Alors que des projets de forêts primaires déchainent les chroniques, que certaines ONG fustigent le concept de coupes rases et que le réchauffement climatique a un impact certain sur nos bois, Bernard Roman-Amat remet les pendules à l’heure au sujet de la forêt et traite toutes ces questions dans une interview qu’il a bien voulu nous accorder. Membre titulaire de l’Académie d’agriculture depuis 2015, cet ingénieur agronome INA P-G (1974), ingénieur du GREF option « forêts » et Docteur-ingénieur en développement et amélioration des végétaux Paris-XI Orsay (1984) a effectué toute sa carrière dans différents organismes dédiés à la gestion des forêts, dont l’ONF (1).
The European Scientist : Estimez-vous qu’une forêt vivante est une forêt dont le bois n’est pas exploité ?
Bernard Roman-Amat : Le terme forêt vivante n’est pas bien clair. Ce n’est pas un terme scientifique. Une forêt « en bon état », on ne sait pas vraiment ce que cela signifie. Et surtout il n’y a pas de lien entre l’absence d’exploitation d’une forêt et son « bon état ». Au contraire une forêt non exploitée peut être une forêt qui va mal et qui va vers des problèmes sanitaires ou une phase d’effondrement des arbres par leur grand-âge. Donc ne pas exploiter une forêt n’est pas une recette pour que la forêt aille bien. Bien au contraire ce peut être une recette pour qu’elle aille mal. Par exemple, si dans une zone méditerranéenne vous n’exploitez pas la forêt, vous accumulez du bois sur pied, ce bois est combustible et quand un incendie survient, la gravité de l’incendie est accrue par la masse de combustible accumulée. Les drames que connaissent à répétition les états de l’Ouest américain en sont un parfait exemple. Beaucoup d’incendies sont dûs à l’accumulation de combustible résultant de l’arrêt de l’exploitation de ces forêts.
Un deuxième effet est que, livrée à elle-même, une forêt peut voir sa composition en espèces évoluer. On a un très bel exemple en forêt de Fontainebleau. Le Rois Louis XIV souhaitait y voir des endroits où l’homme n’intervenait pas. On a mis des zones en réserve sur certaines parcelles faites de chêne et de hêtre, et progressivement le hêtre a supplanté le chêne… Les vieux arbres de chêne se sont effondrés sur eux-mêmes et le remplacement s’est fait par du hêtre. On sait que le hêtre n’est pas une espèce d’avenir à Fontainebleau. Il est plus sensible à la sécheresse. Un couvert d’arbres adultes de hêtre interdit la germination de jeunes chênes et même dans certains cas, le hêtre interdit sa propre régénération sous son couvert, tellement ce couvert est dense et sombre. C’est fréquent dans la partie nord de la France : dans les forêts où sont mélangés hêtre et chêne, ne plus récolter de bois c’est s’assurer que le hêtre va éliminer le chêne. Sur le plan écologique et sur le plan des risques cela peut être très dommageable. Le hêtre, qui est un compétiteur redoutable, pourra générer des peuplements instables. Un cycle pourra recommencer mais seulement une fois que la population de hêtres se sera effondrée sur elle-même. Cela se passe à l’échelle de millénaires… Ne pas récolter les forêts ce n’est pas nécessairement assurer des forêts vivantes pour l’avenir.
En métropole, l’homme vit avec la forêt et la forêt vit avec l’influence de l’homme depuis des millénaires. La Gaule n’était pas entièrement boisée. A la conquête par César, il y avait déjà une fraction significative du territoire qui avait été déboisée. Les Gaulois vivaient avec le bois. Les défrichements se sont amplifiés avec le temps.
On remarquera que l’homme a cantonné les espaces forestiers sur les sols les plus pauvres, conservant les meilleures terres pour son agriculture. A cela s’ajoute le fait que certaines espèces ont été introduites par l’homme. Il y a plusieurs grands exemples : le plus ancien c’est le châtaignier. On pense qu’il a été introduit par les Romains. Au 16ème siècle vous avez eu le robinier – le faux acacias – qui a gagné beaucoup d’espace. Au 19ème siècle, une extension très importante du pin maritime. Toute la Gascogne, 1 million d’hectare de pin maritime ont été plantés de la main de l’homme. Le Douglas enfin qui a été introduit à la fin du 19ème siècle. En France, on ne peut pas séparer les forêts de l’homme.
On a beaucoup de forêts où l’homme a favorisé le chêne aux dépends du hêtre. L’homme pour ses besoins de bois de feu a favorisé le chêne. Si on coupe un chêne il rejette de souche ce qui est favorable à la production de bûches. Beaucoup de forêts sont le reflet d’une sylviculture qui a été appliquée pendant des siècles.
TES. : Partagez-vous la conviction du ministère de l’Agriculture selon qui « une forêt ça se protège et ça se cultive ».
BRA : La réponse est oui. Ca se protège oui, le terme protection concerne beaucoup le foncier. La première sauvegarde d’une forêt, c’est de faire en sorte que ses limites soient claires sur le terrain et ne soient pas franchies. Certains agriculteurs rognent les limites. Il convient de sécuriser le foncier. C’est désormais le cas en général.
Il faut la protéger dans la partie méditerranéenne contre les incendies.
Ca se cultive : si on gère une forêt sans y faire régulièrement des coupes, on va avoir une augmentation de la densité. Le nombre de tiges par hectare et le volume va augmenter. Il y a des lois biologiques qui régulent si vous laissez la forêt à elle-même. Une fois qu’un seuil de densité est atteint, la régulation naturelle se fait par mortalité. Le peuplement se charge en bois mort. Dans la sélection naturelle, il y a du bois mort et le risque incendie qui augmente rapidement.
Dans les forêts d’épicéa il Il y a périodiquement des insectes qui viennent attaquer les arbres vivants. Les femelles d’insectes pondent des œufs sous l’écorce et cela peut tuer les arbres. Le forestier avertis se rend compte qu’il y a des petits trous. Il peut couper ces arbres infestés et éviter la prolifération de l’insecte. Cela permet d’empêcher le phénomène de colonisation de proche en proche.
Dans les forêts qui sont gérées, l’épidémie peut être empêchée à la source, et sinon elle risque de se propager. On peut alors avoir des phénomènes de mortalité massifs sur des milliers d’hectares.(Il s’agit d’attaques par des scolytes).
Une autre conséquence de la non-gestion, c’est la croissance des arbres donc la production de bois qui ralentit avec l’âge. Avec le temps, on produit aussi des arbres de très gros diamètre qu’une scierie ne peut plus prendre en charge.
L’art du sylviculteur c’est de conduire le nombre d’arbres à l’hectare de ses peuplements de façon à optimiser le nombre d’arbres intéressants pour l’économie. Quand vous êtes avec des résineux de 35 à 60 cm de diamètres, les arbres au dessus de 75 cm de diamètre, les scieries ne peuvent pas s’en occuper.
Sans la gestion, on se retrouve soit avec des arbres trop minces soit avec des arbres trop gros. La sylviculture régularise les peuplements et optimise.
Le sylviculteur étudie les sols, l’eau, et s’occupe aussi de l’accueil du public. Il va choisir
les espèces en fonction de certains objectifs. Il s’occupe des régénérations. Le forestier intervient pour que les espèces correspondent à ces objectifs. C’est un métier. Ce n’est pas une activité qui se fait en sifflant les mains dans les poches. C’est un métier très technique. La forêt ça se cultive et pour la cultiver il faut des forestiers. Les forêts de notre pays sont issues du travail des forestiers et pas de la nature laissée à elle-même.
TES. : Comment poser les fondements d’un débat dépassionné entre tous les acteurs de la société civile afin qu’ils comprennent mieux le travail des forestiers et l’intérêt de la gestion forestière pour répondre aux besoins de la société (puits de carbone, constructions durables, loisirs en forêts etc.)
BRA : Parmi les raisons qui font que le métier de forestier est mal connu certaines tiennent au métier lui-même : apprendre à connaître sa forêt, conduire sa régénération, tout cela ce n’est pas photogénique… ce qui est photogénique c’est le passage d’une grosse machine dans la forêt avec l’espace complètement détruit qu’elle laisse derrière elle. Un travail dans des jeunes semis issus de régénération ça ne se voit pas. C’est donc très difficile d’être pédagogique. C’est une activité qui se passe loin de la vue des gens. Ce n’est pas facile à expliquer.
Le travail du forestier est mal connu car il existe un certain courant de pensée dans l’opinion qui considère que l’homme n’a pas sa place dans les forêts et qu’il n’est pas quelqu’un d’utile mais de nuisible. Il y a des courants de pensée naturalistes qui se développent dans les villes :
- Nature égale absence de l’homme
- Forêt égale nature
- Donc forêt naturelle égale absence de l’homme des forêts
Ce genre de raccourcis se répand dans les populations urbaines qui n’ont pas contact avec les réalités. Le forestier vit caché dans un village. Il a des voisins et les voisins finissent par le comprendre. 80% des français vivent sans jamais rencontrer un forestier.
Ils s’informent via les médias, via les films.
Tous les gens qui ont regardé « Bambi » ont une sainte horreur des chasseurs. Et ceux qui ont vu « Les trois petits cochons » estiment qu’il ne faut pas construire en bois car c’est trop dangereux.
C’est ainsi que les opinions se forment et parfois de manière insoupçonnée.
Quelles réponses ? Le ministère de l’agriculture avait un programme qui s’appelle « à l’école de la forêt » qui consiste à produire du matériel pédagogique à destination des enfants. Il s’agit d’aider les jeunes à mieux comprendre la forêt. Il a été laissé un peu de côté. Il serait bien de le re-financer.
Il y a un deuxième axe qui vient de la société civile.
Il s’agit d’une démarche de certification de la forêt ; par exemple, pour PEFC France il s’agit de définir des critères et indicateurs de ce que l’on peut considérer comme une gestion durable de la forêt. Le référentiel est multi-critères (régénération, gestion du gibier…) Une démarche qui n’existe pas dans le champ de l’agriculture. Les professionnels peuvent se faire certifier et ainsi commercialiser du bois certifié issu d’une gestion durable. En bout de chaine, le consommateur a le choix entre des produits issues de gestion durable ou non issues de gestion durable. Les critères de gestion durable sont définis dans le cadre de forum où sont réunis les forestiers, les industriels, les ONG et les et toutes les « parties prenantes ». C’est un système démocratique dans lequel tout le monde dialogue, et fixe ensemble les référentiels. Tous les 6 ans il y a une révision de ce référentiel, ainsi il n’est pas figé, mais c’est un processus d’amélioration continue, et qui plus est indépendant. Ce système est très intéressant dans lequel les différents acteurs sont amenés à dialoguer. Hélas cela n’empêchera jamais les extrémistes. Il y en a dans chaque camp, ainsi certains pensent qu’une bonne forêt c’est une forêt où il n’y a pas d’écologistes.
TES. : En quoi le travail des forestiers est-il indispensable pour accentuer la résilience des forêts
BRA : Le forestier choisit les espèces présentes, façonne le peuplement, le nombre de tiges, le volume à l’hectare, l’âge des arbres, et intervient pour prévenir les attaques d’insectes ou d’ennemis des forêts. Une forêt bien gérée est plus résiliente. Il faut qu’elle soit bien gérée. Il peut malheureusement y avoir de mauvais gestionnaires.
TES. : Les coupes rases notamment concentrent les critiques des associations. Quelle place occupe ce mode de sylviculture dans les pratiques ?
BRA : D’abord, il faut être clair sur ce qu’on appelle coupe rase. Quand on prend une chênaie, les arbres arrivent à 180 ans ils ont atteint leur maturité ; le forestier les récolte. Il ne fait pas ça n’importe comment. Il attend une année où les arbres ont beaucoup de glands. Quand la glandée est là il va récolter les arbres sur une dizaine d’années. En faisant cela il y a de la lumière qui arrive au sol et les glands qui ont été produits peuvent germer. S’il n’y a pas de glandée, il n’y a pas de gland et donc pas de régénération du chêne. S’il y a une glandée et pas de récolte d’arbres, il n’y a pas de lumière qui arrive au sol, les plants issus des glands qui sont au sol ne vont pas pousser car il n’y aura pas de lumière. Une fois que les glands ont été obtenus au sol, le forestier récolte les derniers semenciers et il y a des jeunes arbres qui sont au sol qui commencent à pousser. Ca c’est une coupe de régénération qui commence à pousser. Beaucoup de gens appellent cela une coupe rase. Au moment où les arbres sont récoltés la génération suivante est déjà là. Dans le langage des forestiers il ne s’agit pas de coupe rase mais de coupe de régénération. C’est dans l’opinion qu’on confond avec la coupe rase.
La coupe rase consiste à couper tous les arbres présents d’un peuplement, et on va replanter soit la même espèce, soit une espèce différente. Le nouveau peuplement est réalisé par plantation. Quelle surface ? Les coupes rases réalisées chaque année en France se font sur environ 80000 à 100000 hectares. Une bonne partie se fait sur le pin maritime. Ce sont des surfaces non négligeables mais la forêt française couvre plus de 16 millions d’hectares.
Elles symbolisent une gestion de la forêt qui est perçue comme étant productiviste. Ce n’est pas le modèle qui est prôné pour les forêts publiques. C’est le modèle dit de la forêt industrielle. La forêt industrielle consiste à introduire des machines en forêt. Il y a beaucoup de gens pour qui le fait de voir une machine en forêt est inadmissible. C’est une vision idéologique. Il est tout à fait possible de mécaniser l’exploitation des forêts sans qu’il y ait de dégâts sur les forêts.
La troisième raison de l’opposition c’est le fait qu’on replante après la coupe rase. Le repeuplement est issu de la main de l’homme mais pas de régénération naturelle. Prenons un exemple : sur le versant alsacien des Vosges, vous avez un vieux peuplement de sapins qui est très mal-venant, plein de gui et attaqué par les insectes. Et qui n’est pas à sa place car l’homme a laissé pousser du sapin trop bas en altitude. Vous coupez ces sapins et vous replantez une espèce qui va être à sa place comme du chêne par exemple. Vous avez fait une coupe rase qui va dans le sens d’une gestion durable et vous faites de l’écologie.
Quand on parle de coupe rase il est important d’avoir ces deux éléments en tête : est-ce que la mécanisation dégrade l’environnement ou pas. Est-ce que la plantation qui va être faite est justifiée par rapport au peuplement précédent ou pas.
Il y a un dernier argument : les coupes rases seraient mauvaises pour la biodiversité. Les plantes et les animaux d’espaces ouverts ne sont pas les mêmes que ceux d’espaces forestiers fermés. Mais pour autant quand on a fait une ouverture en faisant une coupe rase sur quelques hectares, les espèces forestières continuent d’avoir de l’espace pour elles autour et recolonisent progressivement le jeune peuplement au fur et à mesure de sa croissance. Ce n’est pas un phénomène spécifique à l’intervention humaine, on le trouve également dans les forêts où l’homme n’intervient pas.
TES. : Le concept de forêt primaire est souvent invoqué comme un modèle vers lequel tendre. Est-il souhaitable d’aller vers un modèle de forêt qui serait préservée de toute intervention humaine ?
BRA : L’expression forêt primaire signifie une forêt dans laquelle l’homme n’est jamais passé. En France, ces forêts sont résiduelles : il n’y en a plus que quelques dizaines d’hectares. Dans la forêt primaire on ne récolte pas de bois. Imaginons qu’on ne récolte plus de bois dans les forêts françaises. A la place de 50 millions de mètres cubes de bois qu’on récolte chaque année, il faudra les importer ou s’en passer complètement. Il faudra les remplacer par du béton et de l’acier avec une empreinte carbone bien pire et obliger le million de foyers qui se chauffent encore au bois à se chauffer au fioul ou à l’électricité, et on mettra au chômage quelque 300 ou 400000 personnes. Les conséquences économiques seraient lourdes.
Mettre des forêts d’aujourd’hui en situation où l’homme n’intervient plus, ce que l’on appelle la « libre évolution », pour les faire évoluer vers le stade de forêt primaire ? on peut dire « oui c’est faisable en l’espace de 5 à 10 siècles ».
Par ailleurs, dans une forêt en libre évolution : on ne fait pas de débroussaillement, pas de voie d’accès et donc c’est une forêt qui périodiquement va brûler. Il convient de créer des pare-feux tout autour de la forêt.
TES. : Comment la profession évolue-t-elle au regard du changement climatique et de la prise en compte grandissante de l’enjeu majeur représenté par les forêts ?
BRA : La profession des forestiers réagit bien. C’est en 2007 à la demande des Ministres de l’agriculture et de l’environnement que j’ai rédigé un rapport sur « préparer les forêts françaises à l’enjeu du réchauffement climatique ». Certaines de mes propositions ont été mises en oeuvre notamment en matière de R&D. La prise de conscience est progressive. La profession se mobilise bien. Après une phase où le mot clé c’était attentisme, les propriétaires de forêts redeviennent actifs. Ils développent leur technicité pour bien répondre : en priorité bonne connaissance des espèces et des risques associés aux milieux.
TES. : Quelle est votre vision de la gestion forestière de demain ?
BRA : Ce sera une gestion technique car le changement climatique va compliquer la donne. Le climat sera différent mais il sera surtout instable avec des successions d’années très sèches et d’autres très humides ; des successions de gelées de printemps et de gelées d’automne. Il faudra au forestier une plus grande flexibilité, une plus grande technicité, pour faire face à plus grande complexité. Ceci sous le regard de la société qui va être plus pressant. La pression des urbains sur les forestiers va augmenter. Les forestiers vont devoir intégrer ces demandes, en particulier en ce qui concerne la séquestration du carbone et la préservation de la biodiversité.
(1) https://www.academie-agriculture.fr/membres/annuaire/bernard-roman-amat
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