L’Institut Sapiens sous la plume de Philippe Charlez vient de publier un rapport intitulé « démographie et climat : l’impossible équation » (1). L’expert en question énergétique a bien voulu répondre à nos questions.
The Europeanscientist : Selon vous, la disparité démographique est le facteur prépondérant pesant sur la transition énergétique. Que voulez-vous dire par là ?
Philippe Charlez : Depuis le début des années cinquante, la population mondiale a été multipliée par trois passant de 2,5 milliards à 8 milliards d’habitants. Selon le scénario central prospectif de l’ONU, elle devrait frôler les 10 milliards d’habitants en 2050 pour stagner à 11 milliards en 2100. Dans les pays de l’OCDE la population restera stable autour de 1,25 milliards d’individus. En revanche elle continuera de croitre significativement dans les pays émergents (incluant l’Inde et la Chine). En 2050, ces derniers représenteront 90 % de la population mondiale. Si la croissance de la population est déclinante dans le monde et dans la plupart des continents, le pic ne sera atteint en Afrique qu’autour des années 2060. L’Afrique représente aujourd’hui la moitié de la croissance nette. Elle est de l’ordre de 80 millions par an.
Cette énorme disparité démographique est un facteur prépondérant pesant sur la transition énergétique. L’étude que nous avons menée avec l’Institut Sapiens montre en effet que les efforts considérables engagés dans les pays de l’OCDE, Europe en tête, pour décarboner le mix énergétique à l’horizon 2050 (renouvelable, voitures électrique, pompes à chaleur, isolation de l’habitat, décarbonation des industries énergétivores, électricité décarbonée) seront insignifiants si un effort de même ampleur n’est pas engagé dans les pays émergents.
TES. : Quel est le rapport entre la décarbonation des pays de l’OCDE et celui des pays émergents ? Peut-on imaginer réduire l’intensité carbone des pays émergents ? Quel en serait le coût ?
Depuis le début du siècle, l’indice de sobriété énergétique (consommation d’énergie primaire par habitant) et l’intensité carbone (rapport entre les émissions et la consommation d’énergie) des pays de l’OCDE se sont contractés de 1% par an. En revanche, si les pays émergents (incluant la Chine et l’Inde représentant près de 40% de la population mondiale) ont aussi réduit de 1% leur intensité carbone, leur consommation par habitant continue de progresser à un rythme soutenu. Elle est aujourd’hui en moyenne de 15 MWh/hab (contre plus de 50 MWh/ha dans les pays de l’OCDE). En 2050 elle devrait atteindre 20 MWh/hab considéré comme un « socle de pierre » en-dessous duquel l’entrée dans le sous-développement peut s’avérer très rapide. Deux scénarios prospectifs 2050 ont été analysés.
Emissions OCDE & émergents : Gauche – Scénario 1 : investissements OCDE ; Droite – Scénario 2 : transfert massif vers les émergents
P.C.: Le scénario 1 mise sur une réduction massive de 4% de l’intensité carbone (en ligne avec le green deal européen) et de 1% pour l’indice de sobriété énergétique (compatible avec une faible croissance économique de l’ordre de 1% par an) dans les pays de l’OCDE. En revanche la tendance actuelle observée dans les émergents se poursuit avec 1% de réduction de l’intensité carbone mais 1% de croissance de l’indice de sobriété énergétique. Les résultats montrent que les émissions de GES ne déclineront alors que de 10% passant des 35 milliards de tonnes actuelles à 31 milliards de tonnes en 2050. Les émissions des pays émergents qui comptaient au début du siècle pour 45% des émissions atteindront…92%. La décarbonation du MWh des pays de l’OCDE est donc du second ordre par rapport à celui des pays émergents.
Le scénario 2 inverse la situation avec un transfert massif des investissements vers les pays émergents. Grâce à ce transfert, l’intensité carbone est alors réduite de 4%/an dans les pays émergents tandis qu’elle est réduite de 1% par an dans les pays de l’OCDE. Avec ce second scénario, les émissions 2050 seraient alors réduites de moitié passant de 34 milliards de tonnes en 2021 à 18 milliards de tonnes en 2050 tandis que les parts relatives des émissions émergents/OCDE resteraient pratiquement constantes par rapport à la situation actuelle.
L’économiste britannique Nick Stern confirme nos conclusions : le chemin vers une société bas carbone nécessiterait un transfert de 2000 milliards de dollars par an des pays OCDE vers les pays émergents. Les pays de l’OCDE seraient-ils prêts pour autant à oublier leur transition (qui en relatif est terminée !) pour financer celle des pays émergents ? 2000 milliards de dollars c’est environ 3,7 % du PIB des pays de l’OCDE. Une solution politiquement et socialement impossible à envisager.
TES. Vous constatez que la démographie est avant tout un effet de stock et non un effet de flux. Pouvez-vous expliquer ?
P.C. : L’autre solution serait de réduire le flux démographique actuel (particulièrement en Afrique où il est le plus élevé). Pour ce faire, nous avons comparé le scénario 1 (courbe rouge) avec une réduction de 25% et de 50% de la croissance démographique. Bien que non négligeables, les résultats s’avèrent très limités. Sur la période 2022 à 2050, réduire le flux démographique de 25% permettrait d’économiser 3,3% d’émissions cumulées tandis que le réduire de moitié en économiserait 6,6%. Des valeurs sans aucune comparaison avec celles obtenues en réduisant massivement l’intensité carbone des pays émergents.
Impact de la réduction du flux démographique
Ces résultats confirment que l’impact de la démographie est avant tout un effet de stock (la population déjà existante) et non un effet de flux (accroissement démographique futur).
L’avancement des transitions démographiques dans la plupart des continents ne laisse donc que peu de marge pour impacter significativement les émissions de gaz à effet de serre. Les objectifs Net Zéro Carbone à l’horizon 2050 reposent essentiellement sur la décarbonation du mix énergétique des pays émergents et non sur celui des pays OCDE. Les tendances et investissements actuels montrent de façon très claire que l’équation climat démographie est pratiquement insoluble et qu’en pratique l’objectif des 2° des Accords de Paris ne pourra être atteint.
(1) https://www.institutsapiens.fr/observatoire/demographie-et-climat-limpossible-equation/
Image par Martin Redlin de Pixabay
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