On définit souvent le visage comme la partie antérieure de la tête d’un être humain, ou de son crâne, appelée aussi « face » ou « figure ». Le visage est ainsi structuré autour de zones dites « creuses » qui abritent plusieurs organes sensoriels comme la vue, l’odorat, le gout, l’ouïe. Il est constitué donc des yeux, des paupières, des sourcils, des cils, du front, de la bouche, des lèvres, des dents, des joues, du nez, des oreilles, des cheveux.
Nous considérons que chaque visage et les parties qui le constituent sont uniques, uniques à chaque individu, à chaque être humain, particulier et singulier. Le visage est fondateur de l’identité humaine. Le visage est une partie de nous qui parait éminemment porteuse de notre identité, à nos propres yeux, aux yeux des autres, de nos proches ou d’inconnus.
Le visage porte notre histoire personnelle dans ce qu’elle a d’unique : les traits, les formes, le grain de peau, les rides, toutes formes de traces visibles et perceptives. Des plus harmonieuses aux plus disgracieuses, (cicatrices comprises), tous les évènements de la vie, peuvent être l’occasion de se montrer à l’autre.
Le visage devient l’expressivité propre de chacun à soi et à l’autre. Le visage révèle en quelque sorte l’existence, sa propre existence, son histoire de vie, histoire qui se laisse percevoir, comme la première partie de notre corps à l’autre.
L’ère de l’esthétisation sociétale et de la numérisation du monde, nous imposent de confronter la conception classique du visage à l’analyse des impacts de la chirurgie esthétique, des neurosciences computationnelles et de l’intelligence artificielle sur la philosophie du visage.
Penser le visage à l’ère de la chirurgie esthétique : un retour au « stade esthétique » kierkegaardien ?
Pour Kierkegaard, le stade esthétique de l’existence représente le stade de la vie immédiate, non réflexive, celui de la jouissance, du plaisir, des sensations, des émotions, l’immédiateté de la vie, la brièveté de l’existence. Cette vie est fondée sur le lyrisme et l’imagination, comme l’incarne son personnage « Johannes » dans le Journal du Séducteur (1). L’esthète cherche toujours à s’évader de la vie quotidienne, du prosaïque, en transcendant le réel. Son existence ne fait référence ni au Bien, ni au Mal, il vit en dehors des conventions sociales et morales admises communément. L’esthète vit dans l’instant présent, dans le secret, dans le registre du sensuel, de la concupiscence. Il est un professionnel du désir, pleinement conscient de son but et de ses moyens.
L’esthétisation sociétale que nous connaissons désormais, nous rétrograde-t-elle au stade esthétique de l’existence ? La chirurgie esthétique agirait-elle comme le catalyseur d’une rétroaction de l’existence, vers une vie fondée sur l’esthétique ?
Les marques de vieillesse, de laideur sur un visage sont désormais bannies, accepter de voir un visage marqué de rides par l’usure du temps, la maladie ou les accidents de la vie et du travail est devenue pour certaines et certains une déchéance inacceptable. Le cinéma, la mode, l’avènement des réseaux et des médias sociaux, la « peopolisation » mêmes parfois d’anonymes contribuent à la démocratisation et à la médiatisation de la chirurgie esthétique et de ses prouesses incarnées par des femmes et des hommes parfois « ordinaires », prêts à tout sacrifier pour s’offrir les prestations de l’orfèvre de cette profession chirurgicale.
Face à la « beauté » nous sommes à la fois tous inégaux, mais tous différents, notre perception sensori-motrice du « beau » n’est pas unanime, elle n’est pas universelle, elle est toujours particulière, individuelle, disparate et très contrastée d’un individu à l’autre, en fonction de sa culture, de son environnement, de son éducation…
Les dernières publications scientifiques en neurosciences cognitives affirment que le « beau » n’est pas universel, mais dépend bien de critères socio-culturels déterminants, discriminants. Bien que certaines caractéristiques des visages humains soient généralement considérées comme plus attrayantes (par exemple, la symétrie, les justes proportions, l’harmonie des formes et des traits…), les gens sont systématiquement en désaccord les uns avec les autres sur l’attrait relatif des visages et sur leur beauté. On peut avancer que la beauté d’un visage est dans « l’œil de celui qui voit », et chacun voit et perçoit la beauté de manière personnelle, individuelle, relative et non universelle.
Un certain nombre de chercheurs en « génétique environnementale » (2) ont étudié les origines des différences individuelles dans les préférences relatives à un « beau visage ». Ils ont ainsi pu estimer les contributions propres à la génétique, ainsi que la variation de l’environnement dans les jugements à propos de l’attractivité d’un visage (individuel). Les auteurs montrent d’abord que les préférences des visages individuels peuvent être mesurées de manière fiable et sont facilement dissociables des autres formes de jugements d’attractivité (par exemple, les jugements de scènes, d’objets…).
Leurs recherches permettent d’établir que les préférences esthétiques relatives à un « beau visage », s’expliquent par le fait que les environnements sont uniques à chaque individu. Ceci est en contraste frappant avec les différences individuelles dans la reconnaissance de l’identité du visage, qui résultent principalement des variations des gènes.
L’impact majeure de l’environnement individuel et culturel (de chacun) sur les prétendues préférences « universelles » esthétiques des visages, confirme empiriquement que ce sont bien les déterminants sociaux, exogènes, qui façonnent nos goûts, nos choix, nos jugements relatifs au beau et donc aux « beaux visages ».
Pour examiner les consensus et les dissensus interculturels dans les évaluations de l’attractivité d’un visage, des chercheurs (3) ont présenté une vaste étude qui comprend un ensemble de 120 photographies authentiques (non manipulées) de visages tchèques à dix échantillons d’évaluateurs européens (République tchèque, Estonie, Suède, Roumanie, Turquie, Portugal) et non européens (Brésil, Inde, Cameroun, Namibie). Ils ont pu ainsi examiner la contribution déterminante de trois marqueurs faciaux (dimorphisme, régularité, asymétrie) dans la perception de l’attractivité d’un visage, ainsi que l’influence possible de la couleur des yeux, qui est un trait particulièrement local. Nous devons de montrer que le « beau » visage est relatif aux jugements de gouts fondés eux-mêmes sur les différences culturelles de perception et de jugement esthétiques.
De la géométrie du visage aux neurosciences computationnelles du visage.
L’unicité de chaque visage est telle que Leibniz en fait un symbole de la puissance des mathématiques : en effet, Leibniz souligne que quel que soit la complexité des traits d’un visage, son unicité absolue, cet ensemble de points absolument singulier pourra toujours, au moins en droit, être ressaisi dans une équation mathématique capable d’en donner la courbe. Ici les mathématiques peuvent ressaisir l’individu dans sa plus grande singularité. « Et il n’y a, par exemple, point de visage dont le contour ne fasse partie d’une ligne géométrique et ne puisse être tracé tout d’un trait par un certain mouvement réglé » (4).
Tout visage s’inscrit et se circonscrit dans une géométrie. On peut parler dès lors d’une figure géométrique du visage, ou d’une définition géométrique du visage dans son essence même.
Les intuitions de Leibniz sur la « géométrie » du visage vont prendre tout leur sens avec l’avènement des neurosciences cognitives et de l’intelligence artificielle. En effet, c’est au cours des dix dernières années, que les recherches en vision par ordinateur vont montrer un intérêt particulier pour l’analyse et la reconnaissance automatique des expressions faciales. Initialement inspirée par les découvertes des chercheurs (4) en neurosciences cognitives, la communauté scientifique de la vision par ordinateur développe des systèmes capables de reconnaitre les expressions faciales dans des images statiques ou dans des vidéos. La plupart de ces systèmes d’analyse des expressions faciales tentent de classer les expressions en quelques grandes catégories émotionnelles, telles que la joie, la tristesse, la colère, la surprise, la peur et le dégoût.
L’étude de l’expression faciale ne peut se faire sans l’étude de l’anatomie du visage et de la structure sous-jacente des muscles faciaux. Les chercheurs ont concentré́ leur attention sur un système de codage pour les expressions faciales. Le « Facial Action Coding System » (« FACS »), initialement développé́ par Ekman et Friesen en 1978 (5) est le système de codage le plus largement utilisé dans les sciences du comportement. Le système a été́ initialement développé en analysant des séquences vidéo d’une gamme d’individus et en associant les changements d’apparence faciale avec les contractions des muscles sous-jacents.
Les algorithmes de détection du visage peuvent se décomposer en deux grandes catégories :
1. La première catégorie est basée sur des modèles rigides et comprend les variations dites de « boosting ». Les principaux algorithmes de cette catégorie comprennent l’algorithme de détection de visage « Viola-Jones » et ses variations, les algorithmes basés sur des réseaux neuronaux convolutionnels et réseaux neuronaux convolutionnels profonds, et les méthodes qui appliquent des stratégies inspirées de l’extraction d’images (« image-retrieval ») et la « transformée généralisée de Hough ».
2. La deuxième catégorie est basée sur l’apprentissage et l’application d’un modèle des parties déformables (« Deformable Part Model ») pour modéliser une déformation potentielle entre les parties faciales. Ces méthodes peuvent également combiner détection de visage et localisation de la partie faciale. Cette famille d’algorithmes s’articule principalement autour des extensions et des variations de la méthodologie générale de détection d’objets.
Avec « l’Apprentissage profond » (6) (ou « Deep Learning ») paradigme qui permet d’apprendre des représentations hiérarchiques multicouches à partir de données d’apprentissage. La représentation globale contient généralement au moins deux couches de bas niveau. La première couche convolue l’image d’entrée avec un certain nombre de filtres locaux appris à̀ partir des données, et la seconde couche agrège la sortie de convolution par des opérations telles que le « pooling ».
Kim et al. ont exploré plusieurs architectures dites « Convolutional Neural Networks » (CNN) (7) et méthodes de prétraitement pour l’analyse des expressions faciales. Jung et al. ont utilisé un réseau profond basé sur deux modèles différents (8). Le premier réseau profond, qui est basé sur les CNN, extrait des caractéristiques d’apparence temporelles à partir de séquences d’images, tandis que le deuxième réseau profond, qui est basé sur « Deep Neural Networks » entièrement connecté, extrait des caractéristiques géométriques temporelles à partir de points temporels faciaux. Ces deux modèles sont combinés en utilisant une méthode d’intégration afin de booster les performances de la reconnaissance d’expression faciale.
Les neurosciences computationnelles et la computer vision dédiés à l’analyse et à la reconstitution géométrique du visage, nous enseignent qu’il est désormais possible de reconstruire et de décrypter le visage humain grâce aux technologies numériques. Cela nous permet de penser le visage sous l’angle de la reconnaissance artificielle, comme re-construction possible et pensable. La chirurgie plastique rend possible la reconstruction physique et biologique du visage, tandis que l’algorithmisation et de la reconnaissance d’expressions faciales numériques permet la re-construction « artificielle » et informatique du visage.
Conclusion
C’est pourquoi, nous avons pu établir que la chirurgie esthétique participe de la tentative d’une « reconstruction naturelle » du visage et que les neurosciences computationnelles permettent de manière analogue, de reconstruire « artificiellement » le visage, à partir de la géométrisation du visage (Leibniz).Ainsi posées, les conséquences additionnelles de la reconstruction « naturelle » du visage (chirurgie esthétique) et de la reconstruction « artificielle » du visage (computer vision & facial recognition) nous avons alors pensé le visage au-delà de son stade esthétique (Kierkegaard) et éthique (Levinas). Nous proposons ici une nouvelle phénoménologie du visage, où la perception et la définition du visage peuvent-être liées, conditionnées et constituées par ses modifications biologiques et/ou numériques. Cette nouvelle herméneutique du visage, avance et propose le concept de « bifacialité » du visage. La « bifacialité » du visage se comprend ici comme l’ambivalence essentielle et la dualité intrinsèque du visage. Le visage est pensé et « en-visagé » comme un « janus bifrons » composé de l’esthétisation chirurgicale du visage (première face : « reconstruction naturelle ») et de sa géométrisation numérique (seconde face : « reconstruction artificielle »).
(1) Soren Kierkegaard, Journal du séducteur, Poche, 1990.
(2) Anthony C. Little, Benedict C. Jones and Lisa M. DeBrunine, Facial attractiveness: evolutionary based research, Philos Trans R Soc Lond B Biol Sci. 2011 Jun 12; 366(1571): 1638–1659.
(3) Kočnar T, Saribay SA, Kleisner K (2019) Perceived attractiveness of Czech faces across 10 cultures: Associations with sexual shape dimorphism, averageness, fluctuating asymmetry, and eye color. PLoS ONE 14(11) : e0225549.
(4) Leibniz, Discours de Métaphysique, 6, Poche 2004
(5) Ekman, P., & Friesen, W. V. (1978).The facial action coding system (FACS). Palo Alto, California: Consulting Psychologists Press.
(6) Ian Goodfelow, Yoshua Bengio, Aaron Courville, L’apprentissage profond, préface à l’édition française par Francis Bach, 2018, Massot Editions, Quantmetry.
(7) J. Kim, A. Nguyen and S. Lee, « Deep CNN-Based Blind Image Quality Predictor, » in IEEE Transactions on Neural Networks and Learning Systems, vol. 30, no. 1, pp. 11-24, Jan. 2019, doi: 10.1109/TNNLS.2018.2829819.
(8) Junho Yim, Heechul Jung, ByungIn Yoo, Changkyu Choi, Dusik Park, Junmo Kim, Rotating Your Face Using Multi-Task Deep Neural Network, Proceedings of the IEEE Conference on Computer Vision and Pattern Recognition (CVPR), 2015, pp. 676-684