Alors que la période estivale s’achève il est encore temps de prendre du recul et d’essayer de méditer sur le sens des développements d’une actualité scientifique et technique toujours plus chargée. Quoi de plus adaptées à cette tâche que la philosophie et la religion ? Face à un monde qui se complexifie de manière exponentielle, rare sont ceux qui osent s’aventurer sur le terrain d’une pensée simultanée entre ces trois domaines que sont la science, la métaphysique et la théologie. Philippe Gagnon (1) s’y essaye pourtant. Né à Hull au Québec, après avoir fréquenté le Collège Dominicain de Philosophie et de Théologie à Ottawa, puis des études à l’Université Laval de Québec, il entreprend la rédaction d’une thèse de doctorat en théologie et puis une seconde en philosophie. Après avoir occupé plusieurs postes dans son Québec natal, aux Etats-Unis et en France, il est aujourd’hui enseignant chargé de recherche sur la Chaire Sciences technosciences et foi de l’Université catholique de Lille, co-portée par le laboratoire ETHICS et la faculté de théologie. Il fait également partie de plusieurs sociétés savantes visant à établir des ponts entre science et religion (réseau Blaise Pascal, European Society for the Study of Science and Theology, International Society for Science and Religion…).
Retour sur sa carrière, actualité de la pensée du philosophe et mathématicien Whitehead, spécificité de la philosophie des sciences françaises, mais également réflexion à vif sur les sujets d’innovation scientifique et technique (IA, NBIC, BCI…) ainsi que sur le concept d’écologie intégrale pour lequel il organise prochainement un symposium (2), Philippe Gagnon a pris de son temps précieux pour répondre à nos questions. Une interview captivante et exigeante que l’on prendra le temps de lire et de méditer.
The European Scientist : Pouvez-vous revenir sur votre impressionnante carrière ? Comment en êtes-vous arrivé à vous passionner aussi bien pour les religions que pour les sciences et la philosophie ?
Philippe Gagnon : Il se trouve que je suis doté d’une « forma mentis » qui fait de moi quelqu’un d’habité d’une insatiable soif de connaître. La vérité de la foi chrétienne naît certes d’une rencontre, on ne pourra pas la justifier par des arguments qui viendraient exclusivement d’une expérience sensorielle empirique. Il y a aussi une expérience à des niveaux qui ne sont plus ceux favorisés par un behaviorisme que von Bertalanffy nommait la « théorie de l’homme-rat » ! Me concernant, lorsqu’on me disait qu’un sujet devait être exclu de la philosophie, depuis Auguste Comte on s’y est bien employé, j’étais sceptique. Il y a sans doute des questions inutiles qui ne sauraient comporter quelque intérêt, mais la destination ultime de l’homme n’est pas de celles-là ! Je dirais que j’ai retenu de ma fréquentation de l’œuvre de Claude Tresmontant cette conviction à l’effet que la raison n’est pas quelque chose dont nous posséderions ni la définition ni quelque estimation du champ de son étendue. Aussi, lorsqu’on me disait que telle ou telle chose n’était pas rationnelle, si on ne m’avançait pas des raisons claires, je passais outre à un tel avis. En particulier grâce à Tresmontant, le sujet qu’est la théologie naturelle en est venu à me passionner. Lui-même était surtout intéressé à montrer la compatibilité, dans une démarche bien blondélienne, entre ce qu’une raison où on aurait réinscrit la volonté portait comme aspiration, et puis la réponse du christianisme. Pour ma part, j’ai été pris du désir de travailler à solidifier cette partie de l’arc qui reste attentive à l’ordre du monde, et investigue quelle source nous pourrions lui trouver.
Comment en suis-je venu là ? Je dirais qu’une explication elle-même conditionnée ne m’intéresse pas, donc j’ai voulu aller jusque là où la plus haute atteinte est joignable. On me dira : « mais dans tout ça, comment vous prévenez-vous contre l’illusion ? » Je crois qu’on retrouverait quelque chose de la réponse dans l’expérience de Lanza Del Vasto, je n’ai pas l’espace pour la développer ici, mais elle revient à dire : on ne peut affirmer, comme le fit Kant, la relativité de toute relation, c’est comme essayer de construire une maison dans les airs et non sur le sol ; il faut qu’il y ait une relation qui elle-même ne soit pas relative.
TES. : Vous êtes également un grand spécialiste du philosophe Alfred North Whitehead, considéré comme l’un des plus brillants philosophes et mathématiciens du 20ème siècle. Pouvez-vous nous rappeler quelques-unes des principales thèses de cet auteur ? Quelle est la pertinence de sa pensée par rapport à l’évolution des sciences contemporaines ?
P.G. : Whitehead a vécu l’expérience d’être entraîné par celui qui fut d’abord son élève, Bertrand Russell, dans une aventure qui se donnait pour objectif de fonder toute la mathématique sur des principes de logique. Impressionné par l’instrument qu’il mettait sur pied, Russell a cru pouvoir déclarer tous les problèmes philosophiques solubles par une méthode d’analyse et un axiome de réductibilité. Je ne peux ici développer davantage, mais ce qu’il importe de dire c’est que Whitehead considéra fausse la manœuvre de ne conserver que les relations externes, il va aussi retenir les relations dites internes, c’est-à-dire que toutes les choses dans l’univers, si justement nous voulions les analyser, nous conduiraient à poser le problème de l’ordre et du devenir dans cet univers, mais à le faire en conjoignant les deux questions. Et l’on arrive à un résultat exactement inverse, car là où des faits isolés finissaient par être posés les uns à côté des autres, de manière contigüe et irrationnelle, pour Whitehead au contraire c’est la notion même de fait qui est construite à partir d’une coupe arbitraire. Pour en arriver là, qui nous place déjà dans la période où Whitehead fera de la métaphysique, il était passé par une période, où professeur de physique mathématique à Londres, il élabora une philosophie de la nature. Au cœur de celle-ci, il réhabilite la capacité humaine de prendre en nous en quelque sorte ce dernier par la connaissance. Whitehead va sortir de ce qu’on a parfois nommé une « parenthèse internaliste », alors qu’il remettra le connaissant dans l’univers qu’il connaît, comme une partie de celui-ci capable de se réfléchir elle-même, mais partie à côté des autres et non pas les surplombant.
Dans cette perspective, nous ne connaissons jamais le bout de rien, puisque tout objet de connaissance vient avec ses conditions, et qu’il faut les intégrer dans notre regard, tâche infinie. C’est cela faire de la métaphysique.
Whitehead a aussi l’intuition que tout s’expliquera par la forme, et en ce sens là, avec l’arrière-fond que je viens de tenter de préciser, on arrive à une vision dans laquelle la connaissance prendrait une découpe sur des formes qui restent structurantes pour le réel, qui ne font pas que venir habiter notre intériorité ou rendue possibles seulement par l’intentionnalité, et cette question se répercute sur celle de l’unité des composés. On a dit de Whitehead qu’il représenterait un anti-substantialisme, je ne pense pas que ce soit juste. Il n’a pas perdu d’occasions pour dénoncer les mauvaises habitudes que charriaient des attendus que tout ce qui est intelligible pouvait s’exprimer dans un schème logique de sujet, copule et prédicat, comme héritage d’une scolastique dégénérée. Sur ce, soit. Mais le problème de ce que ou Leibniz ou Blondel auraient nommé la substance composée, lui serait tout à fait intelligible. Avec Whitehead on trouverait comment penser toutes les formes, pas seulement celles du vivant, comme pouvoir liant, demeurant à la fois dans le réel et capable d’être nourricières pour notre esprit. Bertrand Saint-Sernin a esquissé un lien entre Blondel et Whitehead, et j’avoue que cette piste m’interpelle comme point que je voudrais continuer à approfondir.
TES. : Certains philosophes voudraient réduire la philosophie des sciences à la seule philosophie analytique. Il ne semble pas que ce soit votre cas. Est-il encore possible d’avoir une pensée philosophique sur les sciences qui soit plus ambitieuse qu’une simple réflexion critique sur la méthode scientifique ?
P.G. : La philosophie des sciences française a plus de lien avec une approche orientée vers des pratiques vécues et vers des exemples historiques ; dans un texte récent de synthèse de la philosophie française dans ce champ, J.-M. Salanskis y voyait aussi une dette envers une façon de faire initiée par Brunschvicg (chapitre dans Où va la philosophie française ?, Paris, Vrin, 2024). Cela peut surprendre, surtout pour moi qui me suis penché sur Ruyer qui, en particulier en sa première période, s’opposa à cette philosophie, mais à quoi s’opposa-t-il ? À une conception de la réflexivité, qui voudrait qu’on ait toutes les facettes d’une question à l’esprit avant de pouvoir avancer ?
La philosophie analytique est malaisée à définir, car d’une part on peut y voir un produit du linguistic turn, mais l’accès aux problèmes les plus généraux à partir d’une clarification des seules expressions langagières ne serait pas partagé par tous les protagonistes ; la métaphysique dans le dispositif actuel se retrouve partout, mais on doit aussi faire la part du dépassement de ce mythe que tout serait dans le langage, ainsi peut-on voir la philosophie analytique comme une prise au sérieux du principe que les questions rationnelles gagnent à être poursuivies à partir d’une certaine foi en ce que la raison peut déployer comme méthodes pour les résoudre. Je serais partisan d’une juste mesure, ou solution bien tempérée.
Je pense avec Evandro Agazzi que la philosophie française des sciences n’est jamais tombée dans la facilité qui consisterait à penser que l’on peut rendre compte de ce qui se passe dans un certain contexte de justification, ainsi que le nommeront les spécialistes, en proposant des modèles de raisonnement ou du cheminement de la pensée lorsqu’on avance dans la théorisation scientifique. De tels modèles, qui font appel à la logique, à sa présupposition ontologique telle que revue par Quine, et ce qui tourne autour seraient trop souvent jugés par le scientifique in vivo comme ne représentant que mal le travail qu’il a fait et les étapes qu’il a parcourues. Si on voulait toutefois caractériser ce qui fait vraiment cet « air de famille » d’une manière française de se comporter en philosophie des sciences, on ne le trouverait ni dans la polysémie d’une epistémè telle que présentée par Foucault, ni dans un « cheminement de la pensée » tel que retracé par Meyerson, puisque cela impliquait une interaction avec les grandes questions laissées ouvertes par la philosophie dès la période ancienne, et que la philosophie française, si on devait en trouver l’essence, ne se serait pas récemment comportée en valorisant cela non plus. Peut-être existe-t-il une attitude en effet réflexive et, n’ayons pas peur des mots, ayant une composante spiritualiste, à y trouver, mais c’est tout de même à une fondation phénoménologique, avec Descartes pour grand ancêtre, que nous serions reconduits. Or, que ce soit chez Husserl, chez Heidegger, ou dans la phénoménologie postérieure à ce que Janicaud nomma le tournant théologique, on risque d’avoir tellement isolé les problèmes dans une méthode internaliste, que la respiration du monde lui-même n’est plus entendue. La philosophie analytique peut avoir cet avantage de contribuer à fonder un réalisme qui rejoint la conviction du sens commun qu’il est un monde nourricier pour l’intelligence, et elle peut aussi contribuer à mettre en valeur une approche des choses respectueuse du travail de la raison définie par une marche en avant où, je le disais, elle découvre elle-même ses propres capacités, mais en respectant ce qui a tenu et qui peut servir de norme et d’exemple canonique de procédures bien conduites.
TES. : Le vingtième siècle a été marqué par un divorce entre la science et la philosophie. À part quelques rares exceptions (en France on pense à Ruyer ou Simondon) peu de philosophes ont fait de la science un axe central de leurs œuvres. Inversement peu de scientifiques ont osé philosopher. Quelle est votre explication ? Pensez-vous que cela puisse changer ?
P.G. : Ici nous retrouvons un aspect de la dernière question posée. S’il y a eu ce divorce entre la science et la philosophie, c’est en bonne partie parce que les philosophes ont voulu continuer à chercher le pourquoi des choses dans l’échafaudage de généralités. Leur reprocher est délicat, car ce serait aussi montrer peu de conscience de ce qu’essaie de faire la philosophie. Car en effet, à aller aux choses directement, on risque de vouloir parler pour elles, les faisant entrer coûte que coûte dans notre modélisation sursimplifiée du réel. Comment sauver cette précision dont nous aurions besoin, et dont Bergson confiait qu’elle avait bien manqué aux philosophes, tout en continuant à nous laisser interpeller par les aspects qui demandent d’entrer dans une saisie de la profondeur cachée des choses, dans le règne de l’essence ? Disons que Whitehead dont nous avons dit un mot, avait suggéré, plutôt que de s’en remettre à une théorie qui prétendrait contenir toute la raison dans une seule appréhension ou définition, de voir en notre dynamique existentielle la présence de deux aspects, il les nommait la raison d’Ulysse et la raison de Platon. La première c’est celle dont l’approche est consonante à la physiologie : quand les organes marchent bien, quand l’homme identifie et exploite les plaisirs qu’il convoite, que chercher d’autre derrière ? Et Whitehead de remarquer que la vision qui organise tout le vécu de multiples entités en interaction selon ce seul critère devient paralysante, unilatérale, ne sait plus se remettre en question, et conduit à une fatigue et à un dégoût de la vie. La raison à visée contemplative, qui va tenter de porter à la lucidité plus grande notre approche de ce qui ne se laisse pas réduire à l’opératoire, tel que la beauté ou la justice, nous oblige à repenser le partage de ce qui se laisse saisir et de ce qui résiste et continue à interpeller.
Autant a-t-on vu des philosophies dites d’inspiration scientifique, qui n’ont guère proposé autre chose qu’un commentaire de la science, et qui se sont plus ou moins liquidées elles-mêmes, et puis des efforts philosophiques qui se sont comportés comme si la science n’était qu’une vulgaire référence à la quantité, on peut tout de même mettre en lumière de quelle manière nous avons vu nombre de pratiques scientifiques au xxe siècle développer en leur sein, à partir de leur questionnement le plus central, une conscience de ce que la limite de ce à quoi pouvait prétendre la toute-puissance conquérante technicienne se devait d’être marquée. On a parlé d’épistémologies régionales, mais il y a eu aussi un surgissement d’éthiques régionales qui mérite d’être souligné.
TES. : L’IA avec les LLM, Les NBIC avec Crispr-Cas 9 ou encore BCI (Brain Computer Interfaces) avec Neuralink, ces trois secteurs connaissent des percées foudroyantes qui risquent de transformer à jamais l’avenir de l’humanité. Le philosophe a-t-il un rôle par rapport à la maitrise de ces évolutions technologiques et si oui lequel ?
P.G.: La question posée de cette manière me semble avoir plusieurs étages de signification et nous n’aurons évidemment pas tout l’espace ici pour faire ressortir l’entièreté des aspects implicites. Disons que ces technologies en effet foudroyantes ont une puissance de calcul, de suréchantillonnage et de modélisation qui est sans vécu ou sans devenir au sens où elle ne peut penser un monde meilleur ou un monde différent, mais qui va obéir à notre commande qui consiste à trouver dans celui que nous avons devant les yeux des corrélations et à prendre ces dernières comme signifiantes de nouveaux possibles ouverts. Certains diraient que nous devrions, parvenus à ce point, devant la mise en commun de toutes ces données disponibles, oublier l’adage qui verrait dans la technologie une tentative de faire marcher les choses, même en allant récupérer cette dimension magique du réel qui obéit on ne sait trop comment à toutes nos commandes et que savait encore faire ressortir un Simondon par exemple. Nous aurions donc une épistémologie d’un inconnu, qui irait au-delà du « faire pour comprendre » mais qui ne saurait pas non plus nous donner accès à un réel contenu dans la loi ou contenu dans quelques principes simples, et où on inverserait cet adage pour nous permettre, en comprenant, de savoir faire par la suite. Or ce qui est frappant, et ce que le philosophe doit en effet je le crois faire ressortir, c’est que cette représentation des choses n’est qu’un échantillon de ce qui est disponible en termes de comportements adoptés, de pratiques effectuées, et donc d’exemples disponibles. On est devant une saisie qui vient ramasser ce qui se fait, qui généralise et qui synthétise d’une manière plus rapide et plus puissante que ne le pourrait aucun de nos esprits, beaucoup trop limités et fragmentaires dans leur capacité d’analyse. Mais qu’est-ce que nous avons alors devant les yeux ? Ce n’est qu’une figure particulière du monde, mesuré à partir de certains aspects ostensibles, et exposée tout entière dans cette clairière de l’être dont Badiou avait avec raison reproché à Heidegger de faire dans son ontologie de la présence la totalité de la vérité tout entière disponible dans quelque espace public.
Dans tout ce processus, à aucun moment un automate de connaissance n’a été en mesure de se demander : ces pratiques sont-elles bonnes, sont-elles les meilleures ? À aucun moment un jugement n’a pu être porté.
Or ce que l’on trouve à creuser l’affaire, c’est que peut-être ces serviteurs d’une rationalité déductive, algorithmique et systémique nous auront-ils rendu service, mais ce n’est peut-être pas le service auquel on pourrait s’attendre. Loin de nous indiquer le chemin sur lequel avancer, et là nous pouvons faire référence à la raison d’Ulysse qui faisait partie de la réponse à la question précédente, ces dernières seraient des sortes d’esclaves récupérant des tâches qu’ils savent computer et produire mieux que nous certes. Mais n’y aurait-il pas là, pour le philosophe, mission de faire découvrir une toute autre terre inexplorée, une terra incognita, un continent nouveau qui est celui d’une véritable créativité dans l’invention, c’est-à-dire dans la capacité de penser des mondes possibles autrement ? Au fond, nous retrouvons le passage interdit du fait au droit, qu’on a nommé le sophisme naturaliste dans les études en éthique, et qui montre bien que de répondre à notre quête de sens en disant soit c’est dans la nature, ou encore il faut suivre la nature, en soi ne conduit pas très loin. Il y a pour l’homme une mission d’orienter et de spiritualiser sa nature et la nature qui d’une manière certaine ne sera jamais téléchargeable dans un automate aussi performant soit-il.
TES. : Elon Musk veut développer la plus puissante des IA afin, dit-il, d’améliorer la connaissance de la vérité et de repousser les limites de notre conscience (3)… Qu’en pense le philosophe ? Il veut également réparer puis augmenter les capacités de l’homme avec Neuralink (4). Qu’en pense le théologien chrétien ?
P.G.: Je crois que sur ce point s’il est question d’améliorer la connaissance humaine pour qu’elle puisse atteindre la vérité et de repousser les limites de la conscience, nous serons justement devant un modèle qui va se conformer à nos pratiques et qui sera informé par ces dernières.
Si l’on ne croit pas à l’âme comme centre de l’homme, on ne peut comprendre que face au connaître tout n’est pas exposé soit dans l’accumulation de données, soit dans l’inférence à laquelle nous arriverions fut-ce avec des algorithmes que nous pourrions qualifier de dopés. Connaître c’est y aller certes, mais aussi retenir le moment de la décision et ainsi suspendre de manière appropriée un jugement, et ceci parce que dans le sensible il y a déjà une synthèse qui se fait et qui est rationnelle.
Une partie de la question tient dans la supériorité humaine, laquelle dépend du fait que l’homme a une subconscience, ou si l’on préfère le dire ainsi, que la conscience est forcément étalée sur plusieurs niveaux. Ce n’est pas ici que nous allons régler la question du panpsychisme, qui consisterait à se demander si la connaissance et l’intelligence peuvent s’inscrire dans la plus petite partie du réel ou si elle ne serait que la pointe d’une sorte d’iceberg qui ne la précontiendrait pas puisqu’elle serait émergente, mais tout de même nous devons reconnaître que cette question de la subconscience est pertinente au traitement de ce problème. La métaphysique de Raymond Ruyer, que j’ai longuement travaillée, porte un coup fatal à ce type de conviction exprimée dans la dernière de ces deux options. À l’égard de la réparation des capacités de l’homme, la réponse n’est peut-être pas d’un seul tenant. Notre nature est tarée, nous n’avons pas en tant que tel à nous soumettre à tout ce qui existe en elle ou à tout ce qu’on y trouve, et une mission à son égard nous enjoint en effet de la restaurer dans sa capacité ; à supposer que nous trouvions par exemple comment surmonter une barrière de potentiel dans la dynamique de fonctionnement neuronal, qu’est-ce qui éthiquement nous empêcherait d’y aller ? Ce n’est pas là ou on fera une objection. Cependant, notre nature est faite pour se recevoir d’autrui et entrer en relation.
Ce qui pourrait inquiéter, et on le voit aussi en lien avec la première partie de la question, si l’on n’a cultivé que l’image d’une sorte de surhomme qui surtout ne devrait jamais avoir besoin d’autrui, on sera orienté vers un remplissement indéterminé de la nature de l’homme, une complémentation de sa nature où, en voulant lui donner le summum et le maximum, on lui demandera en fait de renoncer à la terre promise et de se contenter, en langage biblique, des « oignons d’Égypte » (Nb 11,5) !
TES. : Vous vous intéressez au concept d’écologie intégrale, sujet sur lequel vous organisez un symposium prochainement. Comment définissez-vous ce concept ? Selon-vous, l’écologie est-elle une science, une religion, une idéologie ou un peu des trois à la fois ?
P.G. : Il semble qu’inévitablement sur la question de l’écologie l’on devra s’en remettre de quelque manière à un regard qui permette de voir ensemble toutes les relations constitutives d’un écosystème. Mais est-ce cependant cette notion de système étendu qui viendra commander la vision qu’on en prendra ? La méthodologie scientifique s’oppose à considérer en même temps autant de variables, il n’y a de science que du général dit-on depuis Aristote, mais obtenue dans un contexte d’inscription singulière. Pour en arriver ainsi à l’écologie, on a dû élargir ce regard et peut-être quitter quelque chose de la scientificité, du moins telle que nous la définirions à partir d’un postulat d’empiricité. Qu’est-ce qui est derrière cet élargissement du regard, on peut se le demander, par exemple y a-t-il à considérer le panthéisme et le romantisme que charriaient la pensée de Haeckel, que l’on crédite d’être le fondateur de cette vision écologique, du moins dans ses premières délimitations ? Je me souviens d’avoir entendu les propos d’un théologien aux États-Unis qui exprimait sa lassitude devant les termes-clefs de l’écologie qui voulaient s’insérer justement dans la réflexion théologique, et qui faisait valoir que nous devons parler d’un cosmos qui est création, et non pas d’un écosystème ou encore d’un environnement. Or le pape François a quelque peu coupé l’herbe sous le pied des tenants d’un tel point de vue, puisqu’il a proposé de fonder l’écologie sur un quaternaire de relations, à la terre, aux autres vivants, à soi-même et à Dieu. En effet, l’aspect religieux semble en être constitutif, et la réaction des militants de l’écologie que nous avions invités à Lyon en 2019 pour un colloque sur le sujet pour moi ne laissait aucun doute : les non-croyants nous disaient leur embarras et leur rejet finalement de l’expression de « fraternité cosmique », puisqu’ils insistaient à rejeter cette caractérisation franciscaine. Mais nous voyions bien que l’aspect cosmique les irritait, ou pire qu’ils y étaient indifférents, puisque les problèmes de l’écologie nous concernent d’abord ici sur terre.
Ce déclassement de la cosmologie est un signe que, même si nous parvenions à détecter un aspect religieux à l’écologie intégrale, et pas besoin semble-t-il d’être grand clerc pour cela, tout de même le rejet de la dimension religieuse coupe du même coup un souffle immense auquel pourrait se ressourcer l’appel à vivre une écologie intégrale, puisqu’à bien y réfléchir, nous retrouverions un appui à ses perspectives dans une cosmologie qui est interaction avec un divin attentif aux opportunités créatrices, telle que nous l’aurions dans cette vision whiteheadienne et plus généralement du procès à laquelle mon propos plus haut s’est arrêté en réponse à l’une de vos questions. Mais alors, c’est moins d’une quête religieuse qu’il s’agit que d’une quête métaphysique.
- https://univ-catholille.academia.edu/PhilippeGagnon
- https://theologie-catholille.fr/2023/12/19/international-conference-october-9-11-2024/
- https://youtu.be/d8z2guJD9-g?si=yCpWdqf4InSotHQY
- https://youtu.be/Kbk9BiPhm7o?si=rqATl8vhmnCzPpWV
Références
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Desanti, J.-T., La Philosophie silencieuse, ou critique des philosophies de la science, Paris, Seuil, 1975.
Gagnon, P., La réalité du champ axiologique. Cybernétique et pensée de l’information chez Raymond Ruyer, Louvain-la-Neuve, Éd. Chromatika, 2018.
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Salanskis, J.-M., « Épistémologie et philosophie » in Où va la philosophie française ?, I. Alfandary, S. Laugier et R. Zagury-Orly (dir.), Paris, Vrin, 2024, p. 241-248.
Simondon, G., Du mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier, 2012 (1958).
Tresmontant, C., Essai sur la pensée hébraïque, Paris, Cerf, 2017 (1953).
– Introduction à la théologie chrétienne, Paris, Seuil, 1974.