A l’occasion de la sortie de son nouvel ouvrage, L’Utopie de la croissance verte: Les lois de la thermodynamique sociale, l’ingénieur des Mines et Docteur en Physique Philippe Charlez, a répondu aux questions d’European Scientist. Une interview passionnante dans laquelle vous découvrirez comment l’auteur utilise les lois de la thermodynamique pour répondre à la question d’une croissance soutenable.
The European Scientist : La COP 26 vient d’avoir lieu. Quel bilan en tirez-vous ? Ce genre d’événement est-il ce que vous considérez comme une utopie de la croissance verte ?
Philippe Charlez : Le concept de COP est vicié à la base pour trois raisons principales.
En premier lieu, la signature des Accords de Paris laissa espérer naïvement que l’humanité allait prendre la problématique climatique à bras le corps en bousculant les cultures, les codes, les intérêts financiers et les petits calculs électoraux. Quand on regarde l’hétérogénéité des situations culturelles résultant de l’histoire, de la géographie mais surtout des différences de moyens et de niveaux de développement il fallait vraiment être candide pour y croire. Rêver d’une croissance verte mondiale est en effet utopique.
Secundo, les Accords de Paris sont juridiquement non contraignants (1) et se caractérisent par une absence alarmante de chiffres. Ils font un peu penser à un emprunt entre une banque et un particulier où les deux parties s’accorderaient sur la somme à rembourser (« limiter la température à 1,5 °C ») mais, sans préciser ni les annuités ni l’échéancier de remboursement (c’est-à-dire les moyens pour y arriver).
Enfin, les principales marges de progrès se situent dans les pays émergents qui consomment aujourd’hui 80% du charbon et sont responsables de 65% des émissions. Mais ce sont aussi les pays les plus pauvres et donc les moins à même à dégager un financement. Les 100 G$ par an que les pays riches se sont engagés à mobiliser ne représentent qu’une goutte d’eau par rapport aux besoins. Selon l’économiste britannique Nick Stern (2), le respect des Accords de Paris vers une société bas carbone nécessiterait un transfert de…2000 milliards d’euros par an soit environ 3,7 % du PIB de l’OCDE (3). Mission impossible donc !
Si je ne crois pas à ces grandes messes stériles, je ne crois pas davantage à l’efficacité d’une somme de transitions énergétiques nationales. L’évolution du mix reposant essentiellement sur l’électricité et le gaz demandera une étroite collaboration entre voisins dont les réseaux électriques et gaziers sont intimement liés. Je suis pour cette raison favorable à des COPs régionales beaucoup plus contraignantes. L’Europe représente sur ce point un cadre de coopération favorable.
T.E.S. : Vous faites du second principe de la thermodynamique l’alpha et l’omega de la physique et tentez une transposition de ces lois à la société. Pouvez-vous nous exposer en quelques mots votre thèse ? Ne pensez-vous pas que votre analyse, toute aussi fine qu’elle soit, achoppe sur l’écueil d’une forme de réductionnisme ?
P.C. : Einstein avait écrit que la thermodynamique était « la seule science au contenu universel ». J’ai moi-même été fasciné par l’incroyable portée de cette discipline lorsque j’étais étudiant il y a plus de quarante ans à la Faculté Polytechnique de Mons. Au départ les scientifiques ont imaginé la thermodynamique pour expliquer le fonctionnement des machines thermiques : lorsqu’on le laisse évoluer naturellement, un système fermé tend vers un état dit « d’équilibre thermodynamique » égalitaire, désordonné et irréversible associé à une perte totale de mouvement et d’information. L’équilibre thermodynamique peut être qualifié de « mort clinique » du système.
Pour lutter contre cette situation mortifère pourtant de loin la plus probable, la nature a imaginé le concept de « structure dissipative » théorisé par belge Illya Prigogine prix Nobel de chimie en 1977. Maintenue en permanence hors équilibre, ouverte sur son milieu extérieur, ordonnée mais inégalitaire, une structure dissipative puise dans le milieu extérieur (i.e. son environnement) des ressources matérielles et énergétiques, conserve de l’énergie de haute valeur (on parle d’énergie « libre ») pour son fonctionnement propre et rejette dans ce même environnement des déchets hautement entropiques de très faible valeur.
Prigogine démontra que tous les systèmes naturels inertes (galaxies, étoiles, planètes) mais aussi vivants survivent de cette façon dans un univers qui pourtant cherche à tout instant à leur imposer l’équilibre thermodynamique. Le corps humain n’y échappe pas : vous mangez et vous respirez (flux d’énergie rentrant), vous bougez, vous pensez et vous maintenez votre température à 37°C (énergie libre) et vous rejetez dans l’environnement du CO2 et des excréments (flux de déchets sortant). Quant à l’équilibre thermodynamique du corps humain, il correspond tout simplement à la mort clinique : votre température retourne à celle de la pièce (égalitarisme), votre corps est dispersé dans l’humus du sol (désordre) et vous perdez toute la richesse de vos mouvements et l’information de votre cerveau.
Dans mon dernier ouvrage « L’Utopie de la Croissance Verte. Les lois de la Thermodynamique Sociale », je démontre de façon limpide que la société de croissance est une gigantesque structure dissipative. Elle consomme en entrée des ressources matérielles (minerai, humus) et énergétiques (dont 83% d’énergies fossiles), produit de l’énergie libre sous forme de biens (richesse matérielle) et de services (richesse informative) et rejette dans l’environnement des déchets dont le CO2 responsable du réchauffement climatique. Comme toute structure dissipative, cette production de richesse requiert un système ouvert (libre échange), des inégalités sociales et de l’ordre (c’est-à-dire de l’autorité).
Ceux qui réfutent ces conclusions (et notamment le fait que seul un système inégalitaire peut produire des richesses) et me traiteraient de réductionniste s’abritent bien souvent derrière leur morale judéo-chrétienne considérant que les sociétés humaines sont beaucoup trop complexes pour se laisser gérer par un principe qui s’appliquerait à la matière inerte. « Et pourtant elle tourne » comme avait dit Galilée. Les très nombreux exemples que je décris dans mon ouvrage démontrent de façon très claire la puissance et la validité de ce modèle. Souvent quand on me pousse dans mes retranchements mon joker est le suivant : « imaginez un océan ou tous les poissons seraient égaux en taille ! ».
T.E.S. : Vous défendez la thèse que la société de croissance est inégalitaire et que le système communiste, a contrario, qui se veut plus égalitaire précipite vers une forme d’annihilation.
P.C. : Je ne défends pas je constate simplement que la production de richesse est indissociable d’inégalités et qu’imposer l’égalitarisme ne peut conduire qu’à la pauvreté absolue. Sans inégalités vous stoppez tous les flux qu’ils soient matériels, financiers ou informatifs. Ainsi imaginez un professeur au même niveau que ses élèves : il ne peut plus y avoir de flux d’information et, à terme, tout le monde convergera inexorablement vers la médiocrité. Je confirme donc que la réduction de la pauvreté passe par la création de richesses et est donc indissociable d’ordre et d’inégalités.
Ceux qui considèrent que la pauvreté se combat en imposant l’égalitarisme se trompent : ce modèle ne peut conduire qu’à la pauvreté absolue pour tous. La vraie chaîne de valeur est celle de la structure dissipative : inégalités = création de richesses = réduction de la pauvreté = réduction des inégalités (sans pour autant les supprimer). La mondialisation de l’économie en est un exemple patent. Gigantesque structure dissipative généralisant le capitalisme à l’ensemble de la planète, elle a été une source inédite de production de richesses (PIB mondial multiplié par trois en 20 ans), a sorti près d’un milliard d’êtres humains de la pauvreté et a réduit d’un facteur trois les inégalités entre les pays OCDE et les pays émergents.
On retrouve étonnamment dans l’équilibre thermodynamique les valeurs classiques de la gauche (égalitarisme et donc refus de la sélection et de la compétition, fermeture idéologique et refus de l’autorité -désordre-) alors que la structure dissipative recouvre plutôt les valeurs de droite comme la sélection et la compétition (système inégalitaire), le libre-échange (système ouvert) et l’autorité (système ordonné). L’équilibre thermodynamique étant unique conduit à davantage de sectarisme alors que la structure dissipative couvrant une infinité d’états inégalitaires possibles est davantage synonyme de pluralisme.
Le second principe de la thermodynamique apparaît donc comme le drame de la race humaine, le nivellement par le haut ne figurant malheureusement pas au catalogue la nature. Comme l’écrivait très justement l’incomparable Winston Churchill « si le vice du capitalisme est l’inégale répartition de la richesse, la vertu du socialisme est l’égale répartition de la misère ». Ne vous en déplaise, « protégez vos riches et vous enrichirez vos pauvres » !
T.E.S. : Vous ne croyez pas à la décroissance économique. Pourquoi ? Jean-Marc Jancovici pense que nous n’avons pas d’autre choix qu’une décroissance forcée. A contrario, de nombreux auteurs démontrent que les choses vont radicalement mieux malgré le catastrophisme ambiant et tentent de défendre la science et la civilisation prométhéenne. Dans quel camp vous situez-vous ?
P.C. : Sortir de la société de croissance et accepter la décroissance économique revient à accepter l’équilibre thermodynamique vers lequel la nature veut inexorablement nous entraîner : une société égalitariste de pauvreté absolue pour tous. Les vrais décroissantistes comme Serge Latouche ou Pierre Rhabi revendiquent d’ailleurs le renoncement au développement, un retour à des société vernaculaires primitives se contentant du minimum indispensable. Le prêtre fondateur Ivan Illich parle même d’une société « sans hôpitaux et sans écoles ». Jean-Marc Jancovici que j’apprécie par ailleurs pour sa parfaite connaissance des problématiques énergétiques est un peu sur cette ligne mais a le courage de ses opinions : la décroissance serait une société de privations et non pas comme le prétend Delphine Batho une société du plus. Je partage avec lui le constat : comme toute structure dissipative vivant aux dépends de son environnement, la société de croissance ne sera pas éternelle. Notre différent se situe au niveau du terme. Jancovici pense que la décroissance ne peut attendre, une vision collapsologique que je ne partage pas. Je considère au contraire que notre société de croissance est loin d’être optimisée et a encore de beaux jours devant elle ; je défends la thèse d’un développement durable s’appuyant sur une croissance soutenable. Les valeurs actuelles d’intensité énergétique et d’intensité carbone montrent qu’avec les meilleures technologies et les meilleurs comportements on pourrait faire aussi bien avec quatre fois moins. Je ne suis donc pas prêt à jeter le bébé avec l’eau du bain. Je suis de ceux qui considèrent que nos enfants vivront mieux que nous qui avons vécu bien mieux que nos parents et nos grands-parents. Je suis et resterai un irréductible défenseur de la science, du libéralisme et de la société prométhéenne.
(1) L’ONU qui porte le projet n’a aucun pouvoir de sanction vis-à-vis des États
(2) https://newclimateeconomy.report/workingpapers/wp-content/uploads/sites/5/2016/04/Infrastructure-investment-needs-of-a-low-carbon-scenario.pdf
(3) Le PIB des pays OCDE était égal à 53 T$ en 2019. Source des données : Banque Mondiale.
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