Les idéologues de la décroissance sont des stratèges et des communicants redoutables. Ils ont compris que le maillon faible de l’écosystème économique mondial se trouve dans l’agriculture parce qu’elle assure la nourriture et donc la survie des habitants de la planète. Remettre en cause l’agriculture productive et étendre au maximum l’agriculture biologique, c’est un moyen caché d’introduire le virus de la décroissance de la production agricole pour affaiblir le « système ».
Le succès des contestataires de l’agriculture d’aujourd’hui repose en grande partie sur l’utilisation d’un outil dialectique qui a fait ses preuves et très bien décrit par Gérald Bronner 1: le mille feuilles argumentatif. Il s’agit d’aligner un maximum d’arguments négatifs, mêmes très fragiles, mais plausibles pour un non spécialiste et suffisamment nombreux pour qu’un profane en tire la conclusion de type « tout ne peut pas être faux ». Ces critiques de l’agriculture conventionnelle sont d’autant plus efficaces qu’elles jouent sur l’exploitation de la peur.
C’est ainsi que successivement les attaques contre l’agriculture conventionnelle ont portées sur les dangers de l’utilisation des intrants agricoles : les engrais chimiques, puis les produits phytosanitaires, puis le génie génétique en argumentant dans un premier temps que c’était mauvais pour la santé (la malbouffe), puis pour l’environnement ( la pollution), puis pour la qualité, puis pour las biodiversité, pour le climat (réchauffement climatique) et finalement néfaste pour la divine nature. Si on observe aussi ce qui s’est passé au niveau de la production, les critiques ont concerné dans un premier temps les fruits et légumes, puis les grandes cultures, puis l’élevage. Au niveau des acteurs, les critiques ont porté sur les grandes exploitations agricoles dites industrielles puis les grandes entreprises de la chimie, puis les entreprises de la génétique. Enfin, pour couvrir le tout, sont dénoncés les dangers de la mondialisation, une auberge espagnole qui permet d’accueillir les inquiets de tous bords. Ainsi les arguments contre l’agriculture d’aujourd’hui s’accumulent à l’infini.
Connaissez -vous d’autres activités économiques qui soient ainsi attaquées avec une aussi grande multitude d’arguments repris très largement par les medias ? Le mille feuilles est devenu très épais, sans aucun doute un cas d’école. On comprend qu’il ne soit pas facile, voire impossible, de répondre point par point à toutes ces critiques qui font appel à des connaissances agronomiques, chimiques, biologiques, économiques, écologiques….Dans cette situation, « un contre-argumentaire nécessite des compétences qu’un homme seul ne peut mobiliser » (Gérald Bronner). La tâche est pratiquement impossible.
Ces critiques sont d’autant mieux reçues et perçues que ces adeptes de la décroissance proposent en même temps une solution miraculeuse, simple, facile à comprendre et qui semble apporter une réponse à toutes leurs critiques sur l’agriculture conventionnelle : l’agriculture biologique.
Le tout bio est-il possible ? et est-il souhaitable ?
Nous n’aborderons pas la question de savoir si le bio est meilleur pour la santé ou pour l’environnement. La bio répond incontestablement à un besoin du marché qu’il faut satisfaire (2). Mais que se passerait-il si l’agriculture bio devenait le modèle agricole dominant, voire exclusif selon le projet avancé par certains ? Nous partons d’un fait incontestable. En passant au bio on diminue les rendements des cultures de 10 à 50 %, soit en moyenne de près de 30 %. C’est le chiffre retenu par la plupart des études recensées que nous avons analysées (2). Notons qu’il n’y a pas que le passage au bio qui réduit les rendements. On peut aussi engager l’agriculture dans la voie de la décroissance en dressant toute une palette d’obstacles à la protection des plantes (génétique « dégénérative », création d’impasses techniques…) ou à l’implantation des cultures (distanciation des traitements chimiques/voisinage, surfaces agricoles réservées à la biodiversité…) ou à l’utilisation et la gestion de l’eau (Obstacles au stockage de l’eau.) alors qu’il n’existe pas de solutions alternatives.
Comment alors nourrira-t’on le monde dont les besoins alimentaires augmentent avec un modèle agricole qui diminue l’offre disponible sans être obligé d’augmenter les surfaces cultivables dont on connait les dangers pour la biodiversité et le réchauffement climatique. Oui, c’est possible de nourrir le monde avec l’agriculture bio disent plusieurs études parues (3) récemment, ce qui permet aux adeptes de l’agriculture biologique de crier victoire. Mais ils omettent souvent de préciser que ces études conditionnent la réussite de ce scénario à deux conditions : c’est possible si on diminue de 50 % les gaspillages tout au long de la chaine alimentaire et si, en plus, on diminue significativement, voir supprime, la consommation de viandes parce que l’élevage est sur consommateur de surfaces agricoles dont l’agriculture bio a besoin pour compenser les rendements déficients de ses productions végétales.
Si ces deux conditions pour nourrir la planète avec la seule agriculture biologique semblent incontournables, sont-elles à notre portée ?
Réduire les gaspillages, est-ce possible ?
Selon des données de 2011, la FAO, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, révélait qu’un tiers de toute l’alimentation produite au niveau mondial n’atteignait jamais l’assiette du consommateur. Les pertes et gaspillages sont répartis à parts comparables entre 3 grandes catégories : le stade de la production agricole, celui de la consommation finale, et enfin l’ensemble des étapes intermédiaires entre le champ et la cuisine (stockage, transport, transformation, distribution).
Ce chiffre de 30 % est maintenant repris par tous alors que cette estimation repose sur des informations éparses et difficilement vérifiables. La Commission européenne estime qu’environ 20 % des denrées produites dans l’Union européenne (UE) sont perdues annuellement. Le taux de pertes est le plus élevé pour les fruits et légumes ainsi que les tubercules, puisque les pertes représentent l’équivalent de la moitié des quantités mises sur le marché.
Mais une généralisation de l’agriculture bio ne sera-t-elle pas source de pertes supplémentaires compte tenu de son cahier des charges qui lui interdit l’utilisation des conservateurs, additifs de synthèse et autres technologies comme l’ionisation ? Or l’amélioration de la conservation a permis aussi de réduire le gaspillage. Rappelons qu’un fruit ou un légume bio est par définition toujours un peu plus fragile (variétés spécifiques, cueillette à maturité, pas de traitement chimique après récolte…).
L’objectif de réduire de 50 % le gaspillage pour permettre à l’agriculture bio de nourrir le monde est donc louable mais est-il réaliste ? « Tout le monde parle de diminuer le gaspillage et les initiatives se sont multipliées depuis quelques années. Mais si l’on observe lucidement la situation, on s’aperçoit que la bonne volonté des uns et des autres sur le terrain, dans les collectivités territoriales, les associations ou les entreprises ne suffit pas à faire reculer radicalement le gaspillage à l’échelle d’un pays comme le nôtre » (Guillaume Garot, rapporteur en 2015 d’un projet de loi pour lutter contre le gaspillage).
Notons que cette réduction du gaspillage concerne tout autant l’agriculture conventionnelle que l’agriculture bio. Ainsi si on réduit le gaspillage de 50 %, on diminuera les besoins de surfaces cultivables de l’agriculture biologique mais on pourrait tout autant réduire les gaspillages de l’agriculture conventionnelle.
Modifier le modèle alimentaire, est-ce possible ?
Selon la plupart des études, la capacité de l’agriculture biologique à nourrir le monde dépendrait de la modification du régime alimentaire impliquant une diminution de la consommation de protéines animales, l‘objectif étant de diminuer les quantités de céréales consommées par les animaux d’élevage pour libérer des terres pour les cultures bio destinées directement à l’alimentation humaine. En effet, faute de surfaces agricoles supplémentaires disponibles et si on veut préserver la biodiversité, il sera impossible de nourrir la planète en 2050 si tous ses habitants adoptent les habitudes alimentaires de nos pays industriels.
Pour les plus prudents il s’agirait de réduire cette consommation de protéines animales de 30 %, d’autres évoquent plutôt le chiffre de 50 %, voir plus. Dans tous les cas cela signifie une diminution du cheptel animal.
Mais conditionner la généralisation de l’agriculture bio à la baisse de consommation de viandes dans le monde ne laisse pas beaucoup de chances à l’avenir de ce scénario. En effet dans tous les pays du monde, au fur et à mesure que le niveau de vie augmente, la consommation de produits animaux, et notamment de viande, augmente. En France, elle est passée de 20 kilogrammes par personne et par an au début du 19e siècle à 90 kg aujourd’hui. Et environ 75 % des protéines que nous ingérons sont d’origine animale (viande, poisson, produits laitiers, œufs) contre seulement 25 % il y a un siècle. Tous les nutritionnistes s’accordent à dire qu’il ne faudrait pas dépasser 50 % de protéines animales. Mais est-ce bien réaliste de penser que l’on puisse convaincre les habitants de la planète de consommer moins de viande alors que la consommation de viande augmente dans le monde avec le développement des classes moyennes.
Peut-on la réduire alors que ceux qui accroissent leur consommation de viandes sont ceux qui déjà mangent peu de viande. Cette demande supplémentaire vient des pays pauvres et émergents où chacun ne consomme que très peu de viande, en attendant d’améliorer son pouvoir d’achat pour consommer plus de viandes.
En Chine, par exemple, la consommation de viande est de 50 kilogrammes par habitant et par an. Elle a doublé en moins d’une génération et elle continue à augmenter. Même en Inde, pays traditionnellement consommateur de produits laitiers plutôt que de viande, la consommation de cette dernière ne cesse d’augmenter.
Les buts cachés de la décroissance agricole
Ainsi ces deux conditions semblent hors d’atteinte dans une échéance de plusieurs décennies. En conséquence la sécurité alimentaire de la planète par la seule agriculture bio, (voire même si l’agriculture bio occupait 50 % des surfaces agricoles) ne peut pas être assurée. Généraliser l’agriculture biologique serait donc une politique à hauts risques pour la sécurité alimentaire et donc la paix sociale mais aussi pour le pouvoir d’achat des consommateurs.
Par contre il serait possible de nourrir la planète avec une agriculture durable écologiquement intensive, c’est-à-dire une agriculture hybride, appelée aussi troisième voie, qui utiliserait en même temps les bonnes pratiques de l’agriculture biologique et les avancées scientifiques majeures de l’agriculture productive en particulier au niveau de la génétique, de la robotique, du numérique…
Mais ces avancées sont refusées par les idéologues de l’agriculture biologique qui ne veulent à aucun prix que l’agriculture productive puisse également devenir écologique et refusées aussi par les acteurs économiques du bio qui ne tiennent pas à ce que leurs produits bio soient concurrencés par cette agriculture de la troisième voie. On le constate concrètement avec les critiques en provenance des acteurs du bio qui s’abattent sur la norme HVE, maillon essentiel dans cette avancée vers la troisième voie de l’agriculture.
Ainsi en soutenant un développement trop important de la bio comme le fait l’Union européenne avec son pacte vert, elle s’engage irrémédiablement sur la voie de la diminution du potentiel productif de l’agriculture européenne. Pour les penseurs de la décroissance, c’est sans doute le but ultime recherché. En sachant pertinemment que l’AB ne pourra jamais toute seule nourrir la planète et en faisant en sorte d’accumuler les obstacles au développement de l’agriculture conventionnelle, ils préparent les famines du futur, ce qui signifie baisse de la population mondiale et multiplication des révoltes populaires. Pour les idéologues les plus extrémistes de la décroissance, les « kmers verts », ces révoltes de la faim créent les conditions les plus efficaces pour faire la révolution, mettre à bas le système capitaliste et la démocratie elle-même.
Ainsi la sécurité alimentaire est la première condition pour sauvegarder notre système démocratique et la souveraineté alimentaire est le premier maillon de la souveraineté économique. Saurons-nous y penser alors que les crises alimentaires ont en forte augmentation sur la planète et que les signes d’une régression de la production agricole se multiplient en Europe ? La réforme de la PAC « de la fourche à la fourchette » qui préfigure une baisse du potentiel productif de l’agriculture agricole européenne de 7 à 12 % selon une étude de l’USDA n’est décidément pas rassurante, ni pour l’Europe, ni à long terme pour la sécurité alimentaire de l’humanité qui a besoin d’une partie de la production agricole européenne pour se nourrir. Le Président de la République a récemment proposé de produire plus pour relancer notre économie. Produire plus mais aussi mieux, c’est une très bonne idée pour notre agriculture mais l’Europe agricole en prend-t’- elle le chemin ?
- Gerald Bronner : La démocratie des crédules
(2) Bernard Le Buanec, coordinateur : Le tout bio est-il possible ? Editions Quae
(3) Rapport du service de prospective scientifique du Parlement Européen : Une agriculture sans produits de protection des plantes-Pouvons-nous produire sans herbicides, fongicides et insecticides ? (2019)
– Rapport du FIBL : Stratégies pour nourrir le monde de manière plus durable avec l’agriculture biologique (2017)
– Rapport IDDRI -TYPHA : une Europe agro-écologique : une option souhaitable et crédible face aux enjeux alimentaires et environnementaux (2017)
– Etude SOLAGRO : Scénario ALTERES 2050 (2016)-
Bonjour,
Concernant la relation entre le bio et l’élevage, il me semble qu’il y a un autre aspect qui n’est pas développé mais qui me parait important : l’utilisation de fertilisants organiques issues de l’élevage dans la production bio.
L’agriculture bio, pour atteindre les rendements qu’elle connait actuellement, utilise des intrants (phytosanitaires ou fertilisants).
Je me concentre ici sur la fertilisation : comme le cahier des charges bio interdit l’utilisation d’engrais minéraux de synthèse, la production bio utilise des engrais organiques majoritairement issues de l’élevage.
Donc si pour produire 100% bio, il faut drastiquement réduire l’élevage, on va aussi automatiquement détruire la seule source d’engrais disponible pour la production bio : les effluents d’élevage. Donc certes, on aura libéré des terres pour la production bio, mais cette production ne bénéficiera plus de fertilisation, les rendements vont encore s’effondrer.
Que donne le bilan final en termes de production alimentaire totale ?
Il me semble que l’agriculture biologique ne peut exister sans l’élevage. Les études qui mettent en avant le fait qu’on peut passer à 100% de production bio en réduisant drastiquement l’élevage pour libérer des terres semble passer complètement à côté de la problématique de fertilisation des cultures bio.
Et l’agriculture en général est un excellent moyen de capation de CO2. En réduisant drastiquement les rendements, la captation sera d’autant réduite contrairement aux engagement des Etats.