Le Pacte vert Européen s’est fixé un objectif ambitieux pour 2030 : consacrer 25 % des surfaces agricoles de l’UE à l’agriculture biologique qui ne couvre actuellement que 8 % des surfaces agricoles, soit un triplement de la production. De son côté le gouvernement français a pour objectifs de consacrer 18 % des surfaces agricoles utiles à l’agriculture biologique en 2027 contre 8,5 % aujourd’hui. Si on veut plus que doubler les surfaces cultivées en bio, cela veut dire, qu’il faudra augmenter au même rythme la consommation de produits bio dans notre pays, sinon les producteurs français se retrouveront avec des excédents de production bio qu’il faudra alors écouler à l’exportation pour équilibrer le marché. Pour le moment la demande de produits bio reste dynamique. Le marché français s’élève à 12 milliards d’euros et sa croissance est encore à deux chiffres mais pour combien de temps ? Certains signes indiquent un ralentissement de la croissance de la demande. Si on veut encourager la consommation de produits bio dans notre pays pour faire face à l’augmentation structurelle de l’offre annoncée, comment faire autrement que de baisser leur prix de vente beaucoup plus élevés que ceux des produits non bio ? C’est un scénario dont on parle peu ou avec retenue car il inquiète tous les acteurs des filières bio. Mais ce scénario devient de plus en plus probable et a même déjà commencé.
Une guerre des prix inéluctable qui conforte l’industrialisation de la bio
Jusqu’à présent les prix des produits bio se tenaient bien car la demande était plus dynamique que l’offre sur un marché restant somme toute très limité, un marché de niche et donc aussi un marché de rente. Actuellement les prix du bio sont de 30 % à 100 % supérieurs au prix du conventionnel selon les productions, les circuits de distribution…
Les prix des aliments bio ont été bien tenus du fait d’un rapport de force favorable aux agriculteurs bio puisque l’offre restait inférieure à la demande. Mais on assiste maintenant à une certaine banalisation des produits bio qui sont concurrencés par les initiatives des agriculteurs en conventionnel. Ceux-ci ne sont pas restés sans réagir pour répondre aux nouvelles attentes des consommateurs : adoption de la certification Haute Valeur Environnementale HVE, garantie sans résidus de pesticides… D’ailleurs ils s’en inquiètent ouvertement en dénonçant cette nouvelle concurrence.
Les produits bio sont en même temps de plus en plus concurrencés par les produits bio importés à des prix très compétitifs, soit environ 30 % des achats, et par les produits locaux pas forcément bio mais très appréciés par les consommateurs.
Cette nouvelle concurrence ouvre un créneau de marché pour des produits à des prix intermédiaires entre les prix du bio et les prix du conventionnel. En conséquences des consommateurs pourraient être séduits par ces produits conventionnels de deuxième génération qui viendront concurrencer les produits bio devenus trop chers.
Si on veut développer la consommation du bio pour permettre à la production européenne de bio d’atteindre 25 % des surfaces agricoles dans un contexte concurrentiel de plus en plus dur, il faudra à l’évidence innover mais aussi diminuer les prix élevés du bio, premier frein à l’achat des consommateurs. La distribution en sera le premier de cordée et elle a déjà commencé à agir dans ce sens, les négociations tarifaires se durcissant de plus en plus entre la grande distribution et les producteurs de produits bio transformés ou bruts.. Cette baisse des prix se répercutera automatiquement à tous les maillons des filières bio et en final chez les agriculteurs qui pour s’en sortir devront baisser leurs coûts de production pour gagner en compétitivité alors qu’au même moment les aides au maintien sont supprimées. Augmentation de la taille de l’exploitation, mécanisation plus intensive, meilleure productivité de la main d’œuvre, retour de certaines productions vers le conventionnel…telles seront les voies qu’il faudra emprunter pour s’en sortir alors que les agriculteurs bio ne pourront pas compter sur une augmentation des rendements de leurs cultures compte tenu du cahier des charges qu’ils s’imposent : interdiction d’utiliser des produits chimiques de synthèse et des semences issues des nouvelles techniques de sélection des plantes.
Comment les acteurs des filières bio réagiront ils à ces nouvelles règles du jeu incontournables du fait que le marché du bio devient un marché de grande consommation ?
L’archipel français des producteurs de bio : les lignes de fracture
Le développement du marché de la bio par une baisse des prix se traduira par une fragmentation encore plus grande des agriculteurs vivant du bio. En effet on peut considérer que les agriculteurs qui se positionnent sur le marché du bio peuvent être classés en cinq catégories qui n’auront pas les mêmes moyens ni les mêmes stratégies pour affronter cette baisse des prix.
– Les « bio idéologues » : Les pionniers de ce modèle agricole sont des agriculteurs qui se sont lancés dans le bio en réaction contre la société de consommation et l’agriculture conventionnelle accusée de détruire une nature idéalisée. Ils considèrent que l’agriculture bio n’est pas seulement un modèle économique d’exploitation mais tout autant une démarche vers un autre projet de société. Très attachés à leur autonomie et d’esprit militant, ces agriculteurs se proclament souvent comme des adeptes de « Martine à la ferme », technophobes ( les robots pour le désherbage sont mal perçus) et hostiles à toute coexistence avec les autres modèles agricoles existant ou en devenir. Ce type d’agriculteurs est appelé à se marginaliser de plus en plus même si la vente directe peut leur permettre de survivre alors que le marché du bio est devenu un marché de grande consommation.
– « Les bio en survie » : Des agriculteurs qui se convertissent au bio parce qu’ils ont rencontré de grosses difficultés financières sur leur exploitation en conventionnel. Pour s’en sortir Ils se tournent vers le bio en espérant y trouver des débouchés mieux valorisés. Ce ne sont certainement pas ceux qui ont eu ou auront le plus de chances de réussir en bio car conduire une exploitation en bio est tout aussi exigeant, voire plus, que conduire une exploitation en conventionnel. Une baisse des prix leur sera sans doute fatal.
– « Les bio-résilients » : des agriculteurs qui réussissent en conventionnel mais qui sont déprimés par toutes les critiques qui leur tombent dessus de la part de leurs proches, des voisins, des néo-ruraux. Ne supportant plus d’être traités d’empoisonneurs ces agriculteurs meurtris choisissent de se convertir au bio pour pouvoir vivre de leur métier avec l’esprit tranquille. Leur démarche est moins économique que psychologique : pouvoir exercer son métier en étant bien dans sa peau.
– « Les bio-managers » : ce sont d’excellents chefs d’entreprise installés en conventionnel mais qui trouvent dans la bio des opportunités pour développer leur revenu dans le cadre d’une diversification de leur portefeuille d’activités vers de nouvelles productions à plus forte valeur ajoutée. Leur démarche est avant tout économique. Ils sont les fournisseurs privilégiés des circuits longs et se regroupent souvent en coopératives. Ils sauront quoi faire pour réagir face à cette baisse des prix.
– « Les nouveaux pionniers » : Il y a enfin de nombreux candidats qui se lancent dans la production bio avec une surreprésentation de « néo-ruraux » qui entament une reconversion professionnelle dans le secteur agricole et ne rentrent pas dans les profils classiques des porteurs de projet d’installation : 80% ne sont pas issus d’une famille d’origine agricole. Ils ont une grande sensibilité à l’écologie mais ne sont pas des idéologues ou des nostalgiques du passé. Ils sont ouverts au progrès et à l’innovation. Ce sont peut-être les nouveaux pionniers du bio. Nombre d’entre eux ne seront que de passage dans ce nouveau métier mais ils auront vécu une aventure.
Le monde de la production en AB est bien fracturé en plusieurs catégories depuis les pionniers « idéologues », restés attachés aux valeurs traditionnelles du bio qui ont le sentiment que la bio est en train de perdre son âme, jusqu’aux modernes, les « néo convertis », qui abordent ce marché avec l’esprit de chef d’entreprise et qui raisonnent avant tout économiquement.
Des produits bio majoritairement issus de l’industrie agroalimentaire
Quand on évoque la consommation de produits bio, on pense avant tout aux fruits et légumes, voire aux œufs et volailles. Or le marché du bio est constitué maintenant en majorité de produits issus de l’industrie agroalimentaire. Les produits d’épicerie, de crèmerie, de boulangerie, de traiteur ou surgelés représentent 65% du marché du bio. Le secteur de l’épicerie, le plus important en chiffres d’affaires, représente à lui seul un marché de 2 milliards d’euros alors que celui des fruits et légumes qui vient en deuxième rang s’élève à 1,5 milliard d’euros.
Ces aliments transformés ont été longtemps produits majoritairement par des PME familiales, très proches de leurs producteurs, et qui ont su profiter de l’attentisme et de l’inaction des grands de l’agroalimentaire restés longtemps sceptiques sur l’avenir de ce marché du bio qui leur paraissait trop politisé. Mais constatant que l’explosion de ce marché hyper médiatisé se confirmait, que des taux de marge élevés étaient pratiqués à tous les maillons des filières bio, les grands de l’agroalimentaire ont fini par réagir sous différentes formes: prises de contrôle de PME qui leur permet d’acquérir un savoir-faire, des marques, des réseaux de producteurs, lancement de produits bio sous leur propre marque : les marques nationales assurent en effet à elles seules 70 % de la progression du marché depuis quatre ans, faisant d’elles le réel moteur de la croissance du bio, aux côtés des marques de distributeur.
« En annonçant récemment (Novembre 2020) leur projet de devenir un nouvel acteur majeur européen sur ce marché du bio et du durable, Xavier Niel, fondateur de Free et le financier Mathieu Pigasse, font déjà figures de symboles de ce changement de paradigme auquel sont confrontés tous les acteurs du bio » (1).
La distribution de masse en route pour la guerre des prix
Les petits commerces indépendants (le premier point de vente spécialisé en bio s’est implanté en France en 1950) sont les grands perdants de cette course à la part de marché menée tambour battant par la grande distribution qui se prépare à cette bataille sur les prix par une politique dynamique de croissance interne et externe.
Les grands groupes de distribution aux moyens financiers considérables ont créé en quelques années des centaines de nouveaux points de vente ou ont racheté de nombreuses chaînes de magasins spécialisés en bio. Ainsi, Monoprix a racheté le réseau de distribution Naturalia, Intermarché est entré au capital des Comptoirs de la Bio, Carrefour est devenu le numéro 1 français du marché du bio…(1). Les linéaires consacrés par la grandes distribution aux produits bio se sont considérablement rallongés. Les marques de distribution se sont multipliées. La grande distribution a ainsi conquis 49% du marché et a pris le dessus sur les chaînes spécialisées en bio (Ex : Biocoop, La Vie claire = 34%) tandis que la vente directe ne représente plus que 12% des achats alimentaires bio.
Le marché est mûr pour entrer dans une ère de démocratisation par une baisse des prix. La grande distribution sera le premier de cordée de cette nouvelle ère du bio. On perçoit ce qu’elle y gagnera. Mais saura t-elle faire preuve de responsabilité dans la répartition de la valeur pour éviter une catastrophe au niveau de la production ?
Une nouvelle ère pour le bio business
On est maintenant loin de l’époque où les produits bio étaient essentiellement des produits frais achetés directement à un petit producteur sur un marché local… Le nombre d’acteurs intervenant sur ce marché s’est multiplié. Le marché du bio n’est plus seulement local mais national, voire international. La gamme des produits bio disponible pour les consommateurs s’est considérablement étendue et couvre toutes les branches de l’alimentation. Le bio business issu du développement des filières bio est devenu ainsi un nouvel eldorado pour tous les acteurs impliqués dans le développement de ce marché qui fournit de nouvelles opportunités de création de valeurs. Le développement des productions en AB par des filières très organisées et de plus en plus intégrées pour gagner en compétitivité va cependant certainement fragiliser les petites exploitations agricoles bio de type artisanal qui ne font pas ou ne peuvent pas faire de la vente directe ou les PME de transformation sous-capitalisées.
La baisse des prix inéluctable du bio consécutive à l’augmentation de la production va entrainer une restructuration profonde des filières bio. Nous entrons dans l’ère du bio business, ce qui signifie une autre façon de penser le développement de ce marché, une autre façon de l’organiser et une autre façon d’y réussir.
(1) Voir étude réalisée par Gil Kressmannn pour Fondapol : Quel avenir pour l’agriculture et l’alimentation bio ? – Edité en Mars 2021-
Pour continuer la réflexion
L’agriculture extensive bénéfique pour la biodiversité ? (2ème partie)
Agribashing : procès contre les agriculteurs ou crime contre l’humanité ?
Merci pour cette analyse économique salutaire, qui montre bien que le marché du bio est plus complexe qu’on ne l’imagine souvent. On voit bien aussi les risques économiques générés par la course à la croissance du bio lancée par les politiques agricoles, en particulier pour les petites exploitations bio françaises, qui sont théoriquement le modèle que l’on voudrait encourager.
Ce qui soulève la question suivante : pourquoi prendre les risques économiques liés à ce développement à marche forcée, alors que par ailleurs :
– les analyses de cycle de vie montrent que le bio émet en moyenne plus de Gaz à Effet de Serre que le conventionnel raisonné ( https://www.europeanscientist.com/fr/opinion/lacv-analyse-du-cycle-de-vie-indicateur-dimpact-environnemental-ou-concours-de-vertu-ecologiste/ ),
– les études sur le land sharing et le land sharing montrent qu’à l’échelle régionale ou globale, il est moins favorable à la biodiversité que l’agriculture raisonnée (https://www.europeanscientist.com/fr/agriculture-fr/lagriculture-extensive-benefique-pour-la-biodiversite-2eme-partie/ ) ?
Des risques économiques évidents, et pas d’avantage écologique, au contraire : où est la logique de cette surenchère sur le développement du bio?