Alors que la COP28 vient de s’achever à Dubaï, plus que jamais la politique énergétique démontre à quel point elle relève d’enjeux stratégiques pour l’avenir de l’humanité. C’est ce que nous démontre également Fabien Bouglé dans son dernier ouvrage « Guerre de l’énergie au cœur du nouveau conflit mondial » (Ed du rocher). Afin de donner un aperçu des problématiques l’auteur de cet essai (qui se lit comme un roman), a bien voulu répondre aux questions d’Europeanscientist.
The European Scientist : Vous vous êtes spécialisé sur les thématiques de l’énergie et de la transition énergétique. Comment en êtes-vous arrivé là ?
Fabien Bouglé : C’est la confrontation à un projet de centrale de 13 éoliennes en face d’une maison que j’étais en train de restaurer qui m’a fait m’intéresser au sujet de l’énergie… Un de mes premiers combats a été la lutte contre la corruption dans la filière éolienne et notamment le scandale des prises illégales d’intérêt qui était systématique. J’ai été très impliqué dans la fédération nationale de lutte contre la pollution éolienne et après avoir beaucoup étudié le sujet, j’ai écrit un premier livre « Éolienne la face noire de la transition écologique » : un succès de librairie. Lors de conférences, j’ai eu beaucoup de questions sur le nucléaire et je me suis aperçu que les français étaient victimes de désinformation sur le sujet. Ce premier livre m’a donc amené à un rédiger un deuxième « Nucléaire les vérités cachés » qui explique comment fonctionne le système électrique français. Ces deux livres ont permis de rétablir l’information par rapport à la filière éolienne et sur les mouvements anti-nucléaires qui sont intimement liés.
TES : Votre nouvel ouvrage met en lumière ce que vous appelez « la guerre mondiale de l’énergie ». D’où vous est venue l’idée ?
F.B. : Dans mon deuxième livre, je parle déjà de guerre de l’énergie mais en limitant mon analyse au conflit énergétique franco-allemand. Depuis et avec le choc gazier de 2021 suivi de la guerre en Ukraine, j’ai réalisé que cette guerre intra-européenne s’inscrivait en réalité dans un contexte beaucoup plus large qui est la troisième guerre mondiale de l’énergie … ce qui m’a conduit à la rédaction de cet ouvrage beaucoup plus géopolitique intitulé « Guerre de l’énergie, au cœur du nouveau conflit mondial ». Dans les années 70 au moment du choc pétrolier après la guerre du Kippour, il y avait des économistes et des spécialistes de la politique et de la guerre énergétique et on peut considérer que finalement, depuis lors, comme on n’avait pas de problème de dépendance énergétique, le gouvernement a perdu la compétence dans le domaine de la souveraineté énergétique.
Comme Il n’y a plus de compétences au cœur de l’Etat pour traiter de ces sujets, ce sont les citoyens qui se sont relevés les manches pour alerter les acteurs publics qui semblaient – jusqu’à peu – aveuglés en la matière. Aujourd’hui, mes livres s’intègrent dans cet écosystème qui suppléé ce défaut des politiques sachant qu’en plus il y a eu une infiltration établie de lobby éolien et d’activistes anti-nucléaires au sein de nos structures étatiques. C’est toute une galaxie de citoyens engagés comme moi qui ont brisé la glace. Pour ma part, quand je me suis exprimé en décembre 2022 sur les actions d’entrisme de l’Allemagne en France sur CNews, quelques jours plus tard, Henri Proglio, l’ancien pdg d’EDF, n’a pas hésité à dénoncer lors de la commission d’enquête à l’assemblé nationale, le rôle de l’Allemagne qui s’en prenait au nucléaire français et souhaitait la destruction d’EDF. J’ai joué ce rôle de brise-glace.
TES : Vous affirmez que ce n’est pas le conflit ukrainien qui est la cause de la crise énergétique, mais au contraire qu’il en est la conséquence. N’êtes-vous pas passé un peu vite sur les thèses de « l’impérialisme revanchard de Poutine » (Philippe Fabry), ou celle qui, au contraire, voit le conflit comme une réaction à l’intégration de l’Ukraine dans l’Otan – forme de doctrine Monroe inversée (John Mearsheimer) ?
F.B.: Il est essentiel de rappeler que la crise énergétique a commencé au deuxième semestre 2021 en raison de la sécheresse des vents en Europe (voir les articles de Newsweek et Forbes de l’époque). L’institut Copernicus a expliqué que nous avions eu une baisse historique des vents en Europe, de ce fait le prix spot du gaz a été multiplié par six. Cela a provoqué un effet équivalent au choc pétrolier de 1973 et les pays comme l’Allemagne, le Danemark, ou l’Irlande très investis dans l’éolien ont dû avoir recours à des back-ups au gaz et aux énergies fossiles. Ce besoin a fait exposer le prix du gaz (je vous renvoie aux graphiques dans mon ouvrage). Cela intervient au second semestre 2021, au moment de la reprise post-Covid, donc c’est bien avant le déclenchement de la guerre en Ukraine.
Mais en réalité l’explosion du prix du gaz a été une opportunité pour les Américains. Comme le prix du GNL us (Gaz naturel liquéfié) était moins compétitif que le prix du gaz des gazoducs russes, l’explosion du prix du gaz a rendu le GNL américain beaucoup plus compétitif. Casser le cordon ombilical du gaz qui constitue le lien entre la Russie et l’Europe est un avantage précieux pour les USA car la guerre va conditionner les embargos sur le gaz russe et permettre aux américains de vendre leur GNL.
Je pense, contrairement aux autres thèses, que le sous-jacent énergétique domine largement la guerre en Ukraine et que c’est sous le prisme de ce sous-jacent énergétique qu’on doit voir les évènements internationaux actuels. D’ailleurs si on lit les discours de Biden et Poutine on voit bien que la guerre de l’énergie est au cœur du conflit et l’Ukraine n’est que l’un des terrains de jeu. En réalité, on peut même dire que dans un jeu d’échec, cette guerre est un jeu à somme nulle avec un intérêt commun pour les USA et la Russie. La Russie déclare la guerre le jour où l’Ukraine fait son test de désolidarisation du réseau électrique ukrainien du réseau russe. Un acte symboliquement extrêmement fort car Zelenski va dire sur X (à l’époque Twitter) « nous venons de créer l’Union Européenne de l’énergie ». Poutine a intérêt à envahir l’Ukraine pour récupérer la centrale nucléaire de Zaporijjia et le Donbass, la région la plus importante en terme minier et géologique, des sous-sols qui représentent 80 à 90% des ressources minérale de l’Ukraine. Il récupère son autorité sur les populations de l’Est russophones… donc il assoie sa position énergétique et politique dans cette région. Du côté américain, ils ont intérêt à la guerre car le gaz russe passe par l’Ukraine et les sanctions européennes contre la Russie vont pousser l’UE à se mettre dans leurs bras. D’un point de vue purement cynique, la guerre en Ukraine bénéficie à la fois à la Russie et aux USA. Le grand perdant dans cette affaire c’est l’Europe.
TES : Vous expliquez comment Vladimir Poutine a fait des ressources en matières premières une arme redoutable autour de laquelle il a construit toute sa stratégie diplomatique.
F.B. : Les occidentaux par excès de suffisance ont négligé le parcours du président Russe. Précisons qu’étudier sa stratégie ce n’est pas donner un blanc-seing à sa politique. Après avoir été juriste, spécialiste du droit international, il devient économiste en rédigeant une thèse sur l’exploitation des ressources minérales dans la région de Saint-Pétersbourg. Il fait une synthèse de six pages qu’il publie en 1999 dans le journal de l’Institut des Mines intitulée : « Les ressources minérales dans la stratégie de développement de l’économie russe » (1). Quelques mois plus tard, le 1er janvier 2000, il est désigné par Boris Eltsine président de la Russie par intérim. Toute cette synthèse explique avec un véritable plan d’action la nécessité de créer des entreprises intégrées à partir de l’exploitation des ressources minérales et énergétiques. Depuis 20 ans Vladimir Poutine déroule son plan qui explique beaucoup des évènements actuels : l’épisode Wagner et la maitrise des sous-sols africains ou encore la guerre en Ukraine. On comprend qu’il va faire de cette exploitation des sous-sols le fer de lance de la Russie, ce qui aboutira à deux bras armés absolument fondamentaux : Rosatom, le leader mondial de la construction de centrales nucléaire et Gazprom le géant mondial du gaz avec des participations capitalistiques dans le monde entier. Non seulement Poutine déploie les tentacules de sa pieuvre du gaz, mais aussi les tentacules de sa pieuvre du nucléaire qui sont autant d’outils de vassalisation des pays qui en ont besoin. L’utilisation des centrales nucléaires ou des gazoducs conduit à des relations de très long terme avec les pays demandeur. Cette politique est une reprise de celle de l’URSS. Ce n’est pas un hasard si le premier gazoduc s’appelait « Bratstvo » (Fraternité) qui s’arrêtait au frontière des pays du pacte de Varsovie. Les pays consommateurs de gaz bénéficiaient alors d’un tarif préférentiel très avantageux parce qu’ils étaient sous la coupe de l’Union Soviétique et d’ailleurs c’est bien ce qui a péché dans la guerre en Ukraine.
C’est dès 2004, quand survient la révolution Orange, que commencent les premiers problèmes de distribution du gaz en Europe. La Russie dit aux Ukrainiens « vous voulez être dans l’Occident, on vous vend le gaz au prix de l’Occident. » C’est ainsi que s’est créée la tension entre l’Ukraine et la Russie. Alors que Vladimir Poutine a acquis un pouvoir basé sur l’exploitation des ressources minérales et des ressources énergétiques, l’Europe de son côté ne voyait rien venir en affaiblissant son système énergétique. Avec un besoin en importation de 55% de ses besoins énergétiques, l’Union Européenne s’est concentrée sur les énergies intermittentes et a oublié le développement de sa capacité nucléaire civile, un atout formidable pour son indépendance. Or est essentiel de rappeler que l’énergie est le sang de la société. C’est l’énergie qui domine tout et cela a des conséquences déterminantes pour nos économies. Depuis plus de 150 ans tout se fait par l’énergie. Et si on écoute bien les discours de Vladimir Poutine, dans ce contexte de guerre mondiale de l’énergie : il y a une colonne vertébrale énergétique qui domine tout puis des enjeux qui en découlent, la maitrise des matières premières, de l’agriculture, de l’eau, et enfin les dimensions culturelles, civilisationnelles et enfin historiques. Dans notre société contemporaine, l’Energie est bien devenu le nerf de la guerre !
TES : Selon-vous l’Europe est le champ de bataille de la guerre de l’énergie et la guerre en Ukraine a causé la vassalisation énergétique du continent par les USA. Pouvez-vous développer ?
F.B.: Avec les révolutions Orange et de la place Maïdan, il y a une déstabilisation voulue de la part des USA de l’Ukraine, pays clé au niveau des Balkans, pays de transit du gaz russe, doté de ressources minérales considérables, un des pays les plus nucléarisé en Europe. Selon la doctrine Brezinski, maîtriser ce pays, c’est maîtriser toute l’Europe et donc c’est un des pays clé pour le contrôle de l’Eurasie. Les USA voient donc d’un très mauvais œil le contournement de la distribution du gaz en Europe via Nord Stream 1 et Nord Stream 2, construits par la Russie et l’Allemagne, en vue d’éviter justement ce problème de l’Ukraine. Cela devait permettre à l’Allemagne d’avoir une distribution directe du gaz russe. Les Allemands jouent la partition de la Russie et de l’Energiewende, qu’elle souhaite contraindre par ailleurs à l’Europe entière. Il s’agit d’imposer au vieux continent les éoliennes couplées au gaz russe.
Et c’est comme ça que l’Allemagne impose depuis 20 ans aux autres pays de baisser leur part du nucléaire pour déployer les éoliennes couplées au gaz russe (voir mon ouvrage Nucléaire les vérités cachées). De ce fait depuis l’époque de Gerhard Schröder, l’Europe était complètement vassalisée à la Russie. La guerre en Ukraine créée les conditions d’embargo du gaz russe, accentué avec le sabotage des gazoducs Nord Stream 1 et 2 le 26 septembre 2022, qui symboliquement constituent la coupure du cordon ombilicale entre la Russie et l’Europe. Les travaux sont trop importants en période de conflit pour être effectués. Cela coupe la vassalisation de l’Europe (importateur de 55% de ses ressources énergétiques) par la Russie… Dans ce contexte la guerre en Ukraine c’est le champ de bataille de cette guerre, mais en réalité, c’est l’Europe tout entière qui, se faisant, devient le champ de bataille de la guerre de l’énergie entre les USA et la Russie.
TES : Il y a un autre conflit de l’énergie aussi au sein de l’UE c’est celui que se mènent la France et l’Allemagne. Pensez-vous que l’Allemagne et son Energiewende a saboté la filière nucléaire française ?
F.B.: Tout ceci traduit également une autre guerre intra-européenne sur le modèle à suivre entre l’Energiewende et la filière nucléaire. L’Allemagne et les USA ont un intérêt conjoint à développer l’intérêt du recours au gaz. Développer les éoliennes c’est affaiblir l’Europe avec une source d’énergie instable et contribuer à la soumission au GNL que les américains qualifient de « gaz de la liberté ». Empêcher le déploiement du nucléaire c’est contribuer à l’affaiblissement de l’Europe, c’est un parfait outil de vassalisation. L’Europe se retrouve avec des outils qui ne fonctionnent pas tout le temps du fait du déficit de vent et qui a besoin de gaz en support. Ni l’Allemagne, ni les Etats-Unis ont intérêt au développement du nucléaire français et cela créé cette nouvelle guerre car la France, heureusement a compris qu’il fallait relancer le nucléaire après avoir pendant des années contribuées à sa destruction, avec la fermeture de Fessenheim, l’arrêt d’Astrid et des surgénérateurs qui utilisaient les déchets nucléaires. Se créée alors cette grande tension entre l’alliance du nucléaire avec à sa tête Agnès Pannier-Runacher et l’alliance des énergies intermittentes déployées par l’Allemagne. Rappelons qu’en 2023 le club des énergies intermittentes a eu l’affront de refuser l’accès de la France à ses réunions quand notre pays l’a sollicitée au titre du « en même temps ». Terminons sur ce sujet en rappelant que la nomination par Anna Baerbock (Ministre allemande des affaires étrangères) de Jennifer Morgan (une Américaine naturalisée allemande et ancienne patronne monde de Greenpeace) comme secrétaire générale du climat… fait de l’Allemagne un pays institutionnellement anti-nucléaire.
TES : Votre passage sur le double jeu des ONG vertes (Greenpeace, WWF…) est très instructif. Peut-on dire qu’elles sont les fantassins de la guerre de l’énergie ?
F.B.: Je vais plus loin, pour moi ce sont des mercenaires de la guerre énergétique. Ils ont une fonction unique : déstabiliser le nucléaire européen contrôlé par la France. Ces ONG ont été créées aux USA, financées par l’industrie pétrolière (par exemple Exxon via la fondation Rockefeller). De même le WWF fut financé par Gazprom. L’idée de ces ONG est de saper l’indépendance énergétique de la France en déstabilisant l’énergie nucléaire. La nomination de Jennifer Morgan dont je vous parlais précédemment n’est pas un hasard. On est au cœur de cette bataille. L’école de Guerre économique a pu prouver qu’il y avait des fondations allemandes qui venaient mener des opérations de sapes du nucléaire sur le sol français. Les ONG sont des opérateurs très actifs de la guerre mondiale de l’énergie en particulier sur sa partie informationnelle en colportant de fausses informations sur le nucléaire.
TES : Vous affirmez que la France a un rôle essentiel à jouer dans la résolution du conflit en cours. Ne pensez-vous pas que notre pays doit retrouver sa souveraineté énergétique avant d’être capable de quoi que ce soit sur le plan diplomatique ?
F.B.: C’est lié. Il faut revenir à l’histoire. Son mix électrique est quasiment décarboné avec le nucléaire et l’hydraulique et par ailleurs la France est un des pays les plus indépendant au cœur de l’Europe, puisque nous ne dépendons que de 45 % des importations de notre énergie (l’Allemagne c’est 65%, l’Espagne et l’Italie, c’est 70%). De ce fait, la France est un phare pour l’Europe. L’électricité française est décarbonée et non polluante, elle est souveraine avec des réacteurs installés en France et des emplois non délocalisables. Face à ce modèle formidable, l’Allemagne a tout faux : c’est un pays extrêmement polluant qui émet énormément de gaz à effet de serre pour son modèle d’éoliennes couplées au charbon, c’est un modèle très importateur (gaz russe ou américain, éoliennes chinoises). L’Allemagne est le mauvais élève de l’UE et son modèle est voué à l’échec. Il faut revenir à EURATOM traité signé en 1957 à Rome le même jour que le traité de la CEE et dédié au développement en Europe de l’énergie nucléaire. La France a été le créateur de l’UE par l’industrie nucléaire, elle a diffusé l’énergie nucléaire par le plan Mesmer qui a déployé 58 réacteurs nucléaires, un succès remarquable qui fête ces 50 ans l’année prochaine. Je propose que la France ait un rôle formidable à jouer en Europe pour diminuer sa dépendance énergétique tout en assurant une dépollution du ciel européen en envisageant un PNE, un plan du nucléaire européen qui suppose à la fois la renégociation d’EURATOM 1957 et la prise en compte d’un plan Mesmer européen seule solution pour assurer l’indépendance énergétique de l’Europe. Car si elle devient plus indépendante énergétiquement on va atténuer le besoin en énergie. Dans ce sens l’énergie nucléaire est l’outil de paix en Europe, et il faut que l’Allemagne cesse de faire la guerre au nucléaire parce qu’en faisant la guerre au nucléaire elle fait également la guerre à l’Union-Européenne elle-même.
Image par Engin Akyurt de Pixabay
(1) https://pmi.spmi.ru/index.php/pmi/article/view/14827?setLocale=ru_RU
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