Alors que la santé publique est sous tension, il est devenu impératif de trouver rapidement des solutions concrètes pour faire évoluer ce secteur. C’est ce que fait Jean De Kervasdoué dans une note publiée pour l’Institut Diderot intitulée Santé, Évolutions mondiales, problèmes français. Après s’être interrogé sur pourquoi « La France s’adapte mal à l’évolution de la médecine et à la transformation de sa démographie », il propose des mesures simples à mettre rapidement en œuvre. L’Economiste de la santé, auteur de nombreux ouvrages sur le sujet a bien voulu nous accorder un entretien pour nous présenter ces analyses et propositions : innovation, démographie, capitation, IA… il aborde de nombreux thèmes.
The European Scientist : Dans la nouvelle note que vous venez de rédiger pour l’Institut Diderot vous montrez que la France s’adapte mal aux évolutions de la médecine mondiale et notamment à l’innovation. Quelles-en sont les raisons ?
Jean de Kervasdoué : Il est nécessaire de distinguer la contribution de la France à la « production mondiale de l’innovation » et sa capacité à permettre, pour ses habitants, « l’accès à l’innovation mondiale». Le Monde innove en effet. On publie aujourd’hui chaque année de l’ordre de 800000 articles qui traitent de médecine ou de biologie fondamentale dans les revues à comité de lecture.
Commençons par la production d’innovations. Si la recherche française est de qualité et si le crédit « impôt-recherche » est un mécanisme efficace pour accompagner les start-ups médicales au cours de leurs premières années d’existence, il est très difficile en France de dépasser la barre des 10 millions d’euros. Trop souvent, à ce stade, les entreprises quittent alors le territoire national. Les innovations apparaissent ailleurs. Les exemples abondent et pour n’en citer qu’un : la prothèse valvulaire, le TAVI, fut inventé par un Français et développé aux Etats-Unis.
L’accès à l’innovation est un autre sujet. Il est connu assez bien pour les médicaments qui passent par deux étapes : une autorisation de mise sur le marché, suivie d’un accord tarifaire avec l’assurance maladie. Il l’est moins pour les autres équipements, actes de biologie, radiologie et de radiothérapie qui pourtant passent par le même type de processus mais qui n’ont pas toujours derrière eux une puissante industrie qui pousse à l’inscription d’un acte à la nomenclature ; pourtant cette étape est nécessaire pour que le malade soit remboursé.
A contrario, une fois l’acte inscrit, se pose une autre question qui est l’ajustement de son tarif, or même si son coût baisse, l’assurance maladie ne le modifie que très rarement ce qui crée des rentes. La très médiocre gestion de ces nomenclatures a donc des conséquences financières et médicales. Dans le domaine de la biologie par exemple, un biologiste m’a avoué qu’il avait mis six ans pour obtenir une autorisation pour un examen… les circonstances du Covid aidant, un dossier comparable a pu être bouclé en 3 semaines.
Le non accès à l’innovation du fait de procédures tatillonnes, voire inadaptées est un vrai sujet. Ainsi, il a été découvert en radiothérapie des flashs qui produisent une grande quantité d’énergie en très peu de temps ce qui permet d’avoir un seul traitement pour certains cancers ; hélas, il n’y a toujours ni autorisation, ni nomenclature.
On pourrait citer une quantité d’autres exemples qui laissent penser qu’au train où cela va, la révision de la nomenclature prendrait 300 ans.
Il y a donc à la fois des rentes, un non accès à l’innovation, des surprescriptions, des sousprescriptions et des prescriptions inadaptées du fait de l’incapacité à gérer correctement les innovations techniques.
L’autre conséquence, et elle est majeure, est que cette pléthore de connaissances conduit à une spécialisation des professions de santé et donc à une double division du travail. Il y a 70 ans il y avait des chirurgiens, puis sont apparus les orthopédistes et maintenant il y a des spécialistes de la main, du genou, de l’épaule ou du rachis… En cardiologie il y existe 11 sous-spécialités… Si bien qu’au total, il y a environ 220 spécialités médicales et 200 autres métiers de la santé et du social. Il faut les coordonner au lit du malade ce qui n’est pas toujours facile mais surtout à domicile or ce n’est pas le médecin traitant payé 26 € la consultation qui va pouvoir le faire.
En outre, cette évolution signe la mort des petits hôpitaux car ces spécialistes n’auront pas assez de patients pour les faire vivre : plus les médecins se spécialisent, plus les hôpitaux doivent recruter sur une base plus grande : nous avons environ 3000 hôpitaux et cliniques en France alors qu’on en aurait besoin de 700.
TES. : Comment expliquer que l’on soit passé d’un «système de santé que le monde entier nous envie » – comme certains politiques le clamaient il y a encore quelques années – au modèle dysfonctionnel que vous décrivez dans lequel ne fonctionnent ni la médecine de ville, ni l’hôpital, ni les EHPAD.
JDK. : Notre système a été classé « premier » par l’OMS en l’an 2000. Il est vrai qu’il était il y a un quart de siècle parmi les excellents systèmes ; il demeure dans les bons systèmes ne serait-ce que parce qu’il est accessible à tous, ce qui n’est pas le cas partout sur la planète…. En outre, certains pays, comme le Royaume Uni, considèrent les prothèses de hanche ou l’opération de la cataracte comme des opérations de « confort » et les patients attendent dix-huit mois avant d’être opérés. Depuis 2000, en France le système s’est détérioré faute d’avoir pu, voulu ou su réaliser des réformes structurelles.
Commençons par la médecine de ville. En gros elle n’a pas bougé depuis 1930 quand on a défini les grands principes de la médecine libérale : payement à l’acte, liberté de choix, liberté d’honoraires, liberté de prescription, liberté d’installation. Ces principes demeurent dans leur ensemble, même si l’acte est le plus souvent conventionné. Or, aujourd’hui les bénéficiaires des soins médicaux sont surtout, comme moi, des personnes âgées. Ainsi, je suis cardiaque et asthmatique. Opéré d’un quadruple pontage coronarien il y a un an, la prise en charge à l’hôpital fut parfaite. Les choses se compliquèrent vite en ville car il y avait une interaction iatrogène entre certains de mes médicaments ; quant à la rééducation cardiaque, elle fut efficace, mais pendant six semaines personne ne m’a demandé si j’avais mal. C’était le cas, mais les cardiologues ne s’intéressent pas aux douleurs, ce sont les neurologues …
Ceci n’est qu’un exemple mineur, mais en règle générale, qui suit les suites post-opératoires une fois que le patient est revenu à domicile ? Tous les patients n’ont pas de médecin traitant, quand il existe, il n’est pas toujours facile de le voir, en outre les personnes âgées sont toutes polypathologiques or les interactions entre les médicaments sont des factoriels du nombre… donc pour 10 médicaments il y a plus de 3,6 millions d’interactions possibles !
Si bien que de 25 à 33% des admissions dans les services d’urgences sont liées à des maladies iatrogènes (dues à la médecine). Il faut donc organiser cette coordination soit en créant des réseaux de soins, soit en payant généralistes, pédiatres et gériatres, non plus à l’acte, mais à la capitation, c’est-à-dire en leur versant un forfait annuel.
Pour l’hôpital depuis 50 ans il s’est étatisé et lourdement bureaucratisé. Aujourd’hui l’Etat décide de quasiment tout : les nominations, les statuts, les budgets, les spécialités médicales, les équipements… En outre, ces statuts sont rigides : quand on pense qu’à l’hôpital public tous les médecins sont payés de la même façon, qu’ils soient réanimateurs, cardiologues, biologistes… qu’il vivent à Cannes, à Sarreguemines ou à Pontivy. L’hôpital n’est pas libre de s’organiser comme il l’entend et l’Etat essaye vainement de le gérer en imposant un nombre incroyable de normes. Rien que pour les questions de sécurité, il y a plus de 43 familles de règlements dont certains sont contradictoires. Cette incontinence textuelle est de la folie !
En ce qui concerne les Ehpad il n’y a pas assez de personnel soignant : une infirmière pour 80 pensionnaires ce n’est pas suffisant. En outre, le financement des places se partage entre la sécurité sociale, les départements et la personne prise en charge (ou sa famille) ce qui conduit à des débats aussi anciens que sans fin, car le problème du département c’est expliquer que les vieux sont malades pour que l’assurance maladie paye et le problème de l’assurance maladie c’est d’expliquer que les malades sont vieux pour que ce soit le département.
TES. : Vous insistez sur le fait que le marché de la santé n’est pas un marché comme les autres. Selon-vous le patient n’est pas l’acteur central, la concurrence semble inefficace et les systèmes totalement pilotés par l’assurance maladie également. Que faire ?
JDK. : Kenneth Arrow a eu un prix Nobel d’économie pour avoir montré que comme l’information entre un patient et son médecin est asymétrique il y a notamment des dangers d’abus car le patient ne peut apprécier la qualité des soins qu’il obtient. Mais, pour moi, il faut avancer encore d’un pas car quand un patient va voir un médecin, il ne vient pas acheter un médicament, un examen un diagnostic ou une intervention chirurgicale, il vient parce qu’il se sent mal et veut aller mieux. De fait, il achète de la confiance. L’acteur central n’est donc pas le patient mais le médecin qui transforme cette demande floue en prescriptions diverses. Dans les pays où il n’y a pas d’assurance sociale, les gens pensent que les bons médecins sont les médecins chers. Aussi, les Riches prennent des assurances qui les remboursent, les un peu moins riches des assurances moins généreuses et ainsi de suite, si bien qu’avec le temps la concurrence produit de l’inflation…
Ce n’est pas toujours le cas, bien entendu. Pour les raquettes de tennis ou les automobiles la concurrence a fait baisser les prix et en a amélioré, mais ce n’est pas le cas de biens intangibles comme la confiance. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans le scandale des EPHAD quand les familles ont découvert que la concurrence ne garantissant pas la qualité des soins et que donc que ce n’était pas parce que c’était plus cher que c’était mieux.
Or, quand il n’y a pas de marché le seul système c’est le rationnement. Dans le domaine de la santé tout est rationné : les médecins (numerus clausus), les hôpitaux et les pharmacies qui ne peuvent pas s’ouvrir sans autorisation et au rationnement physique s’ajoute un rationnement financier et notamment l’ONDAM (objectif national des dépenses d’assurance maladie) mais aussi un rationnement microéconomique : les tarifs de chaque médicament, de chaque acte sont des « tarifs ». Un prix est défini librement entre l’acheteur et le vendeur, un tarif est décidé par quelqu’un et cela change tout.
TES. : Le rationnement semble selon-vous à ce jour la seule solution que l’Etat ait trouvé pour sortir de l’impasse. N’est-ce pas effrayant ? D’autant plus quand on apprend que les déficits publics ont grimpé à 5,5% du PIB.
JDK. : ll y a une incompréhension sur la définition de « rationnement ». Une fois encore, à partir du moment où il n’y a pas de marché, il n’y a pas de prix, mais un tarif fruit d’une décision administrative. On voit la conséquence de ce rationnement aujourd’hui : comme nos tarifs de médicaments sont bas, on a des ruptures de stocks, car les fournisseurs mondiaux ne s’empressent pas de nous livrer. Par ailleurs on a très mal ajusté le numerus clausus des médecins en ne prévoyant pas le vieillissement de la génération du baby-boom et la féminisation de la profession médicale. Qui dit rationnement dit état, planification et … compétence.
Il eut donc fallu tenir compte du facteur démographique et des trois âges importants de la politique sociale : l’âge de la retraite, 70 ans qui est l’âge moyen des patients hospitalisés et 83-85 qui est l’âge de la dépendance. Or, la génération du baby-boom commence en 46-47 et se termine en 73-75 ; avec elle évolue la demande de soins. Rien n’a été prévu, même pas ce qui va arriver en 2030 quand elle rentrera dans les âges de la dépendance.
Quant à l’efficacité du rationnement, pour sourire, en 1941, sous le régime de Vichy, il fut constaté qu’il y avait deux fois plus de pharmacies dans le sud que dans le nord de la France. A partir de cette date, il a fallu une autorisation administrative pour ouvrir une nouvelle pharmacie. 83 ans plus tard cette autorisation est toujours en vigueur et il y a toujours deux fois plus de pharmacies dans le sud que dans le nord ! Autre exemple plus lourd de conséquences : malgré les mécanismes de rationnement, il y a une très forte inégalité entre les régions pour le nombre de scanners par milliers d’habitants, d’où des retards de diagnostics.
TES. : Vous constatez que la médecine libérale française n’a pas évolué depuis 1930 alors que la médecine mondiale est « devenue efficace et socialisée » ? Faut-il envisager de faire évoluer la relation patient-généraliste ? Vous proposez un mode de paiement dit « à la capitation ». Pouvez-vous nous expliquer ?
JDK. : Il existe trois manières de payer les médecins : l’acte, le salariat et une méthode simple qui est le forfait annuel (la capitation). La règle pour les généralistes ou pour les pédiatres dans les pays du nord est ce forfait annuel. Ils sont payés sur une année pour suivre monsieur Dupont ou madame Durand. De surcroît, il me semble que c’est beaucoup plus noble de payer un médecin pour suivre quelqu’un que pour faire des actes. C’est la règle au Danemark, en Norvège, au Royaume-Unis et de plus en plus aux USA. En outre, il se trouve que quand c’est le cas prescrivent beaucoup moins d’actes pour leurs patients. On peut donc augmenter alors sensiblement leur rémunération. Un généraliste prescrit en moyenne 4 fois ses honoraires… avec la capitation cela tombe à 2 fois.
Il faudrait donc des maisons médicales avec 6 ou 7 médecins payés à la capitation pour une population d’environ 30000 habitants. Le week-end de garde et la nuit, ils seraient payés à l’acte, mais le reste du temps ils le seraient au forfait. L’avantage de ce système est en outre de ne pas être sensible à l’inflation (le médecin n’est pas davantage payé s’il fait plus d’acte).
Bien évidemment je suis pour la liberté de choix et il ne s’agit pas de forcer les médecins de quitter la rémunération à l’acte, mais il faut savoir que dans les pays qui ont proposé la capitation, 80 à 90% des médecins ont opté pour.
TES. : Selon vous le malaise de l’hôpital est « qu’il y a un intérêt commun des deux grands pouvoirs qui structurent la vie hospitalière pour le statu quo. Il s’agit de l’État et du corps médical. » N’y-a-t-il pas également une forme d’immobilisme qui vient de là sur-administration ?
JDK. : Il se passe dans la médecine la même chose que dans l’éducation, où le système tient par un équilibre antagoniste entre l’Etat et les syndicats de profs ; dans les hôpitaux c’est entre l’Etat et la corporation médicale.
Ainsi la rémunération d’un médecin ne dépend pas de son hôpital mais de son statut, ils sont donc indépendants des pouvoirs locaux. Par ailleurs le numéro deux de l’hôpital, le président de la CME (Commission médical d’établissement), est élu par la corporation. Le système est bureaucratico-corporatiste. Dans tous les autres pays au monde, le « Chief of medical staff » de l’hôpital est nommé par l’hôpital, il n’est pas nommé par la corporation. La conséquence de tout cela, c’est la paralysie.
TES. : Tout le monde parle aujourd’hui des nouvelles opportunités technologiques de l’intelligence artificielle. C’est particulièrement vrai dans le monde de la médecine. D’une manière générale peut-on y voir une planche de salut ? Voyez-vous des applications qui pourraient permettre de résoudre certains problèmes auxquels fait face notre pays pour gérer son système de santé ?
JDK. : C’est une évolution majeure. Je ne parlerais pourtant pas de planche de salut. Cela permet incontestablement d’améliorer la qualité des soins, c’est à dire, notamment pour tout ce qui est imagerie, l’intelligence artificielle fait mieux que l’œil humain. Ce qui va être lourd de conséquence c’est qu’aujourd’hui quand vous énumérez vos symptômes, Chat GPT semble avoir souvent un diagnostic plus juste que la majorité des médecins, si j’en crois la presse américaine.
Comment vont réagir les médecins quand un malade leur dira « j’ai consulté une IA ou Chat GPT, voilà ce que j’ai ». Le dialogue va prendre une nouvelle dimension, bénéfique sans doute, mais il va falloir s’ajuster.
Par ailleurs, sur d’autres champs, il y a des applications immédiates pour la recherche médicale, l’aide au diagnostic et l’aide à la thérapeutique. Cela va être passionnant, mais puisse l’administration française prendre la mesure de cette révolution.
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