Alors que le congrès mondial de l’agriculture biologique se tiendra à Rennes du 6 au 10 septembre, Léon Guéguen fait le point sur le sujet. Léon Guéguen est agronome et nutritionniste, directeur de recherches honoraire de l’INRAE, ancien directeur du Laboratoire de Nutrition et Sécurité alimentaire et membre émérite de l’Académie d’agriculture de France.
Les aliments bio représentent actuellement en France moins de 5 % (en poids) des aliments consommés (dont le tiers est importé) mais la demande augmente, encouragée notamment par l’objectif « Ambition bio » qui prône un pourcentage de 20 % d’aliments bio dans la restauration collective. En conséquence, la part des surfaces agricoles consacrée à l’agriculture biologique, actuellement de l’ordre de 7 % « certifié AB », augmente régulièrement, l’objectif étant d’atteindre 15 % en 2022 et 25 % en Europe en 2030. Cependant, plus de la moitié des surfaces en AB sont des pâturages ou des cultures fourragères pour l’alimentation animale.
Stimulée par le commerce de distribution et divers messages promotionnels favorables, la demande d’aliments bio reste en progression constante, malgré un récent infléchissement pour certains produits. D’après une enquête de l’Agence Bio, cette demande est d’abord motivée par la prétendue meilleure qualité nutritionnelle et sanitaire des aliments bio, les autres raisons d’achat étant le goût, la protection de l’environnement et de la biodiversité, le bien-être animal et des considérations éthiques et sociales. La peur du « chimique » et l’attrait du « naturel » expliquent aussi cet engouement pour le bio, par ailleurs encouragé par des prises de position idéologiques et politiques.
La demande d’aliments bio dépend de nombreux critères
La qualité nutritionnelle
Plusieurs grandes revues systématiques et méta-analyses récentes ont fait le point sur ce sujet et leurs conclusions ont été résumées et commentées (Guéguen L., 2021). Elles aboutissent à un consensus mondial des instances scientifiques indépendantes, même si des ONG et autres associations écologistes militantes persistent à l’ignorer. Le mode de production AB (agriculture biologique) n’augmente pas les teneurs en nutriments des aliments, sauf quelques exceptions. Ainsi, les teneurs en antioxydants comme les polyphénols sont parfois supérieures dans certains fruits bio, mais beaucoup d’autres facteurs, notamment la variété et le stade de maturité, sont plus déterminants. Certains légumes bio sont parfois moins riches en nitrates en cas de faible fertilisation azotée organique. En revanche, les céréales bio, dont le blé, sont plus pauvres en protéines, ce qui peut poser des problèmes de panification. Pour les produits animaux, le lait bio est parfois plus riche en acides gras polyinsaturés oméga-3, mais c’est aussi le cas de tout lait conventionnel de vaches nourries aux fourrages verts, à l’herbe ou au pâturage. Quoi qu’il en soit, ces légères différences de teneurs (polyphénols des fruits et AGPI oméga-3 du lait) ne contribuent pas de façon significative à l’apport de ces composants par le régime alimentaire global. La qualité nutritionnelle des aliments dépend donc surtout d’autres facteurs (variété ou race, stade de maturité ou âge, saison, climat…) et, tout étant égal par ailleurs, n’est pas meilleure pour les aliments bio.
Les teneurs en nitrates sont parfois plus faibles dans certains légumes bio mais elles sont déterminées par le niveau de la fertilisation azotée et peuvent donc être aussi élevées avec des engrais organiques. Quoi qu’il en soit, contrairement à une idée reçue et toujours propagée, les nitrates des légumes ne sont pas nocifs et peuvent même être considérés comme des nutriments ayant un effet bénéfique au niveau cardiovasculaire.
La qualité sanitaire
Il s’agit de la principale préoccupation des consommateurs, l’argument le plus souvent avancé étant le caractère plus « naturel » des aliments bio et l’absence de contaminants « chimiques », principalement les résidus de pesticides de synthèse. Le cahier des charges de l’agriculture biologique ne contient pas d’obligation de résultat sur la qualité des produits obtenus mais seulement une garantie de moyens de production. Comme déjà dit, les légères différences observées pour quelques composants ne permettent pas de revendiquer un effet sur la santé. Quant aux contaminants chimiques, les torts sont partagés.
Les produits phytosanitaires de synthèse sont interdits en AB mais pas les pesticides naturels, dont l’innocuité n’est pas toujours assurée (roténone maintenant interdite, azadirachtine de l’huile de neem, spinosad, pyrèthre, cuivre…). Les enquêtes européennes (EFSA) et nationales (DGCCRF) ont montré que plus de 97 % des produits végétaux commercialisés ont des teneurs en pesticides de synthèse inférieures à la LMR (limite maximale de résidus) réglementaire et que dans plus de la moitié des cas aucune trace de résidus n’est détectable. Il importe de comprendre que les méthodes modernes d’analyse sont de plus en plus sensibles et permettent de trouver de faibles traces (de l’ordre du nanogramme) de tout partout, ce qui ne signifie pas que ces traces puissent avoir un effet délétère sur la santé. C’est pourquoi, par exemple, les tests de détection de glyphosate dans l’urine et la comparaison avec les teneurs admises dans l’eau de boisson n’ont aucun sens. De plus, les molécules les plus dangereuses ont été (et seront encore) progressivement interdites. Enfin, d’autres modes de production agricole tendent à réduire considérablement l’usage des pesticides de synthèse (notamment par le biocontrôle), ce qui ôtera aux aliments bio le monopole du « zéro pesticide », dont un nouveau label voit actuellement le jour.
Tout pesticide est dangereux mais il ne faut pas confondre danger et risque, lequel dépend de l’exposition au danger. Personne ne conteste ce risque pour l’agriculteur mal protégé, mais il est insignifiant pour le consommateur. Cet amalgame est trop souvent fait par les contempteurs des pesticides qui tentent ainsi d’instiller le doute et la peur dans le public.
La plus grande étude prospective a été publiée en 2014 et menée pendant 9 années sur plus de 600 000 femmes de plus de 50 ans par des épidémiologistes de l’université d’Oxford. A l’exception possible du lymphome non hodgkinien, aucune influence de la consommation d’aliments bio sur l’incidence des cancers communs n’a été constatée.
Quant aux quelques études françaises récentes (NutriNet-Santé) qui attribuent aux résidus de pesticides des aliments conventionnels la cause des associations observées entre alimentation et diverses pathologies (obésité, syndrome métabolique, cancers…), non seulement il ne s’agit que d’associations et non de relations causales, mais leurs conclusions ont fait l’objet de très nombreuses critiques, notamment pour des biais d’interprétation. En effet, les « mangeurs bio » sont en général plus soucieux de leur santé et adoptent un mode de vie plus sain (tabac, alcool, exercice physique, moins de viande, etc.), d’éventuels bénéfices pour la santé devant donc être attribués à leur comportement et non à la meilleure qualité sanitaire des aliments bio. Hélas, des titres accrocheurs dans les médias, du genre « manger bio diminue de 25 % le risque de cancer », ont trompé l’opinion et persistent à circuler. Le mal est fait et les démentis ne sont pas perçus ou acceptés !
Les pesticides de synthèse étant interdits en AB, les aliments bio ne contiennent en général pas de résidus détectables (seulement 11 % des échantillons analysés contre 55 % dans les produits conventionnels). Cependant, ils peuvent contenir des résidus de pesticides naturels autorisés qui ne sont pas recherchés (sous le mauvais prétexte qu’ils sont naturels) et qui ne sont pas tous inoffensifs, notamment des taux parfois très élevés de cuivre.
Les végétaux non ou mal protégés contre les insectes ravageurs, les champignons ou autres parasites font la synthèse de molécules naturelles de défense dont certaines, comme les polyphénols, ont un effet anti-oxydant bénéfique, mais d’autres peuvent être toxiques, comme les redoutables mycotoxines, dont des teneurs très élevées ont été notées dans des céréales bio, mais aussi dans des céréales conventionnelles mal conservées. La Nature n’est pas toujours bonne ! Les retraits de vente prononcés par la Répression des Fraudes sont nombreux pour les produits bio (toxines diverses, contaminations bactériennes notamment par des salmonelles, Listeria, coliformes…, ou des graines de Datura dans du sarrasin…).
Enfin, toutes les productions animales de plein air (privilégiées en AB) sont les plus exposées aux contaminations microbiennes ou chimiques de l’environnement (sol, air) et une étude de l’Inrae et de l’Anses a ainsi montré que la viande bio était la plus contaminée en dioxines, PCB, cadmium, plomb et arsenic. Il en est de même pour les œufs bio de plein air et pour le saumon bio (mercure).
La prise de conscience des consommateurs que le « naturel » et le « plein air » ne sont pas toujours à l’abri de contaminations diverses et que les productions sous abri sont souvent plus sûres, pourrait nuancer leurs convictions. Malgré des proclamations contraires, idéologiques ou commerciales, il est maintenant scientifiquement acquis que, de façon générale, les aliments bio ne sont pas meilleurs pour la santé.
Le goût
Les qualités organoleptiques des aliments, comme leur composition chimique, dépendent d’un grand nombre de facteurs autres que le mode de production (bio ou conventionnel) : la variété, le stade de maturité et le degré de fraicheur pour les fruits et légumes, la race, l’âge et l’adiposité pour la viande. Les analyses sensorielles et les tests de dégustation publiés ne montrent pas de différence significative attribuable au mode de production. Paradoxalement, des tomates conventionnelles cultivées sous serre ont parfois été préférées à des tomates bio de plein champ. Une étude américaine a montré que l’étiquetage seul exerçait un « effet halo », les aliments (pourtant tous les mêmes) portant la mention « organic » étant en général préférés par les dégustateurs. Ce phénomène psychologique est bien connu pour d’autres labels.
La préservation de l’environnement et de la biodiversité
La protection de l’environnement et la préservation de la biodiversité sont aussi des arguments mis en avant par les protagonistes du bio et sont un motif d’achat pour certains consommateurs. Il est vrai que le risque de pollution des sols ou de l’eau par des produits chimiques de synthèse est très faible en AB. Quant aux dépenses d’énergie fossile et aux émissions de gaz à effet de serre, l’avantage de l’AB est moins évident et les comparaisons sont parfois surprenantes. En effet, le mode de production AB est plus exigeant en travail mécanique du sol, notamment si le non-labour n’est pas possible (sans le recours au glyphosate), et les engrais organiques et l’élevage bio sont aussi émetteurs de gaz à effet de serre. En effet, une vache faible productrice de lait éructe presque autant de méthane qu’une forte laitière. Compte tenu des rendements plus faibles en AB, la quantité de gaz carbonique ou de méthane émis par unité de poids de produit (blé, légume, lait…) est souvent plus élevée en AB, même en prenant en compte les émissions de CO2 dues à la fabrication des engrais azotés. L’argument de l’effet sur le changement climatique n’est donc pas recevable, dans la mesure où la production alimentaire est équivalente.
Quant à la préservation de la biodiversité, le débat se poursuit entre les théories du « land sharing » et du « land sparing ». Assure-t-on mieux la biodiversité en la pratiquant sur la totalité des surfaces cultivées, comme en AB mais aux dépens de la productivité alimentaire, ou en libérant une part de la SAU (surface agricole utile) occupée par l’agriculture intensive et productive afin de la consacrer à la nature sauvage ou protégée (forêts, zones humides, prairies permanentes, jachères, parcs, haies…) ? Selon la Banque mondiale (2020), il faudrait intensifier l’agriculture pour améliorer sa durabilité en produisant davantage de nourriture par hectare, par animal et par kilogramme d’engrais et autres produits chimiques, ce qui permettrait de libérer des surfaces pour les zones protégées qu’il est souhaitable d’augmenter. Ce débat n’est pas clos et entraine quelques contradictions, comme les objectifs incompatibles de réduire de moitié l’élevage des ruminants et d’augmenter la conversion de terres arables en prairies…
Le prix
Les aliments bio sont en moyenne de 30 à 100 % plus chers que les aliments conventionnels, ce qui constitue le principal frein à leur achat, du moins dans la population la plus défavorisée. Il ne s’agirait donc pas d’en faire une alimentation de classe. Ces prix plus élevés sont justifiés pour les agriculteurs par des coûts de production plus importants, du fait des rendements plus faibles et de la main- d’oeuvre requise. Il est vrai qu’un fort développement de la production nationale ou des importations pourrait augmenter l’offre et conduire à une baisse des prix…mais alors aux dépens des producteurs locaux qui n’y trouveraient plus leur compte. Cela pourrait aussi se produire si la part de la SAU consacrée à l’AB atteignait 25 % en Europe (contre 8 % en 2020), ce que vise le Pacte vert européen avant 2030, l’offre devenant ainsi supérieure à la demande.
L’offre d’aliments bio dépend de la rentabilité de la production
Le prix de vente des produits agricoles bio
La rentabilité de l’AB est d’abord conditionnée par les prix de vente des produits, actuellement toujours supérieurs à ceux des produits agricoles conventionnels. De tels prix sont justifiés par les rendements plus faibles, les coûts et la pénibilité du travail (notamment le désherbage manuel ou mécanique) et le risque de perte partielle ou totale de récolte due aux insectes ravageurs ou aux champignons. Actuellement en France environ 40 % des aliments bio sont importés, parfois de pays qui ne respectent pas la réglementation européenne et rémunèrent beaucoup moins bien la main-d’œuvre. Une forte augmentation de ces importations à plus faible prix, parfois favorisée par la grande distribution, risque de faire baisser les prix de vente. Le risque d’offre supérieure à la demande doit être envisagé et existe déjà pour certaines productions (par exemple pour le lait à la suite de trop nombreuses conversions, faciles en élevage extensif, provoquées par la crise du lait).
Les aides à la production
Encore plus que celle d’autres systèmes de production, la rentabilité de l’AB dépend des subventions européennes et nationales, qui risquent de diminuer, déjà par la suppression de l’aide au maintien, puis récemment par le non monopole des primes des « écorégimes » qui profiteront aussi à d’autres modes de production aussi vertueux pour l’environnement comme l’agriculture de conservation, de précision, de haute valeur environnementale (HVE), etc. Cette concurrence, comme aussi celle de l’agriculture garantissant « zéro résidu de pesticides » dans les aliments commercialisés, augmentera et sera un facteur de dissuasion pour les projets de conversion. Pour mémoire, l’AB n’a pas d’obligation de résultat sur la qualité des aliments, contrairement à d’autres signes de qualité.
Les verrous techniques
La pratique de l’agriculture biologique visant une bonne production est indéniablement plus difficile que celle de l’agriculture conventionnelle qui dispose d’une grande variété d’engrais pour assurer de bons rendements, d’une gamme de produits phytosanitaires efficaces pour la protection des plantes contre les invasions d’insectes ravageurs et les attaques de champignons et de désherbants sélectifs.
Le manque de matière organique pour remplacer les engrais minéraux est le principal verrou pour les grandes cultures qui ne disposent pas localement d’un élevage, ce qui est en général le cas dans les régions céréalières. Face à cette pénurie d’engrais organiques, le règlement européen de l’AB a été modifié pour adopter une définition plus laxiste des élevages dits « industriels » dont les effluents étaient interdits en agriculture biologique. Cette exclusion ne concerne plus que les très gros élevages de plus 3 000 porcs charcutiers sur caillebotis, plus de 900 truies, plus de 85 000 poulets de chair ou 60 000 poules pondeuses en cages. L’adoption de tels seuils est illogique et arbitraire mais constitue bien une reconnaissance implicite de la nécessité des effluents d’élevage (dont l’élevage intensif) pour la fertilisation en AB. En revanche, les digestats issus de la méthanisation des déjections animales ne sont toujours pas autorisés, ce qui risque d’être un nouvel obstacle. La fertilisation en AB dépend des productions de l’agriculture conventionnelle, donc indirectement d’intrants chimiques, souvent de synthèse et pourtant honnis !
Elle tire aussi indirectement profit, par les effluents d’élevage, des éléments minéraux (azote, phosphore, potassium) des matières premières (soja, maïs…) importées pour la nutrition animale. La restitution au sol des éléments fertilisants exportés par les récoltes et en partie irréversiblement perdus (rétrogradation dans le sol ou rejets vers fleuves et océans) restera indispensable. Pas d’agriculture biologique à long ou moyen terme sans une forte agriculture conventionnelle ! Le seul respect de la Nature ne suffira pas !
Autre verrou technique, l’incertitude entourant les risques de pertes de récolte dans des conditions climatiques difficiles, comme en 2021 pour le mildiou de la vigne, de la pomme de terre et de la tomate.
Enfin, la pénibilité du travail, notamment pour le désherbage manuel ou mécanique, est souvent un facteur dissuasif pour la conversion en AB.
L’acceptabilité sociétale
Cette acceptabilité, qui concerne autant les producteurs que les consommateurs de produits bio, pourrait évoluer en fonction de la perception scientifique des théories et principes de l’AB. Il est vrai que les choix des uns comme des autres sont souvent basés sur des croyances et des idées reçues. S’il est vain de lutter contre des croyances qui prennent toujours le pas sur la Raison (exemples récents de la saga de l’hydroxychloroquine ou de la coupable radicalité des antivaccins), il n’est pas impossible de vaincre les idées reçues en fournissant des preuves scientifiques, même si le pouvoir de persuasion du lobby pro-bio est souvent dominant et le plus audible par le public. Ainsi, le rejet des substances chimiques de synthèse en AB est purement dogmatique car il part du postulat que les substances naturelles sont meilleures et inoffensives, ce qui est loin d’être toujours le cas.
Le respect de la Nature conduit à se méfier de tout ce qui est artificiel, chimique, de synthèse, voire résultant du progrès scientifique. Le terme « intensif » est banni alors que certaines pratiques anciennes et extensives sont réhabilitées, considérées comme plus vertueuses. De même, le retour aux variétés végétales anciennes et aux races animales plus rustiques est encouragé, toujours aux dépens de la productivité. Toute innovation scientifique récente est suspecte, le meilleur exemple étant les biotechnologies végétales produisant les OGM, même quand il s’agit de nouvelles techniques génétiques (NTG) qui ne font qu’accélérer des mutations bénéfiques qui existent déjà dans la Nature et qui ne relèvent pas de la transgénèse. Quelques hauts responsables de l’AB, dont le directeur d’un institut de recherche suisse (FiBL), ne s’y opposent plus, considérant que ces nouvelles techniques pourraient contribuer à diminuer le recours à des produits chimiques de synthèse et donc être une chance à saisir pour l’agriculture biologique.
De même, le meilleur bien-être animal lié à l’élevage extensif et en plein air est l’un des critères souvent pris en compte. S’y ajoutent les facteurs « local » et « équitable », souvent associés au bio, mais dont l’agriculture biologique n’a pourtant pas le monopole.
Dans le cas le plus extrême de la biodynamie, forme dérivée la plus ésotérique de l’agriculture biologique, qui connait un certain succès en viticulture, il est surprenant de voir autant d’esprits sensés abandonner toute rationalité pour recourir à des théories farfelues et des pratiques charlatanesques prônées il y a plus d’un siècle par le philosophe autrichien Rudolf Steiner. Non seulement ces méthodes font appel aux cycles lunaires et aux énergies cosmiques, mais elles ont aussi recours à des préparations homéopathiques qui défient la Raison. L’exemple le plus connu est celui de la bouse de vache enterrée pendant plusieurs mois dans une corne, puis fortement diluée dans de l’eau, « dynamisée » par agitation pendant une heure et pulvérisée à raison de 100 grammes de bouse par hectare. Une autre préparation à base de poudre de silice est épandue à raison de seulement 4 grammes par hectare…
Une meilleure prise de conscience par un public mieux formé et averti devrait influer sur les comportements et les choix, autant des agriculteurs que des consommateurs.
Effets des politiques agricoles et alimentaires
Il s’agit de considérations de nature politique qui déterminent les encouragements à la conversion en AB et les aides matérielles et financières accordées. Elles sont surtout motivées par le souci de satisfaire aux revendications de mouvements idéologiques et politiques mais n’accordent pas assez d’importance à la souveraineté alimentaire nationale et à la sécurité alimentaire mondiale.
Le principal facteur limitant de l’AB est la baisse des rendements, en moyenne de 25 à 30 % mais pouvant dépasser 50 % dans le cas du blé en France. Certaines récoltes non protégées peuvent même être totalement détruites par des insectes ou des champignons. Cela est incompatible avec la souveraineté alimentaire nationale pour de nombreux aliments et encore moins avec la balance commerciale (diminution des exportations et augmentation des importations) mais surtout avec la sécurité alimentaire mondiale, alors que, selon la FAO, il faudrait augmenter la production alimentaire de 50 à 70 % pour nourrir la population en 2050.
Malgré cette forte perte de productivité, plusieurs scénarios ont été proposés pour augmenter la part du bio, voire pour viser le 100 % bio, notamment dans deux importantes études concernant l’Europe (Billen et al., 2021) ou le monde (Barbieri et al., 2021). Cependant, tous ces scénarios incluent plusieurs conditions dont certaines relèvent de l’utopie : baisser de 50 % le gaspillage alimentaire, diminuer de moitié la consommation de viande et donc l’élevage, notamment de porcs et de volailles qui entrent en concurrence avec l’Homme pour les céréales, réduire drastiquement la consommation de calories dans les pays les plus développés, augmenter fortement la culture des légumineuses, relocaliser l’élevage des animaux dans les régions de grandes cultures, etc. Le scénario le plus réaliste en conclut que, toutes ces conditions étant pourtant réunies, il ne sera pas possible de dépasser 40 à 60 % de la SAU en AB dans le monde car la fertilisation azotée des sols sera le facteur limitant et, à moyen terme, on pourrait y ajouter l’apport de phosphore.
Les rendements en AB dépendent strictement de la disponibilité locale d’engrais organiques, lesquels sont principalement fournis par l’élevage. Réduire fortement l’élevage, est donc antinomique avec l’augmentation des surfaces en AB. C’est particulièrement le cas de l’élevage intensif, par ailleurs décrié. En effet, en élevage extensif en plein air, privilégié en bio, les déjections animales sont en majorité « perdues » sur les pâturages et ne sont pas récupérables pour fertiliser les grandes cultures. Réduire l’élevage de 50 %, notamment l’élevage intensif sous abri, serait donc incompatible avec la suppression des engrais minéraux (dits chimiques), notamment des engrais azotés de synthèse. Et pourra-t-on légitimement freiner la consommation de produits animaux dans les pays en développement, souvent les plus peuplés, qui en sont actuellement privés et où la demande augmente inexorablement avec le niveau de vie ?
Considérant tous ces verrous au développement de l’AB, il semble raisonnable de ne pas viser plus de 15 à 20 % de la SAU pour assurer la souveraineté alimentaire en France et en Europe et permettre les exportations, notamment de céréales, indispensables pour éviter les famines dans de nombreuses régions moins favorisées de la planète. Aussi, viser 25 % de la SAU en bio en 2030, comme le fait le Pacte vert européen, semble peu raisonnable.
Même pour le maintien de la biodiversité, une trop grande expansion de l’AB ne serait pas favorable si, pour maintenir la même production alimentaire, il faudrait consacrer plus de surfaces aux cultures nourricières, surfaces déjà non extensibles, surtout si la production de biocarburants, voire de biomatériaux, est aussi fortement encouragée. Que restera-t-il alors pour les zones protégées de forêts, marais, prairies permanentes, jachères, dont la préservation ne peut être que favorable au maintien de la Nature «sauvage» et donc de la biodiversité ?
En conclusion, les avantages de l’alimentation bio pour la santé, par rapport à une alimentation courante équilibrée, ne sont pas du tout démontrés et cet argument ne devrait plus être avancé pour la promotion de l’agriculture biologique. Quant aux effets bénéfiques de l’AB sur l’environnement, le climat et la biodiversité, ils ne sont pas non plus évidents si l’on considère les plus grandes surfaces qui devraient être cultivées pour une même production alimentaire. Enfin, le principal verrou du développement de l’AB reste la fertilisation organique, qui dépend de l’élevage associé, et la faiblesse des rendements qui ne permettrait pas de nourrir la planète future, l’objectif du tout-bio relevant de la pure utopie. L’agriculture biologique répond à une demande citoyenne qui n’est pas contestable et peut revendiquer une part raisonnable du territoire agricole mais ne devrait pas être systématiquement opposée à d’autres formes d’agriculture inspirées de l’agroécologie, aussi vertueuses sans sacrifier la nécessaire bonne productivité. Elle ne devrait pas non plus servir à dénigrer l’agriculture conventionnelle, même intensive, la seule capable de nourrir l’humanité future.
Pour les références et en savoir plus, voir les articles suivants :
Guéguen L. (2021). Devrions-nous manger bio ? Etude Fondapol.
https://fondapol.org/etude/devrions-nous-manger-bio/
Kressmann G. (2021). Quel avenir pour l’agriculture et l’alimentation bio ? Etude Fondapol.
https://fondapol.org/etude/quel-avenir-pour-lagriculture-et-l’alimentation-bio/
Le Buanec B. (2021). L’agriculture bio et l’environnement. Etude Fondapol.
https://fondapol.org/etude/lagriculture-bio-et-lenvironnement
Et les deux études de modélisation récentes sur la part possible du bio en Europe et dans le monde :
Barbieri P., Pellerin S., Seufert S., Smith L. et al. (2021). Global option space for organic agriculture is delimited by nitrogen availability. Nature Food, 2, 363-372. https://doi.org/10.1038/s43016-021-00276-y
Billen G., Aguilera E. Einarsson R., Garnier J. et al. Reshaping the European agro-food system and closing its nitrogen cycle: The potential of combining dietary change, agroecology, and circularity.
One Earth, 4, 839-850. https://doi.org/10.1016/j.oneear.2021.05.008
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