Alors que l’on apprend aujourd’hui que le marché du véhicule électrique a progressé de 25% au niveau mondial en 2024, grâce aux ventes sur le marché Chinois, l’avenir de cette technologie pose encore de nombreuses questions. Au coeur du sujet les batteries et plus particulièrement la technologie qui permettra d’optimiser l’utilisation de celles-ci. Une question qui ne se pose pas seulement pour le secteur de l’automobile mais également pour celui de l’Intelligence Artificielle et de la consommation électrique des serveurs. Dans l’électrification supposée par la transition énergétique la quête du matériaux idéal reste le Graal des ingénieurs du monde entier. C’est dans ce contexte que Marc Rameaux nous expose les qualités du graphène ses usages et les opportunités technologiques qu’il laisse entrevoir.
Le graphène, champion de la résistance mécanique, de la conductivité électrique et thermique
La définition du graphène est on ne peut plus simple : il s’agit d’une feuille d’atomes de carbone la plus mince possible, c’est-à-dire d’épaisseur réduite à la dimension d’un seul atome. Le graphène est un réseau hexagonal d’atomes de carbone répartis sur un plan parfait. Pour être tout à fait exact, la bidimensionnalité d’une feuille de graphène n’est pas totale, car le mouvement brownien du réseau d’atomes de carbone crée une légère oscillation dans la troisième dimension.
Les perspectives ouvertes par le graphène sont connues depuis plusieurs années. C’est un matériau ultra-résistant, 100 fois plus résistant à la rupture qu’une couche d’acier de la même épaisseur. Une feuille de graphène d’1m2 serait capable de soutenir le poids d’un chat de 4 kg, alors qu’elle ne pèserait pas plus qu’un seul poil de ses moustaches !
Sa structure cristalline le rendrait en revanche vulnérable aux chocs. Mais en alternant les feuilles de graphène à celles d’un matériau amorphe, par exemple le caoutchouc, l’on obtiendrait un matériau à la fois très résistant, souple et capable d’absorber les chocs.
Le graphène est également un conducteur hors-normes de l’électricité et de la chaleur. Sa mobilité électronique est dix fois supérieure à celle du silicium, pour une dissipation calorifique bien moindre. Des puces électroniques en graphène accéléreraient considérablement nos capacités de calcul – tout comme le fait la supraconductivité mais à température ambiante – et éviteraient la surchauffe des composants.
Le graphène pourrait révolutionner la technologie des batteries. Hybridé avec des couches de matériaux plus classiques tels que le lithium pour constituer l’anode et la cathode, les batteries au graphène seraient dotées d’une capacité quatre fois supérieure à celle des batteries classiques et d’un temps de recharge dix fois moindre. L’excellente conduction thermique rendrait également beaucoup plus rares les incendies de batterie, talon d’Achille des véhicules électriques actuels.
Ces possibilités ne sont pas de la science-fiction : plusieurs constructeurs de téléphones portables ont déjà construit des prototypes opérationnels qui en font une réalité. Seul le coût de production d’une feuille de graphène est aujourd’hui la barrière qui en empêche la commercialisation. Mais ce coût diminue chaque année. La technologie de batteries dopées au graphène serait un véritable game changer de la voiture électrique, rendant ce mode de propulsion beaucoup plus réaliste.
Le couplage bidirectionnel du graphène et de l’IA
Les apports des technologies du graphène à l’IA se déduisent immédiatement de ce qui précède. L’IA est fortement critiquée en tant que technologie vorace en énergie : une interaction avec ChatGPT est en moyenne 10 fois plus consommatrice qu’une recherche Google classique.
L’IA rencontre une double barrière : elle fait exploser la demande de puissance électrique et la sollicitation constante de ses serveurs les plus populaires atteint des seuils de saturation en termes de temps de réponse. La sursaturation des APIs de ChatGPT, embarquées dans un nombre exponentiellement croissant de programmes, va devenir un véritable frein au summer of AI que nous connaissons actuellement.
Les composants électroniques en graphène seraient un moyen simple de repousser beaucoup plus loin cette barrière énergétique ainsi que cette limitation des temps de réponse. Le graphène ouvre les mêmes perspectives que la supra-conductivité – même si les facteurs multiplicatifs sont moindres – mais dans des conditions physiques beaucoup plus simples à entretenir, à température ambiante.
Le graphène serait également un game changer vis-à-vis de la pénurie de terres rares, autre goulet d’étranglement de toutes les hautes technologies, remplaçant le besoin en éléments difficiles d’extraction par l’un des éléments les plus répandus dans le monde : le carbone.
Les disparités géopolitiques dues à la tension sur l’accès aux terres rares deviendraient beaucoup plus apaisées. Elles ne seraient pas totalement éradiquées, car répétons que les technologies du graphène sont souvent hybridées avec des éléments rares classiques pour devenir fonctionnelles.
Si cet apport du graphène à l’IA est évident, l’autre sens du couplage des deux technologies l’est moins : l’IA peut fortement contribuer à l’essor des composants au graphène.
Le graphène est simple dans son principe mais complexe dans son industrialisation et ses applications. La feuille de graphène ne semble pas se prêter à de nombreuses combinaisons, mais l’empilement de plusieurs couches de graphènes ou de couches hybridées avec d’autres matériaux est au contraire un jeu aux infinies possibilités.
Les différences d’alignement entre les structures réticulaires de deux couches superposées modifient considérablement les propriétés du composite obtenu. Selon ces alignements, le graphène peut se comporter en supraconducteur ou au contraire être un isolant exceptionnel.
Il y a un peu plus d’un an, des chercheurs du MIT ont mis en évidence qu’une structure rhomboïdique à 5 couches de graphène faisait émerger des propriétés magnétiques non conventionnelles et totalement inédites, permettant un stockage de données de très haute capacité et à faible consommation énergétique (1).
Ces propriétés se manifestent avec l’empilement d’exactement 5 couches (l’on n’observe pas le phénomène avec 3, 4 ou 6 couches) et selon une topologie bien particulière d’alignement des couches entre elles.
Ce qu’il y a de fascinant, c’est que selon le nombre de couches empilées et selon leur topologie, l’on obtient un matériau entièrement nouveau, doté de caractéristiques bien différentes de la simple feuille de graphène. Ce « jeu de construction » possède encore plus de possibilités lorsque l’on alterne les feuilles de graphène avec celles d’autres matériaux et que l’on joue également sur leurs différences d’alignement.
Le potentiel de création de nouveaux matériaux dotés de capacités supérieures à toutes nos fabrications connues semble gigantesque. En revanche, l’exploration de ces possibilités semble être limitée à des tâtonnements empiriques. C’est ici que l’IA entre en jeu, pour accélérer considérablement l’exploration de cette nouvelle physique.
Il est très couteux en temps et en argent d’essayer physiquement toutes les possibilités topologiques d’empilement et d’ajustement des couches de graphène. Si nous disposions d’un dispositif permettant de simuler ce que donnerait telle ou telle topologie avant sa réalisation physique, l’exploration deviendrait beaucoup plus systématique et efficace.
La déduction de propriétés physiques d’un dispositif à partir de sa définition technique est la raison d’être de la simulation. Celle-ci peut être réalisée par du calcul pur lorsque la physique est entièrement déterministe et présente des non-linéarités demeurant dans des proportions raisonnables. Au-delà, le simple calcul d’équations différentielles ne suffit plus.
Dans le cas des topologies de couches de graphène, des modèles à densité de probabilité ont donné de bons résultats : les interactions se produisant à un niveau quantique, les propriétés obtenues sont principalement l’affaire de convolutions entre plusieurs distributions complexes. Mais une technologie s’est avérée encore plus efficace que ces calculs de distribution : les modèles prédictifs de l’IA.
L’IA s’est déjà distinguée comme technologie maîtresse dans la prédiction de phénomènes à grand nombre de paramètres et présentant des non-linéarités à tous niveaux. La recherche de nouvelles molécules en pharmacologie et la simulation de leurs propriétés médicamenteuses à partir de leur stéréométrie a supplanté la simulation moléculaire classique. La prédiction du repliement des protéines, essentielle à la compréhension de leur fonction biologique, est un succès spectaculaire d’alpha-fold, l’une des IA développées par Google. Enfin l’optimisation de la forme des champs magnétiques confinant un plasma dans les Tokamaks, en vue de la fusion thermonucléaire, a atteint des performances inégalées grâce à l’IA.
Il n’est pas surprenant que l’IA se révèle technologie reine dans ce problème d’empilement des couches de graphène, combinant ajustement géométrique et calcul de distributions de probabilité. Des chercheurs chinois de l’université de Tsinghua, Beijing, ont détaillé il y a plus de deux ans comment le machine learning obtenait les meilleurs résultats en matière de modèle prédictif des topologies d’ajustement des couches de graphène (2).
Course en tête de la Chine
L’IA et les technologies du graphène forment une boucle de rétroaction vertueuse, l’une venant renforcer l’autre pour un progrès continu. L’IA va nous permettre de maitriser et d’accélérer considérablement l’exploration des nouveaux matériaux extraordinaires issus des multiples topologies des feuilles de graphène. Et ces nouveaux matériaux amélioreront sans cesse les performances de calcul, de consommation énergétique et de capacité de stockage de l’IA.
Un pays se démarque largement de tous les autres dans la recherche sur les technologies du graphène, et il ne s’agit pas des USA. La Chine représente à elle seule près de 50% de l’effort de recherche sur le graphène, qu’il s’agisse de la physique des matériaux, de l’optimisation topologique par l’IA ou du dépôt de brevets (3).
Les enjeux économiques et géopolitiques du graphène vont devenir décisifs dans les prochaines années. Tout gouvernant, qu’il soit représentant d’une puissance publique ou privée, a intérêt à en être conscient et à agir en conséquence.
(1) https://news.mit.edu/2023/five-layer-graphene-sandwich-rare-electronic-behavior-1018
(2) https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1002/aisy.202200077
(3) https://www.samaterials.fr/content/chinas-rising-forte-graphene-.html