En pleine pandémie de Coronavirus, en France une controverse doublée d’une polémique a vu le jour autour de Didier Raoult, infectiologue à l’IHU de Marseille et de la Chloroquine. EuropeanScientist ouvre le débat en donnant la parole aux auteurs qui commentent « la querelle de la Chloroquine ». Pro et anti Raoult s’affrontent sur la « méthode Raoult » et ses propositions. Voici un texte de l’historien Philippe Fabry, auteur de plusieurs ouvrages et du blog Historionomie. Ce texte sort un peu de l’ordinaire de notre site pour proposer une comparaison historique avec un épisode belliqueux de l’histoire de France. Un texte qu’on pourra lire en parallèle de celui de Laurent Alexandre qui tire les leçons politiques de la crise du Corona Virus et que nous avons voulu inscrire dans notre série la Querelle Raoult. Nous vous invitons à lire également sur le même sujet les textes de Marc Rameaux, Claude Escarguel , François Vazeille et Laurent Alexandre.
La guerre de sept ans
A l’été 1757, la guerre de Sept ans, premier conflit véritablement mondial, opposait depuis moins d’un an deux grandes alliances conduites l’une par la France, l’autre par la Grande-Bretagne. L’enjeu était rien de moins que l’hégémonie en Europe et dans l’espace colonial américain et asiatique. La France, en position de faiblesse sur les mers, n’a comme moyen de frapper durement l’Angleterre que s’emparer de Hanovre, dont le roi de Grande-Bretagne était aussi le prince depuis la fin du XVIIIe siècle.
Le 26 juillet, le maréchal d’Estrées menait les troupes françaises à la victoire à la bataille d’Hastenbeck, à la suite de laquelle il envahissait le Hanovre et obtenait la reddition de la ville le 10 août, obligeant les britanniques à se replier. La région était presque intégralement occupée. En France, la population tressait des lauriers au maréchal d’Estrées. Et la nouvelle tomba : le roi rappelait le maréchal victorieux et le remplaçait par un autre, le maréchal de Richelieu, habile courtisan qui espérait sans doute arriver en poste pour cueillir le triomphe final. «L’un de Mars [Dieu de la guerre, NdA] est favori, et l’autre l’est de Louis, voilà la différence », disait une satire populaire. Du côté de la Cour, au contraire, on trouvait tout un tas de raisons pour justifier la disgrâce du vainqueur d’Hastenbeck : lui dont on louait jadis la vigueur militaire en la liant à sa réputation de séducteur tout aussi vigoureux, était désormais décrit comme un satyre qui n’aurait jamais dû obtenir un tel commandement en premier lieu. Un fossé se créait autour de cette affaire entre les élites de Versailles et le peuple français, qui se creuserait encore quelques mois plus tard avec le désastre de Rossbach où l’armée de Soubise, qui devait son commandement à la faveur de Madame de Pompadour, serait étrillée par les Prussiens : « Mais quand nous n’aurons plus de larmes, quand nous serons à bout de tout, nous saurons bien à qui, Madame, il nous faudra tordre le cou » dirait alors une autre chanson populaire, presque prophétique. Quelques années après, la défaite finale dans cette guerre, coûtant à la France la quasi-totalité de son empire colonial, entamerait durablement le crédit de la Cour, et de la royauté, dans l’esprit des Français.
L’affaire Raoult
Deux siècles et demi plus tard, c’est un nouveau psychodrame de ce genre qui s’est joué en France dans ce que l’on appelle « l’affaire Raoult ». Mon propos ici n’est pas de débattre de l’efficacité réelle du traitement proposé par le professeur Raoult : suivant l’affaire via les médias et les réseaux sociaux, l’on voit quotidiennement se succéder des informations contradictoires, des études scientifiques aux résultats opposés qui font toutes l’objet de critique quant à leur méthodologie et les limites de leur force probante, de sorte qu’il est impossible pour l’honnête homme, mais néanmoins profane, de se forger une certitude sur ledit traitement. En revanche, on peut analyser l’aspect politique de cette crise, ce qu’il dit sur l’état moral et mental du pays.
Ce n’est pas un hasard si c’est en France qu’a eu lieu ce psychodrame : la crise du coronavirus a trouvé, dans l’Hexagone, un pays qui place l’essentiel de son orgueil national, depuis des décennies, dans son système de santé, dont le poids dans le PIB est le plus élevé de l’Union européenne. La santé est le cœur du « modèle social » par lequel se définit largement l’ordre établi en France depuis la Libération. Elle est la principale justification de l’Etat dans l’Etat qu’est la Sécurité sociale et son bras armé, l’URSSAF : dès lors que s’élève une voix, en France, contre le poids écrasant des prélèvements obligatoires, la critique est aussitôt étouffée en agitant l’épouvantail de l’étranger – souvent les Etats-Unis – où tout malade serait laissé à son triste sort. Même la recherche médicale est centralisée et étatisée à travers l’INSERM. L’administration de la santé est le pilier de légitimation du régime comme l’était l’Armée rouge en URSS après la « Grande guerre patriotique ». Ce pays si fier de sa santé, dont les commentateurs ricanaient encore début mars, sur les plateaux télé, de la différence de niveau entre son réseau hospitalier et son équivalent italien, a subi une véritable déroute.
C’est donc dans cette France frappée par l’arrivée du coronavirus, que s’est déchaînée une polémique unique au monde : au moment-même où l’inquiétude gagnait les gouvernants et où l’on s’interrogeait sur les mesures à prendre contre la diffusion du virus, une gloire scientifique nationale déclarait avoir découvert un traitement efficace, sinon pour guérir tous les malades, du moins pour aider à contrôler la maladie en diagnostiquant et en traitant, et en pratiquant un confinement sélectif des seuls cas avérés. Ledit professeur Raoult était par ailleurs membre du comité scientifique spécial mis en place pour conseiller le gouvernement. Il pouvait alors sembler à l’opinion commune que des mesures de confinement seraient nécessaires pour parer à l’urgence, mais que les éléments de stratégie avancées par le grand professeur, dont on apprenait qu’il était classé parmi les meilleurs au monde dans sa discipline, pourraient rapidement compléter ce dispositif et en prendre le relai, d’une manière intelligente et coordonnée.
Mais le discours des gouvernant fut tout autre : la population devait rester confinée longtemps, il n’était pas question de tester massivement les gens, ni de les soigner avec une molécule dont, à défaut d’être certains de l’efficacité, on savait bien maîtriser la nocivité, et l’on recommandait même de ne pas l’utiliser. Le grand professeur, comprenait-on, était prié de se taire et de rentrer dans le rang. Il claquait la porte du conseil scientifique, se retirait sur ses terres pour y suivre sa stratégie de test massif et de soin, prouvant de ce fait qu’elle était, sinon plus efficace que l’inaction, du moins matériellement faisable et une alternative possible à l’étouffement économique du confinement.
Pendant ce temps, le gouvernement prolongeait le confinement en expliquant que les masques et les tests ne serviraient à rien à la population qui les réclamait, et à la mi-avril le président du comité scientifique déserté par Raoult, le professeur Delfraissy, déclarait que les personnes âgées de plus de 65 ans devraient être confinées encore durant des mois.
En justification du traitement réservé au professeur Raoult et à ses suggestions de stratégie sanitaire, le gouvernement avança l’absence de consensus scientifique et les faiblesses méthodologiques des études ; des médecins s’insurgèrent contre la légèreté du directeur de l’IHU de Marseille, avec plus ou moins de virulence. Mais cela ne suffit pas à convaincre tout le monde, en particulier lorsque l’on prit conscience de toutes les réalités sous-jacentes qui semblaient expliquer bien mieux comment des décisions si rapide et catégoriques pouvaient être prises : les inimitiés anciennes entre le précédent directeur de l’INSERM et son épouse, ministre de la santé sortante, et le professeur marseillais ; les liens de plusieurs de ses principaux contradicteurs médiatiques avec le laboratoire américain qui tentait de vendre une molécule concurrente – dont l’efficacité n’était pas mieux prouvée que celle du traitement de Raoult… Tout ceci, bien sûr, ne permet pas de dire que le professeur Raoult avait scientifiquement raison, mais permet de comprendre pourquoi on l’a si rapidement considéré comme ayant tort.
Un hurluberlu dans son garage ?
Nombre de détracteurs ont parlé de Raoult comme s’il s’agissant d’un hurluberlu qui travaillait dans son garage, et non d’une des sommités mondiales dans son domaine, à la tête d’une institution dotée de plusieurs centaines de millions d’euros. Son passé a été fouillé avec l’intention d’y trouver de quoi l’accuser, en pointant des erreurs ou des falsifications dans quelques-unes des milliers de publications qu’il a cosignées, mais sans jamais offrir au lecteur un point de comparaison du parcours du chercheur « moyen » dans la science de haut niveau, qui lui aurait permis d’avoir une idée du caractère exceptionnellement grave – ou pas – de ces errances ; or, l’absence d’un groupe de contrôle est précisément le reproche que les mêmes faisaient souvent à ses études controversées, c’est-à-dire que ces attaques sur la personne du chercheur ne répondaient même pas aux exigences – légitimes – en matière d’administration de la preuve qui motivaient initialement les critiques à son endroit.
Il est donc est apparu que, que le professeur Raoult eût raison ou tort, les raisons pour lesquelles on refusait de l’entendre n’étaient principalement pas scientifiques mais relevaient des faveurs de cour et des intrigues de palais.
Bon sens et action ou populisme scientifique
L’affaire a scindé la France en deux camps : d’un côté ceux qui, même sans l’aduler, voient en Raoult l’homme de bon sens et d’action, qui refuse de subir purement et simplement la situation et préfère prendre des mesures qui ne soient pas toujours techniquement impeccable mais permettent une relative maîtrise morale sur les circonstances ; de l’autre ceux qui voient en Raoult un populiste scientifique, un insubordonné, une menace pour l’autorité de la chaîne de commandement de l’administration scientifique française. En somme, la France proactive qui attend de ses dirigeants de l’audace, de l’initiative, de la détermination sans se soucier du risque d’erreur, et la France immobiliste, qui craint le jour d’après et les procès, se soucie d’abord de maintenir l’autorité gouvernementale et administrative. La France du principe d’action contre la France du principe de précaution. La France qui veut une solution au problème critique du moment, même partielle, même simpliste, face à la France qui cherche avant tout à se prémunir des conséquences du problème, en comptant sur l’absence de solution pour finir par le résoudre.
Le meilleur exemple de cette absence de solution est l’étude Discovery, par laquelle le gouvernement et l’INSERM entendaient éteindre la polémique sur l’hydroxychloroquine en promettant une étude claire et méthodologiquement impeccable, dont les résultats ne devaient finalement jamais arriver : ils ont été annoncés pour début avril, puis pour fin avril, puis pour mi-mai, puis pour fin mai… Et l’on finit par percevoir derrière cet échec-né, puisqu’il comptait sur une aide européenne qui n’était pas acquise et qu’il ne testait même pas le protocole suggéré par le professeur Raoult, qu’il s’agissait surtout de donner du grain à moudre à l’opinion en attendant que la crise passe.
Perte de confiance dans les élites gouvernantes
L’affaire Raoult est une nouvelle étape dans l’effondrement de la confiance populaire envers les élites gouvernantes. Elle fait renaître le spectre de la Cour versaillaise où la prise de décision obéit à des considérations toutes autres que les simples données du problème à résoudre, promesse de désastres réguliers, comme celui auquel la France est confrontée. Les effets en seront d’autant plus destructeurs et durables que l’éviction du champion populaire a été et sera encore suivie d’une aggravation humiliante de la situation : d’ores et déjà, les conséquences économiques, et donc sociales, s’annoncent catastrophiques. Certes, pas nécessairement plus qu’ailleurs, et on ne peut pas, en toute honnêteté, reprocher au gouvernement français d’avoir fait moins bien que ses voisins belges, espagnol, italien et britannique. Mais étant donné la fierté placée, jusqu’à l’orée de la crise, dans la prétendue supériorité de notre modèle social et en particulier notre système de santé, n’avoir pas fait mieux que les autres, et nettement moins bien que l’Allemagne, est une défaite humiliante, un Rossbach sanitaire qui laissera dans le peuple une pulsion revancharde. Les Gilets Jaunes, qui étaient déjà là avant la catastrophe, et seront beaucoup plus nombreux quand dans six mois explosera le nombre de faillites et de chômeurs, sauront bien à qui il leur faudra tordre le cou.
Et pour avoir une idée du poids réel qu’eut le désastre de Rossbach dans l’histoire de France, il suffit de se rappeler qu’en octobre 1806, Napoléon, incarnation révolutionnaire de l’orgueil militaire français, fit abattre la colonne commémorative dressée par les Prussiens pour célébrer leur victoire.
Retrouvez tous les textes de notre série la Querelle Raoult
Laurent Alexandre : L’intuition médicale tue
Marc Rameaux : A la recherche de la raison dans la controverse sur l’hydroxychloroquine
Claude Escarguel : Approches prophylactiques, préventives et curatives de l’infection à Covid19
François Vazeille : La Querelle Raoult (Série) : pandémie et post-modernisme
Laurent Alexandre 2 : Les 11 leçons politiques du Covid 19
Philippe Fabry : un nouveau Rossbach ?
Thierry Berthier : le big data une fantaisie délirante
Merci Philippe Fabry pour cet article éclairé. L’objectivité est devenue si rare aujourd’hui !
Très bon article aux références historiques intéressantes et rares.
Merci…