand il était devenu trop dangereux d’engager des personnels dans la cathédrale. En France, chaque semaine, un robot COLOSSUS intervient au troisième sous-sol d’un parking souterrain pour éteindre l’incendie de voitures dans l’obscurité à haute température. L’exemple de SHARK Robotics nous montre qu’il est possible de partir d’une feuille blanche pour créer un champion industriel de niveau mondial sans aide extérieure.
La société PHOTONIS est l’un des leaders mondiaux de la photonique, de la vision infrarouge et de l’imagerie multispectrale. La startup DELAIR a développé le premier drone à moteur hydrogène. La liste des pépites ne s’arrête pas à ces quatre exemples. D’autres très belles aventures contribuent à l’excellence française mondialement reconnue et suscitent des tentations de rachat par des géants américains ou chinois. Lorsque les champions sont présents, les enjeux de souveraineté industrielle apparaissent très vite. Puisque nous avons des pépites mondiales, nous devons apprendre à les conserver le plus longtemps possible sur le territoire national en créant un écosystème bienveillant et une filière agile au niveau européen, capable de passer à l’échelle lorsque des levées de fonds de haut niveau interviennent.
Les succès industriels de la robotique française n’ont pas fini de nous étonner. Il me font dire que la France n’a pas dit son dernier mot en matière d’innovation !
Image par Ilderson Casu de Pixabay
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