J’ai toujours admiré la puissance d’analyse et de réflexion développée au fil des décennies par Jacques Attali. Je ne parle pas ici de son engagement politique dont chacun peut ou non apprécier la pertinence mais de son impressionnante capacité de produire une pensée adaptée à la complexité du réel. Et plus prosaïquement, on ne sort pas par hasard major de l’Ecole Polytechnique et du Corps des Mines… J’ai donc toujours grand plaisir à suivre et lire ses publications régulières sur les réseaux sociaux et ses prises de positions face à la complexité du monde. Pour autant, il existe quelques sujets pour lesquels les réflexions de Jacques Attali s’avèrent incomplètes et parfois fausses. J’en veux pour preuve une courte vidéo (1) publiée sur LinkedIn le 20 janvier 2024, traitant de l’Intelligence Artificielle et de son impact schumpéterien sur les emplois produits ou supprimés.
Jacques Attali n’est d’ailleurs pas le seul à tomber dans le piège prédictif lorsqu’il affirme que la montée en puissance de l’IA ne va impacter que les métiers d’encadrement, d’expertise et les postes associés sans toucher les métiers manuels. Selon lui, les emplois manuels des secteurs de l’agriculture, de la construction et de la production ne seront pas impactés par l’IA car l’activité manuelle humaine n’est pas remplaçable. C’est à ce niveau que se situe l’erreur d’analyse car l’IA ne se réduit pas au seul cyberespace. Son champ d’application est bien plus large que celui de la production d’expertise sur l’espace numérique, détachée de l’action physique. Ainsi, l’IA peut agir dans l’espace numérique comme dans l’espace physique en s’appuyant sur un puissant vecteur projectif : le Robot ! Jacques Attali oublie (ou ne s’intéresse pas assez) à la robotique qui s’apprête à transformer l’ensemble des activités humaines à travers une douzaine de révolutions technologiques.
Robots : les bras armés de l’IA
Nous avons connu une période où les robots ne disposaient que d’un très faible niveau d’autonomie et/ou « d’intelligence ». Ce temps est révolu. Le robot, quel que soit sa forme, son poids, sa taille, son domaine d’exercice et d’applications, peut embarquer aujourd’hui de l’IA qui lui procure un niveau d’autonomie adapté à la mission qu’on lui confie. Le robot devient le « bras armé de l’IA » sur l’espace réel. Il incarne l’IA à partir de ses effecteurs.
Dans la suite de la vidéo, Jacques Attali s’interroge sur le nombre d’emplois que l’IA va faire disparaitre. L’IA va-t-elle faire disparaitre le travail ? Il cite le chiffre de 300 millions d’emplois supprimés selon une première étude. Une seconde évoque 300 millions de tâches supprimées. Puis, Jacques Attali nous rassure : 40% de la population de la planète travaille encore dans l’agriculture, 20% travaille dans des travaux « matériels » pénibles et ne seront donc pas concernés par les effets de l’IA. Seuls les travaux intellectuels des classes moyennes, supérieures, des intellectuels, des savants et des femmes seront directement impactés. Il explique ensuite que les progrès de l’IA seront très largement réalisés au bénéfice de l’Occident alors que les pays émergents y auront moins accès. Il précise que l’IA est un extraordinaire outil que l’on pourra mettre au service de l’économie de la vie ou au service de l’économie de la mort selon le choix que l’humanité devra faire. Enfin, Jacques Attali s’interroge sur le syndrome du gorille : allons-nous devenir le gorille de l’IA si celle-ci produit ses propres algorithmes et prend le pas sur l’humain ? La solution réside selon lui dans sa limitation et sa réglementation à l’image du AI Act produit par la Commission européenne.
L’IA et la robotique sont une priorité stratégique pour le Sud global
Premier constat : Jacques Attali conserve et applique un prisme de lecture très idéologisé du progrès technologique qui selon lui n’est accessible qu’aux seuls occidentaux. Il semble ignorer que, au contraire, les vitesses de diffusion et d’adoption des technologies de ruptures (l’IA et la robotique en particulier) n’ont jamais été si élevées, en particulier sur le continent africain, en Asie, au Moyen-Orient, en Inde, en Amérique du Sud. Dans certains secteurs d’activités humaines, le déploiement de l’IA et de la robotique sera plus rapide dans le Sud global qu’en Europe… Par exemple, plusieurs études placent le Nigéria comme la 5eme future puissance économique du monde en 2055, la France sortant d’ailleurs du Top10 du classement. L’Inde réalise d’importants investissements dans l’IA et la robotique car elle a parfaitement mesuré la puissance et la création de valeur associée à leur déploiement sur l’ensemble du territoire, y compris dans les zones les plus rurales. En Afrique, l’IA, les robots et les drones se déploient à la même vitesse que lors du déploiement de la téléphonie mobile. En 2030, le monde comptera plus de 6,3 milliards d’abonnées GSM dont plus de la moitié sont situés sur le continent africain. Il en sera de même pour les drones aéroterrestres qui vont transformer l’agriculture traditionnelle en une agriculture de précision qui augmente considérablement les rendements. La révolution de la robotique agricole est en action en Chine et en Amérique du Nord. Elle se diffuse à très grande vitesse sur toute la planète, contrairement aux affirmations de Jacques Attali…
Un second exemple édifiant concerne l’IA appliquée à la médecine. Là aussi, le bénéfice technologique n’est pas réservé aux seuls occidentaux, blancs, riches, capitalistes. Au contraire, le segment de la télémédecine s’appuyant sur l’IA générative (LLM) vient contredire les affirmations de Jacques Attali, avec des solutions très innovantes mises à disposition de pays africains bien avant leur déploiement en France ou en Europe… Notre réglementation nationale est aujourd’hui un frein majeur au déploiement d’une plateforme comme Doc Africa (2) qui rassemble ce qui se fait de mieux dans le domaine de l’IA médicale.
Doc Africa est la première plateforme de téléconsultation intégrant un modèle d’IA générative (LLM) permettant de débuter une consultation avec un assistant médical virtuel (Nelson) à partir d’un simple smartphone, gratuitement. En fonction des échanges avec le patient et de l’analyse de l’IA, Nelson propose ensuite une mise en relation avec un médecin humain et une pharmacie associée à la plateforme sur un modèle « UBER ». Si le patient accepte la mise en relation avec le médecin certifié, la téléconsultation se poursuit en coopération « IA-Humain » au bénéfice du patient. Doc Africa se déploie au Nigéria puis dans une quinzaine de pays africains. L’Amérique du Nord et l’Europe seront concernées à moyen terme.
Les affirmations de Jacques Attali sont en totale contradiction avec la réalité du développement des technologies IA – robotique en Afrique sub-saharienne, au Maghreb, en Inde, en Asie. Au Maroc, le fantastique AI Dôme créé à Rabat par le Professeur Amal El Fallah Seghrouchni (3) de l’UM6P (4) incarne l’hyper dynamisme de l’IA africaine. En Turquie, les filières industrielles de l’IA et de la robotique sont en hyper croissance avec des niveaux d’innovation qui n’ont rien à envier à ce que l’on trouve en Amérique du Nord ou en Chine.
Peut-on évaluer un futur bilan schumpéterien de suppression – création de postes par l’IA et la robotique ?
La réponse est clairement négative. On peut annoncer des chiffres mais ils comportent de fortes incertitudes. Les douze révolutions de la robotique vont d’abord supprimer des postes manuels (contrairement aux affirmations de Jacques Attali).
Si l’on cherche à produire une prévision sur les emplois qui seront supprimés par l’IA, il faut distinguer plusieurs catégories de tâches automatisables :
- Les processus totalement automatisables ou autonomes,
- Les processus qui s’automatisent mais en conservant une présence (réduite) d’humains dans la boucle d’actions.
Il faut ensuite observer les ratios et proposer une gradation des processus :
Classe 1 : Les processus totalement automatisables à 5 ans comportant 100% d’IA (modèles de Machine Learning) et 0% d’humains.
Classe 2 : Les processus comportant moins de 100% d’IA mais suffisamment pour faire baisser considérablement l’effectif de l’équipe qui assurait la fonction.
Donnons un exemple : dans une entreprise, une équipe de 15 personnes est dédiée à la réalisation d’un ensemble de fonctions de support mais les nouvelles composantes d’IA installées font baisser l’effectif à 5 personnes.
L’IA remplace 10 personnes sur l’ensemble des fonctions. Les modèles d’IA de substitution ont donc une puissance de remplacement Humain –> Machine : P = 10×100/15 = 66,66
Ce calcul très simple permet de quantifier la puissance de remplacement d’un modèle d’IA face à une équipe humaine. Quand le modèle d’IA remplace toute l’équipe (au complet), 15 personnes sur 15, on obtient une puissance à 100 = 15×100/15
Il faut ensuite distinguer la puissance brute de remplacement de la puissance de consensus :
Sur mon équipe de 15 personnes, mon modèle d’IA pourrait techniquement remplacer les 15 personnes, mais par sécurité ou par volonté de laisser des humains dans la boucle, la direction générale de l’entreprise décide de maintenir 1 ou 2 personnes dans la nouvelle équipe (IA-Humain). La puissance brute potentielle vaut Pbrute = 100 mais la puissance de consensus ou d’arbitrage vaut
Pa = 86,66 = 13×100/15
Il est alors intéressant de calculer le ratio R entre la puissance brute et la puissance de consensus ou d’arbitrage :
R = Pa/Pbrute = 86,66/100 = 0,86
Plus ce ratio est proche de 1 et plus l’organisation n’a aucune retenue pour se séparer de ses employés humains dans un processus. Moins il est proche de 1, et plus l’organisation prend des précautions (prudence, redondance, politique RSE, réaction face aux mouvements sociaux).
Un second exemple concerne le pilotage d’un avion de ligne. La technologie permet aujourd’hui de retirer les pilotes du poste de pilotage et de les remplacer par un logiciel autopilote intégrant de l’IA. Mais ce remplacement total est inenvisageable en 2023. Les compagnies aériennes vont donc continuer à maintenir au moins un pilote dans l’avion afin de rassurer les passagers et maintenir un niveau de confiance chez l’utilisateur. Chaque secteur d’activité possède ses spécificités, sa complexité qui rend toute prévision très hasardeuse.
Pour finir cette critique, je reste persuadé que Jacques Attali va se pencher sur les révolutions de la robotique et de l’IA et sur la vitesse d’adoption de ces technologies au sein des pays en développement.
Image par Mohamed Hassan de Pixabay
(1) Vidéo Linkedin de Jacques Attali sur l’impact schumpéterien de l’IA https://www.linkedin.com/posts/jacquesattali_quel-sera-limpact-de-lintelligence-artificielle-activity-7154411107640573952-iAnf?utm_source=share&utm_medium=member_desktop
(3) https://aim.um6p.ma/fr/biography/https://aim.um6p.ma/fr/biograph
(4) https://aim.um6p.ma/fr/biography/
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