Auteur familier des colonnes de Europeanscientist, Michel de Rougemont, vient de publier une étude intitulée « Approvisionnement électrique de la Suisse conforme aux objectifs climatiques » (1). Ces travaux s’inscrivent dans le cadre de l’initiative du ClubEnergie 2051 (2) et du Réseau Carnot-Cournot (3) deux associations suisses qui réfléchissent sur les problématiques énergétiques. Afin d’expliquer ses motivations, l’ingénieur affirme « Très souvent suiveuse de l’exemple montré par son voisin du Nord et son Energiewende, mais aussi dans le contexte plus général d’une politique climatique exigeant d’en finir avec les combustibles fossiles, la Suisse s’est inventé une double mission : renoncer à terme à la technologie nucléaire et décarboner. Il est proclamé que c’est possible et qu’il n’y a qu’à : solaire, éolien, smart grid, etc. Mais nulle part l’entier du système n’est décrit ni évalué. C’est une des raisons pour lesquelles une gestion de pénurie doit maintenant être mise en place. » Il répond ici en exclusivité à nos questions.
The European Scientist : Dans quelle situation se trouve la Suisse du point de vue de l’approvisionnement électrique ? Quelles sont les limites ? Craignez-vous des pénuries pour l’hiver ?
Michel de Rougemont : La production électrique suisse et faite de 60-65% d’hydraulique, dont la moitié d’accumulation et l’autre au fil de l’eau, de 30-35% de nucléaire, et le reste de sources diverses, renouvelables, déchets et biomasse. Une centrale nucléaire fut fermée à fin 2019 qui en fournissait environ 5%. Depuis lors, la Suisse est un importateur net de courant tout au long de l’année, de France et d’Allemagne, en particulier en hiver, lorsque les réserves hydrauliques ne doivent pas se trouver à sec trop tôt.
La limite pour une autarcie de production est donnée par les précipitations car, à moins d’envahir nos voisins, il n’est pas possible de récolter plus de pluie qu’il n’en tombe sur des bassins versants qui sont pratiquement tous captés. L’un des avantages du nucléaire est que la ressource énergétique est facile à garder en stock pour couvrir des besoins pluriannuels. Cela réduit la dépendance à l’égard d’un petit nombre de fournisseurs.
La crainte d’une pénurie pour cet hiver est bien présente dans les esprits car nos deux voisins sont en difficulté, la France pour des questions d’entretien et réparation de beaucoup de centrales, et l’Allemagne par sa difficulté de s’approvisionner en gaz. On ne chauffe qu’à 19 °C, prévoit des interruptions et met en service une centrale d’appoint au gaz. Jamais les générateurs diesel n’ont été si demandés. Il faut noter que, si priorité doit être donnée, ce sera au bénéfice des industries exportatrices plutôt qu’à un « sauvetage » populiste.
TES. : Vous rappelez que le Conseil fédéral s’est engagé pour une politique de décarbonations. Le scénario prévu est il envisageable ?
MDR. : Décarboner signifie cesser de brûler des combustibles d’origine fossile. En Suisse, tout comme en France, ils ne sont que très peu utilisés pour produire du courant. Il s’agit donc d’électrifier les automobiles et les chauffages domestiques et industriels. L’évaluation approximative que j’en ai fait indique que la production électrique devra augmenter d’au moins 60%.
Le scénario qu’avait mis en place notre Conseil fédéral n’envisageait pas cet ordre de grandeur. Une autre raison de copier l’Energiewende allemande était l’abandon du nucléaire, qui est ancré dans une loi interdisant de construire de nouvelles centrales.
La théorie officielle est donc de réaliser l’en-même temps : décarboner et renoncer à terme au nucléaire, C’est une mission que j’évalue comme impossible.
La raison principale est que les nouvelles énergies dites renouvelables ne produisent que par intermittence. On ne s’éclaire pas au solaire à minuit ni ne fait tourner une fraiseuse par calme plat. Par ailleurs, lorsque le vent est abondant et que le soleil brille, la production sera à un pic en excès de la demande. Il faudra ou bien renoncer à cette production ou la stocker sous une autre forme pour la réinjecter dans le réseau plus tard. Cette mise en stock n’est pas comme celle des jouets qu’accumule le Père Noël, il faut transformer le courant en autre chose – de l’eau pompée vers un lac en altitude ou du lithium métallique dans une batterie – puis retransformer cet inventaire en électricité. Ce jeu de va-et-vient s’accompagne de pertes : il faut à chaque fois charger 125 pour récupérer 100.
L’originalité de mon étude est d’évaluer la taille de ces systèmes de mise en stock à la vitesse requise et de stockage pour le temps requis, ce à quoi, étonnamment, personne ne s’était risqué. Alors que le solaire photovoltaïque ne produit que pour l’équivalent de 950 heures par an, et le double pour l’éolien, il est nécessaire d’installer des puissances de pointe considérables pour fournir du courant toute l’année.
Le résultat est qu’un système composé à 100 % de renouvelables devrait atteindre des dimensions physiques inimaginables, presqu’exclusivement consacré à écrêter les pics et vallées et compenser les pertes. Sans même considérer les lignes à haute-tension qu’il faudrait multiplier, les investissements à réaliser au cours d’un siècle seraient huit à dix fois fois plus élevés qu’une solution similaire à l’actuelle, constituée uniquement de nucléaire et d’hydraulique. Mais ces chiffres mêmes sont trompeurs : c’est physiquement, géographiquement et hydrologiquement irréalisable.
TES. : Vous imaginez dix stratégies pour l’approvisionnement électrique, quelles sont-elles ?
MDR. : La question la plus critique pour une stratégie est celle de la validité des buts qu’elle doit atteindre. Avant tout, c’est un approvisionnement énergétique sûr et stable qui doit être assuré. Les risques pour la santé et l’environnement, toujours présents, doivent être minimisés, tout comme l’empreinte faite sur le territoire. Et puis, il y a la décarbonisation qui est justifiée par les engagements pris à l’endroit de l’accord de Paris sur le climat, mais aussi parce que cette ressources bon marché sera un jour tarie. Pour l’électricité, ces buts se déclinent en production en autarcie sans aucun black-out, impact minimal des installations de production sur l’environnement et, bien entendu, une électrification des activités actuellement menées à l’aide de combustibles fossiles.
L’essentiel de cette stratégie est fait de bon sens, par exemple, diminuer la demande par l’amélioration de l’efficience énergétique et la recherche d’alternatives.
Il y a aussi des points qui doivent être tout d’abord compris puis adoptés. Le potentiel hydraulique du pays est limité et c’est la seule forme pilotable qui permette de s’adapter minute par minute à la demande ; une extension est encore possible, quoique très marginale. Pour pouvoir l’utiliser à bon escient, il faut assurer le soutien d’une production de base suffisante, continue en forme de ruban. La seule forme non carbonée qui permet cela est la technologie nucléaire, c’est un constat incontournable.
Actuellement, sous la force de tous les intérêts particuliers qui se manifestent face à la promesse d’un festin subventionné, la promotion des véhicules électriques et des pompes à chaleur est en train de créer une demande que notre réseau n’est bientôt plus capable de satisfaire. On est en train de vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Et les investissements nécessaires ne se font pas depuis plusieurs décennies.
TES. : La situation de la France est-elle la même ?
MDR. : Il y a des similitudes puisque l’électricité française est aussi quasiment décarbonée. Il n’y a qu’une centrale à charbon qui est encore en service d’appoint. Il faut noter que cet appoint est actuellement essentiel. En Allemagne on peut même dire que les renouvelables sont le cache sexe du charbon et du gaz ; sans ces derniers, rien ne se passe.
L’éolien off-shore est une possibilité que n’a pas la Suisse. Mais il n’est pas sans controverse et ne fait que réduire un peu la facture grâce à une meilleure capacité d’utilisation (2700-3200 heures par an à 100 % équivalent).
Faute d’hydraulique d’accumulation suffisant, il faut aussi que certaines centrales nucléaires puissent être pilotables, adaptables rapidement aux fluctuations de la demande. Je remarque cependant que les ambitions nucléaires sont faibles car il faut aussi supposer que la demande en électricité devra elle aussi augmenter de 60% environ. Les quatorze centrales annoncées ont plus un goût du remplacement du parc que de son extension.
TES. : Des propositions de décroissance sont faites, aussi dans votre pays. N’est pas là la solution non technologique qui mettra l’humanité définitivement à l’abri de ses propres excès ?
MDR. : J’exclu cela de mon étude parce qu’elle s’adresse plutôt aux menteurs qui prétendent satisfaire tous les besoins à l’aide de renouvelables intermittentes. Je démontre que cela passe par des insuffisances qu’ils n’ont jamais évaluées sérieusement.
Toute étude d’impact d’une stratégie de décroissance franche et assumée s’achoppe d’ailleurs à la question de son objectif : combien de décroissance, quand, aux dépens de qui ? Les réponses à ces questions si simples et évidentes sont toujours embarrassées et emberlificotées. « Penser un mode de vie nouveau » : c’est l’aspiration moralisante de qui ne sait ni penser ni agir ; cela ne peut que mal finir.
(1)Approvisionnement électrique de la Suisse conforme aux objectifs climatiques https://blog.mr-int.ch/?page_id=8657
(2) https://clubenergie2051.ch/
(3) https://c-c-netzwerk.ch/
Du même auteur
False Alarm (1) de Bjorn Lomborg : un seau d’eau sur l’alarmisme climatique