A l’occasion de la parution du Living Planet du WWF, Philippe Stoop, membre de l’Académie d’agriculture, s’interroge sur certaines affirmations de ce rapport. Une analyse précise en deux parties qui remet en cause certaines idées reçues.
La contrepartie oubliée
La nouvelle édition du rapport du WWF, « Living Planet » vient de sortir. Comme tous les deux ans, elle rappelle la chute rapide de la biodiversité mondiale, et le rôle majeur qu’y joue l’agriculture. Mais comme d’habitude, elle entretient aussi une certaine ambiguïté sur les mécanismes par lesquels la production agricole contribue à cette dégradation. Dans l’esprit de la majorité des citoyens, c’est bien sûr l’agriculture intensive qui en est la cause, mais est-ce si sûr ? L’approche scientifique dite du land sharing et du land sparing, récemment remise en avant par l’INRAE, étudie ce sujet… et ses réponses sont plus nuancées qu’on ne le croit généralement !
S’il y a un sujet qui fait presque totalement consensus en France quand on parle d’agriculture et d’environnement, c’est que l’ennemi à abattre est l’agriculture intensive, responsable de tous les maux ; à l’inverse, les formes d’agriculture extensive (agricultures bio, paysannes, agroécologie,…) sont parées de toutes les vertus, y compris pour la préservation de la biodiversité.
Ce consensus mérite pourtant réflexion, en raison d’une objection évidente : par définition, une agriculture extensive produit moins d’aliments par hectare qu’une agriculture intensive. A l’échelle globale, elle nécessite donc plus de surface agricole pour nourrir l’humanité… au détriment d’espaces naturels à forte biodiversité. Or les études globales sur l’érosion de la biodiversité montrent bien que la cause majeure en est la dégradation des habitats naturels, due en particulier à la déforestation pour augmenter les surfaces agricoles (1). Il y a donc un bon compromis à trouver, en fonction du différentiel de biodiversité entre espaces naturels et agricoles. Cette question a été formalisée sur le plan scientifique par la comparaison entre « land sharing » et « land sparing ». Bien qu’initiés essentiellement par des chercheurs anglo-saxons, ces travaux sont maintenant fréquemment cités par la recherche française, pour expliquer les bénéfices de l’agroécologie sur la biodiversité. Toutefois, ces démonstrations s’abstiennent souvent de rappeler un élément essentiel, complètement oublié par les politiques françaises et européennes : à l’échelle globale, une politique d’extensification de l’agriculture n’a des bénéfices pour la biodiversité, que si les pays qui la pratiquent augmentent leurs surfaces agricoles, ou réduisent leur demande en produits alimentaires. De plus, même à l’échelle locale, le modèle théorique le plus souvent cité sur ce sujet indique qu’à production égale, l’agriculture raisonnée (qui maintenant le potentiel de rendement maximal des cultures) serait pour beaucoup d’espèces plus favorable à la biodiversité que les formes actuelles d’agriculture extensive.
Agriculture et biodiversité : une relation complexe
Il est vrai que l’agriculture est, dans une certaine mesure, antagoniste avec la biodiversité. Par définition, une parcelle agricole est un lieu où la biodiversité végétale est fortement réduite, puisque l’agriculteur cherche à y implanter de façon quasi-exclusive l’espèce cultivée qu’il a semée (ou, dans le meilleur des cas, quelques espèces cultivées). Et comme la biodiversité animale d’un écosystème est elle-même très liée à la biodiversité végétale, la biodiversité d’une parcelle cultivée (même en bio) est nécessairement inférieure à celle de n’importe quel milieu naturel. Cette tendance a été encore aggravée, à l’échelle du paysage, par la politique d’intensification qui a suivi la seconde guerre mondiale : destructions de haies en zones de grandes cultures, simplification des rotations, effets des pesticides sur les organismes non-cibles.
Ce constat vaut surtout pour les cultures annuelles (grandes cultures comme le blé ou le colza, ou cultures industrielles comme la betterave ou la pomme de terre). Il doit être nuancé pour les prairies permanentes ou pour l’arboriculture : ces cultures génèrent des espaces ouverts, qui peuvent au contraire attirer des espèces végétales ou animales qui n’existeraient pas, ou seraient plus rares, dans les écosystèmes spontanés locaux, le plus souvent forestiers dans nos climats tempérés. Toutefois, comme elles occupent des surfaces beaucoup plus réduites que les grandes cultures, il est raisonnable de considérer qu’en moyenne, les surfaces cultivées, même extensivement, hébergent une biodiversité nettement plus faible que les espaces naturels qui les encadrent, et que cette diversité est d’autant plus réduite que l’intensification est poussée. Cela soulève donc une question d’optimisation : qu’est-ce qui est le mieux pour la biodiversité ? Un modèle agricole extensif, qui maintient une biodiversité moyenne sur les parcelles agricoles, mais exige de grandes surfaces agricoles pour produire une quantité donnée d’aliments ? ou un système intensif, qui réduit davantage la biodiversité dans les parcelles agricoles, mais garantit des augmentations de rendement qui permettent de réduire les surfaces agricoles nécessaires pour alimenter l’humanité ?
Ces deux stratégies opposées ont été formalisées scientifiquement sous les termes de « land sharing » (modèle extensif, où les parcelles agricoles accueillent une large biodiversité non productive) et « land sparing » (modèle intensif, où les parcelles sont conduites à leur potentiel de rendement optimal, de façon à réserver des surfaces maximales pour les espaces naturels).
Le choix entre land sharing et land sparing a (ou devrait avoir) des conséquences capitales sur la politique agroenvironnementale des pays qui le pratiquent :
- Si on choisit le land sparing, l’important est de préserver le maximum d’espaces naturels, et donc de maintenir un haut niveau de rendement dans les parcelles agricoles. Les agricultures les plus favorable à la biodiversité sont alors l’agriculture raisonnée (où les intrants sont raisonnés au plus juste à la parcelle pour obtenir le rendement optimal), et son extension l’agriculture de précision (où les techniques de l’agriculture sont spatialisées en continu, pour tenir compte des hétérogénéités intraparcellaires). On peut alors envisager de réduire les surfaces cultivées pour rétablir des milieux naturels ou semi-naturels (haies, prairies) comme réserve de biodiversité
- dans le cas du land sharing, les agricultures à favoriser sont des formes d’agriculture extensive (bio, de conservation, agroforesterie, agroécologie.. ). Dans ce cas, la contrepartie, souvent oubliée, est qu’il faut augmenter la surface agricole pour conserver le même objectif de production qu’en land sparing, ou agir sur la demande alimentaire des citoyens pour l’adapter à la baisse de production agricole. En l’absence de cette contrepartie, les pays qui extensifient leur agriculture vont bien sûr améliorer la biodiversité de leurs propres paysages agricoles. Mais ils devront importer plus d’aliments… et donc reporter sur des pays tiers les destructions de biodiversité causées par leurs besoins alimentaires non maitrisés.
Pour savoir laquelle de ces deux stratégies est la meilleure pour la biodiversité globale, on comprend facilement qu’il faut savoir comment la biodiversité des parcelles cultivées varie avec l’intensification de l’agriculture. Un modèle théorique, basé sur des considérations purement géométriques, a proposé un critère simple (au moins dans son principe), pour identifier laquelle de ces stratégies optimise la biodiversité dans un système agricole donné.
Le modèle de Green et al., et ses implications sur les politiques agricoles
Dans ce modèle (Green et al., 2005 (2) ), on calcule la biodiversité totale d’un territoire, en distinguant deux compartiments :
- des espaces naturels avec une biodiversité élevée (supposée homogène, et supérieure à celle des terres agricoles, même extensives)
- des surfaces cultivées avec une biodiversité plus faible, et décroissante quand l’intensification augmente
Les auteurs comparent ensuite les biodiversités globales obtenues dans des stratégies de land sharing et de land sparing, pour une production agricole donnée. Ils montrent que la stratégie qui maximise la biodiversité dépend de la forme de la courbe de décroissance de la biodiversité en fonction du rendement :
Fig 1 : Green et al montrent que le type d’agriculture qui maximise la biodiversité globale d’un territoire dépend de la forme de la courbe rouge, qui relie la biodiversité des parcelles agricoles à leur rendement. Le point le plus haut de cette courbe rouge représente la population ou la biodiversité moyenne des espaces naturels de la région considérée ; le point le plus bas représente celle de l’agriculture la plus intensive possible, et le carré vert la situation de l’agriculture la plus extensive restant compatible avec la demande alimentaire. Si la courbe rouge a la forme A (dite concave par les auteurs), la biodiversité sera maximale avec une stratégie de land sharing, c’est-à-dire une agriculture extensive maintenant une biodiversité satisfaisante à l’intérieur des parcelles agricoles. Dans le cas contraire (Fig 4.b), c’est au contraire le land sparing qui sera la solution optimale pour la biodiversité, c’est-à-dire un modèle agricole où les parcelles sont conduites à leur rendement maximal, afin de réserver le maximum d’espaces aux milieux naturels (Source : Fig 4. de Green et al)
Ce modèle fait deux hypothèses simplificatrices importantes, contre laquelle les auteurs mettent eux-mêmes en garde :
- il suppose que la biodiversité des milieux non cultivés n’est pas affectée par le niveau d’intensification des parcelles cultivées situées à proximité. Cette hypothèse parait raisonnable, compte-tenu des résultats qui montrent que la biodiversité mesurée à l’échelle de l’exploitation agricole (en intégrant les espaces non cultivés) est très proche entre exploitations bio et conventionnelles (avec un différentiel de 4,5% seulement en faveur des exploitations bio (3) )
- il suppose aussi que la biodiversité des espaces naturels ne serait pas influencée par une extension des espaces agricoles. Cela suppose qu’elle est indépendante de leur surface et de leur fragmentation. Cette hypothèse est par contre contradictoire avec la relation aire-espèces bien connue en écologie : la biodiversité d’un écosystème tend à diminuer quand il est fragmenté, et la résilience des populations diminue avec le fractionnement. Mais, comme il est difficile de quantifier cette relation aire-espèces, il serait trop complexe de l’intégrer dans ce modèle. Mieux vaut simplement garder en mémoire que le modèle de Green et al. tend à surestimer la biodiversité restant dans les espaces naturels, si leur fragmentation augmente à cause de l’extension des surfaces agricoles : il est donc intrinsèquement biaisé en faveur du land sharing, dans les régions très anthropisées où les écosystèmes naturels sont déjà minoritaires, comme c’est le cas dans la majeure partie des pays d’Europe. Ce biais s’exerce de façon encore plus radicale pour les espèces végétales ou animales propres aux espaces non cultivés (par exemple les espèces strictement forestières) : pour celles-ci, le modèle ne s’applique pas, seul le land sparing permet de préserver leur biotope, puisqu’elles disparaissent de tout espace cultivé, même extensivement.
Par principe, le modèle de Green et al est donc assez fortement biaisé en faveur du land sharing, en particulier pour les régions aux paysages très anthropisées (que ce soit par l’agriculture ou l’urbanisation). Mais comme nous le verrons dans la suite, ce biais n’a pas grande importance en pratique : Green et al considéraient en effet que, malgré cette distorsion en faveur du land sharing, les données disponibles penchaient majoritairement en faveur du land sparing. Notons en passant un élément dont nous verrons l’importance dans la suite : étant ornithologues, les auteurs avaient essentiellement en tête le modèle de la macro-faune épigée, c’est-à-dire les animaux de grande taille vivant en surface (par opposition à la faune du sol).
Si ce modèle est simple dans son concept, son application est plus difficile. En pratique, on ne connait pas en continu les courbes de relation population*rendement, qui peuvent varier suivant la façon de la façon dont on intensifie ou extensifie l’agriculture, et cette relation dépend sans doute des espèces cultivées. On peut toutefois l’appliquer à une comparaison de systèmes, dont les impacts sur la biodiversité commencent à être bien documentés : la comparaison entre agricultures conventionnelle et bio en Europe. Si on se situe dans le cadre d’une transition dont le point de départ est l’agriculture intensive (ce qui est le cas pour la transition agroéocologique en cours en France), l’interprétation du modèle de Green se réduit à une question simple : identifier la position d’un type d’agriculture donné sur le graphe de la Fig. 1. Si une forme d’agriculture extensive a un ratio biodiversité/rendement qui la situe au-dessus de la diagonale bleue, développer cette agriculture permettra d’augmenter la biodiversité, malgré l’augmentation de la surface agricole qui en résulte. Si elle se situe en-dessous de la diagonale, son bénéfice pour la biodiversité est trop faible en regard de la perte de rendement. Dans ce cas, à production égale, l’agriculture intensive sera plus favorable à la biodiversité.
Ce raisonnement est le seul qui tienne à l’échelle mondiale, tant que nous n’avons qu’une planète pour nous nourrir. A l’échelle d’un pays, on peut bien sûr décider qu’il n’est pas nécessaire de maintenir le niveau de production actuel. Mais, si on ne veut pas que cela conduise à une externalisation de pertes de biodiversité chez les pays agricoles tiers, il sera alors nécessaire de fixer des objectifs clairs pour équilibrer l’offre et la demande alimentaire nationale : soit en augmentant la surface agricole, soit en se fixant des objectifs de réduction de la demande alimentaire des citoyens du pays concerné.
Des interprétations nouvelles du modèle de Green et al.
Pendant longtemps, cette publication déjà ancienne a eu peu d’échos en France, où de façon générale le débat entre land sharing et land sparing n’a pas suscité beaucoup de recherches. Il est vrai que sa conclusion allait plutôt à l’encontre de l’enthousiasme général pour l’agriculture bio, ce qui n’a sans doute pas contribué à la populariser.
De façon un peu inattendue, le modèle de Green et al. a connu un regain d’intérêt récent en France, la direction scientifique de l’INRAE l’utilisant fréquemment pour expliquer les bienfaits de la transition agroécologique. Par exemple, dans un article de la revue de l’AFIS (Association Française pour l’Information Scientifique (4) ), C. Huyghe, Directeur Scientifique de l’INRAE pour l’agronomie, explique que l’agroécologie, en renforçant les services écosystémiques rendus par la biodiversité, permet de faire « remonter » la courbe de la fonction biodiversité = f(Production) dans le modèle de Green. C’est ce qu’il traduit dans la figure ci-dessous par « explorer les convexités » (N.B. : attention au fait que C. Huyghe appelle « convexe » la courbe que Green et al appelaient « concave »).
Fig 2 Extrait de l’article de C. Huyghe, adaptée de la fig. 4 de Green et al.
L’agroéocologie (dont l’action est représentée par la flèche orange) permettrait ainsi d’améliorer encore l’efficacité du land sharing pour augmenter la biodiversité sans faire baisser le rendement, voire en l’augmentant. Le raisonnement est exact sur dans la situation représentée par l’exemple de la figure 3. Mais il omet de rappeler deux réserves essentielles, pour les lecteurs qui ne connaitraient pas déjà le modèle de Green et al :
- améliorer la « convexité » (au sens de C. Huyghe) de la relation biodiversité*rendement n’a d’intérêt pour la biodiversité que dans une situation favorable au land sharing (donc au-dessus de la diagonale du graphe de Green et al.). Si le point de départ est en dessous de cette diagonale, « augmenter la convexité » n’améliore la biodiversité par rapport à l’agriculture conventionnelle, que si on remonte assez pour franchir le seuil de la diagonale descendante du graphe.
- si nous sommes bien dans une situation favorable au land sharing, une extensification de l’agriculture sera favorable à la biodiversité au niveau local, comme toujours, mais elle ne le sera au niveau global que si la surface agricole est augmentée en proportion de la baisse de rendement.
Qu’est-ce que cela donnerait en pratique ? Prenons l’exemple d’une comparaison de la biodiversité des sols menée par l’INRAE sur 3 systèmes de culture :
- conventionnelle
- bio
- agriculture de conservation, c’est-à-dire une forme d’agroécologie visant en priorité à la restauration de la structure et de la biodiversité des sols, avec une exclusion du labour profond au profit de techniques culturales simplifiées, et avec un recours modéré aux pesticides (y compris à l’occasion le fameux glyphosate…)
Cette étude (Henneron et al, 2014 (5) ) a montré une différence très forte de biodiversité dans le sol entre l’agriculture conventionnelle d’une part, et les agricultures bio et de conservation d’autre part : pour la plupart des espèces étudiées, leur abondance dans les modes alternatifs est beaucoup plus élevée (de l’ordre de 5 à 10 fois). Pour la majorité des groupes étudiés, cette abondance est encore plus élevée en agriculture de conservation, qui obtient par ailleurs des rendements légèrement plus élevés que le bio, mais restant nettement inférieurs à ceux du conventionnel (pour le blé, 68, 62 et 92 q/ha respectivement). Dans cet exemple, nous sommes typiquement dans le cas décrit par C. Huyghe :
Fig. 3 : Positions de l’agriculture bio et de l’agriculture de conservation dans le graphe de Green et al, d’après les résultats de Henneron et al. Dans cette étude, qui porte sur la faune du sol, il est clair que ces deux formes d’agriculture extensives se situent dans le haut du graphe, c’est-à-dire le domaine favorable au land sharing. A production égale, la biodiversité globale des sols serait donc plus élevée si l’on passait de l’agriculture intensive à l’agriculture bio ou de conservation, malgré l’augmentation des surfaces agricoles que cela nécessiterait. Comme le montre C. Huyghe dans son interprétation du modèle de Green et al, les leviers agroécologiques mobilisés par l’agriculture de conservation la rendent écologiquement plus performante que l’agriculture bio, bien qu’elle utilise occasionnellement des pesticides de synthèse.
Les deux modes d’agriculture extensifs se situent dans la zone supérieure du graphique de Green et al, donc le modèle agricole le plus favorable à la biodiversité du sol est le land sharing, avec remplacement de l’agriculture conventionnelle par les systèmes alternatifs (parmi lesquels l’agriculture de conservation, AC, est encore plus performante que le bio AB). Toutefois, il ne faut pas oublier que, si l’on ne veut pas que cette extensification diminue notre capacité à produire localement, et nous pousse à augmenter nos « importations de déforestation », il faudra augmenter les surfaces agricoles de 35 % (pour l’agriculture de conservation) à 48% (pour le bio) : un effort difficilement imaginable, même pour un pays resté relativement rural comme la France, et qui se traduirait nécessairement par une réduction drastique de la surface des espaces naturels ou semi-naturels. A l’heure actuelle, les terres agricoles cultivées couvrent 36% de notre territoire, les surfaces toujours en herbe 15%, les espaces naturels et prairies permanentes 36%, et les zones artificialisées 13% (6). Un land sharing basé sur le bio nécessiterait de porter les surfaces occupées par les cultures à 53% (36*92/62) du territoire, c’est-à-dire d’y ajouter 17%. Si on souhaite épargner au maximum les espaces naturels, même convertir totalement les prairies en grandes cultures n’y suffirait pas : il faudrait mordre de 2% environ sur les espaces naturels. En fait, ce chiffre est d’ailleurs sous-estimé : en France, la majorité des prairies permanentes sont dans des régions à faible potentiel agronomique. Si on les convertissait en grandes cultures, les rendements y seraient nettement plus bas que dans les régions de production actuelles. L’augmentation nécessaire des surfaces agricoles serait donc en fait plus élevée. La situation serait une peu meilleure, mais à la marge, avec un land sharing basé sur l’agriculture de conservation à la place du bio :
Fig.4 Le modèle de Green et al appliqué aux résultats de Henneron at al. : La France a actuellement un paysage assez équilibré, avec 36% d’espaces naturels ou semi-naturels, et des espaces agricoles partagés entre 36% de surfaces cultivées, et 15% de surfaces toujours en herbe, les 13% restant étant occupés par les milieux artificialisés. A production agricole égale, une transition totale vers le bio améliorerait la biodiversité totale des sols. Mais elle nécessiterait un remplacement total des prairies permanentes par des cultures, et il faudrait de plus rogner un peu sur les espaces naturels. Une transition vers l’agriculture de conservation n’améliorerait pas fondamentalement cette situation. Une politique de land sharing à production égale demanderait donc une reconversion massive aux grandes cultures des régions actuellement consacrées à l’élevage, et appauvrirait gravement leurs paysages… et leur biodiversité épigée (c’est-à-dire la flore et la faune vivant au-dessus du sol).
En fait, il ne serait pas forcément souhaitable, même pour la biodiversité, que l’extension des sols cultivés induite par le land sharing se fasse exclusivement aux dépens des prairies : celles-ci constituent en elles-mêmes un milieu biologique de qualité, et d’une grande valeur paysagère. Les faire disparaître totalement dégraderait gravement la qualité des paysages français. Il serait sans doute préférable de faire porter une partie de l’extension des surfaces cultivées par les zones actuellement occupées par les forêts : celles-ci se sont sensiblement étendues tout au long du XXème siècle, il serait relativement indolore pour la biodiversité nationale d’en remettre certaines en cultures. Mais c’est une transition bien plus compliquée à gérer d’un point de vue technique, économique et juridique, que de retourner une prairie.
Si on raisonne dans le cadre du modèle de Green et al, il donc exact qu’une extensification de l’agriculture française serait favorable à la biodiversité des sols, quand on se base sur l’étude INRAE. Mais, si on ne veut pas que cette extensification se traduise par une baisse de production, qui pénaliserait notre capacité à nous nourrir localement, cela se traduirait par une dégradation drastique des paysages agricoles français. Bien sûr, cette augmentation des grandes cultures pourrait être accompagnée par une politique de restauration des haies, bandes enherbées et autres éléments du paysage favorables à la biodiversité. Mais cela augmenterait encore la surface consacrée aux cultures et leur environnement immédiat, et nécessiterait encore une réduction supplémentaire de l’espace réservé aux milieux naturels.
On voit bien qu’à production égale, une transition massive de l’agriculture française à des systèmes extensifs nécessiterait de tels bouleversements du paysage agricole qu’elle est très peu crédible. De plus, cette conversion nécessiterait une réduction significative des espaces naturels. Or nous avons vu que le modèle de Green et al, par définition, n’est pas pertinent pour les espèces strictement inféodées à ces espaces, incapables de s’adapter aux cultures. Pour les espèces forestières ou propres aux milieux humides, toute augmentation des surfaces agricoles a un effet négatif, d’autant plus important que ces espaces naturels sont fragmentés. Il est donc évident que, pour être réaliste, une politique d’extensification de l’agriculture nécessite d’accepter une baisse significative de la production agricole. Si l’on ne veut pas que cette baisse de production se traduise par un recours accru aux importations agricoles, et donc à un report de notre empreinte écologique alimentaire sur d’autres pays, il est donc nécessaire de réduire la demande alimentaire nationale. Dans les pays développés globalement bien nourris, c’est tout-à-fait possible, et même potentiellement souhaitable pour la santé. Les leviers possibles sont bien identifiés : réduction raisonnée de la consommation de viande, et du gaspillage alimentaire. Mais leur effet potentiel est actuellement mal quantifié. Et surtout, aucune politique agroécologique française ou européenne n’a intégré ce volet indispensable sérieusement, c’est-à-dire avec des objectifs chiffrés.
Nous venons de voir que, si l’on suit le modèle de Green et al, une application écologiquement responsable du land sharing (c’est-à-dire à production agricole égale) améliorerait la biodiversité globale des sols, mais se traduirait par une forte dégradation des paysages des régions actuellement occupées par des prairies ou des espaces naturels. Après tout, s’il faut faire ce sacrifice pour sauvegarder les vers de terre et les collemboles, espérons que les citoyens seront prêts à nous suivre si on leur explique bien les enjeux. Mais il y a encore plus gênant : pour la flore, et pour la faune épigée (vivant au-dessus du sol), le modèle penche très fortement en faveur du land sparing… c’est-à-dire le maintien d’une agriculture intensive ! C’est ce que nous allons voir dans la seconde partie de cet article.
Image par Mylene2401 de Pixabay
(1) https://www.wwf.fr/sites/default/files/doc-2018-10/20181030_Living_Planet_Report-2018.pdf
(2) Green R.E et al., 2005, « Farming and the Fate of Wild Nature », Science307, 550-555
(3) Schneider, M.K. et al, 2014. « Gains to species diversity in organically farmed fields are not propagated at the farm level », Nature Communications, 2014(5), 4151
(4) https://www.afis.org/Production-agricole-et-preservation-de-l-environnement-est-ce-possible
(5) Henneron et al. , 2014 : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01173289
(6) Enquête TERUTI 2015 https://artificialisation.biodiversitetousvivants.fr/bases-donnees/teruti-lucas
Lire la seconde partie
L’agriculture extensive favorable à la biodiversité ? (Première partie)
l’agriculture raisonnée (qui maintenant le potentiel de rendement maximal des cultures).
Pour moi l’agriculture raisonnée ne cherche pas à obtenir le maximum de rendement mais cherche à optimiser les moyens et les facteurs de productions pour que ceux-ci permettent à chaque production d’exprimer son potentiel optimal une année climatique donnée. Cette agriculture permet ainsi que la perte de rendement potentielle (celle qui est aujourd’hui permise par l’amélioration génétique) soit la plus minime possible. Le rendement d’une culture n’est pas une échelle que l’agriculteur monte mais une échelle qu’il doit éviter de descendre avec son action tout au long de la croissance des plantes.
Quand on sème une culture dans un champ, les graines ne « savent » pas qu’elles sont semées dans un champ bio, un champ raisonné ou non dit conventionnel. C’est pourquoi il n’y a pas à opposer les modes de cultures. Le choix en revient à l’agriculteur sachant qu’un agriculteur bio doit savoir qu’il se prive de moyens évitant de descendre trop rapidement l’échelle et que ses actions doivent être aussi « raisonnées » pour que sa perte soit elle aussi la moindre possible avec les moyens qu’il a de produire.
La différence entre l’agriculture bio et l’agriculture raisonnée dite conventionnelle c’est l’efficacité des moyens utilisés pour produire. Or les moyens bios (et entre autres les produits phytopharmaceutiques bio), sont souvent bien moins efficace et la biodiversité fonctionnelle en fait partie.
Donc pour pallier à ce manque d’efficacité, l’agriculteur bio doit augmenter ses surfaces (entre 50 et 100%) pour compenser la perte plus grande d’efficacité de la production végétale ou animal.
Cette réflexion très sensé, c’est un de mes clients bio qui me l’a dite : « Lorsqu’une vache entre dans une pâture, celle-ci ne sait pas que je cultive ma prairie en bio. Elle a besoin d’une quantité de phosphore, de potassium, de magnesium, de calcium de sodium, de manganèse, de fer. Elle doit trouver l’essentiel de ces éléments dans l’herbe qu’elle broute. Donc je dois fertiliser ma pâture pour qu’elle trouve l’essentiel de ses besoins dans l’herbe ». Seule les engrais diffèrent entre l’agriculteur bio et l’agriculteur conventionnel. Et le résultat de cet agriculteur raisonné bio est seulement de 10 à 15% inférieur aux bons conventionnels. Mais, il est aussi 20 à 30% plus performant que ses voisins bio et son lait bio est de haute qualité, donc bien valorisé.
Pour conclure, l’agriculture bio devrait être la quintessence de l’agriculture raisonnée pour qu’elle aussi soit « productive ». Il est étrange que le mot productif est un mot valorisant dans l’industrie ou dans le tertiaire mais qu’il est à proscrire pour l’agriculture.
Richard DAMBRINE
Ingénieur Agronome, Consultant
Spécialiste de la nutrition et de la santé des plantes
Expert près les Cours d’Appel et Administrative d’Appel de Douai