Il n’y a sans doute pas de sujet plus clivant que celui des vaccins. C’est d’autant plus vrai depuis la pandémie de Covid 19, lors de laquelle on a vu l’opinion se fragmenter en deux camps. Comment expliquer la mécanique des doutes sur la vaccination, c’est l’objectif de Michel Morange dans son nouvel essai intitulé « Contre les vaccins ?». Sortant des avis tranchés habituels, ce professeur émérite de biologie et membre associé à l’Institut d’histoire et de philosophie des sciences et des techniques, expose brillamment et dans un propos accessible au plus grand nombre l’histoire de la vaccination, tout en évoquant la genèse des résistances de l’opinion à celle-ci. Un ouvrage que liront aussi bien les « vaccino-sceptiques » que les « vax-évangélistes » : les premiers y trouveront d’excellents arguments pour cesser de douter, quant aux seconds, ils pourront perfectionner leur argumentaire (souvent autoritaire et contre-productif). Pour le directeur émérite du Centre Cavaillès, la défiance vient du fait du manque d’explication, une thèse qu’il a bien voulu nous exposer dans cette interview.
The European Scientist : Vous êtes connu dans le domaine de l’histoire des sciences et technologies pour vos travaux sur la biologie moléculaire. Pouvez-vous revenir sur quelques-unes des thèses qui ont marqué votre carrière ? Qu’est-ce qui vous a incité à écrire « Contre les vaccins ? », un livre destiné au grand public.
Michel Morange : J’ai commencé ma carrière comme biologiste à l’Institut Pasteur assez peu de temps après le prix Nobel de Jacob-Monod et Lwoff ; il était donc naturel que je m’intéresse à l’histoire et l’épistémologie de la biologie moléculaire. Après avoir rédigé deux premiers ouvrages, beaucoup de questions me sont apparues : « Qu’est-ce que la biologie moléculaire avait changé à la question de la vie ? », « Comment les gènes nous contrôlent, est-ce la seule explication, que penser de l’explication évolutive ? » Puis j’ai commencé une histoire de la biologie.
Plus récemment, alors que je travaillais sur une biographie de Louis Pasteur s’est produite la crise de la Covid 19. Il y a eu une sorte de confrontation naturelle dans mon esprit entre l’enthousiasme qui avait accueilli la première vaccination contre la rage et toutes ces nouvelles réserves au sujet de la vaccination que l’on voyait au début de la pandémie. C’est cette réflexion qui m’a mené à écrire « Contre les vaccins ? », livre dans lequel j’ai essayé de comprendre pourquoi il y avait eu des oppositions, quelle en était la nature et comment essayer d’y faire face ?
Je pense qu’il est important de décrire l’histoire de la vaccination au grand public depuis les débuts jusqu’à aujourd’hui, car toutes les transformations qui sont intervenues sont très mal connues de nos contemporains, ce qui peut expliquer certaines réticences.
TES. : Vous montrez que c’est une forme d’empirisme qui fait avancer l’histoire de la vaccination. C’est notamment le cas avec Jenner à qui on doit le principe des vaccins et Pasteur qui l’aurait généralisé. Vous insistez sur le fait qu’aucun des deux n’ait expliqué ce qu’il faisait. Quelles leçons en tirer ?
M.M.: Pour être précis, Jenner – plutôt promoteur de la vaccine – n’a pas exactement trouvé le principe des vaccins. Il a, dans un cas unique, celui de la variole, montré qu’en utilisant une maladie bénigne de la vache, on pouvait protéger les êtres humains contre cette maladie très grave. Mais sa méthode n’était pas du tout exportable à d’autres maladies parce qu’il fallait trouver une sorte de forme atténuée chez une autre espèce animale et on n’en connaissait pas.
Ce qui va changer avec Pasteur c’est que ce n’est pas une maladie atténuée qu’il va transmettre, mais un microbe. C’est très différent, car dès que l’on connait un microbe, on peut essayer de produire un vaccin … on peut cultiver les microbes in vitro et on peut avoir une quantité de vaccins importante. Pasteur a rendu possible une vaccination simple à grande échelle.
Pour répondre à votre deuxième question, ça a été une surprise pour moi de voir que Pasteur n’expliquait pas ; c’est un aspect de son œuvre qui est un peu masqué. Il a produit une forme atténuée de microbes et on sait aujourd’hui que quand on fait ça, on a une production d’anticorps qui vont protéger contre une infection ultérieure. Le seul problème c’est que Pasteur ne le savait pas. A son époque, les anticorps n’étaient pas encore connus. Et donc il a cherché des explications qu’il a fait reposer sur les microbes. Il pensait que c’était le microbe lui-même qui protégeait des infections ultérieures. Il a proposé plusieurs théories qui étaient à nos yeux aujourd’hui, plus fausses les unes que les autres. Il avait une idée fixe qui était que le microbe atténué mimait le microbe virulent. Il avait également une autre image en tête celle des deux trains pour expliquer la vaccination contre la rage. La maladie est déjà là sous la forme d’un tortillard ; donc il fallait que la vaccination soit un train express qui soit capable de dépasser le tortillard et d’agir avant que la maladie ne se déclenche. Tout cela n’expliquait pas grand-chose, et le début des explications est venu une dizaine d’années après avec la découverte des anticorps, qui permettaient de comprendre pourquoi le germe atténué pouvait induire la synthèse d’anticorps, anticorps qui eux-mêmes allaient protéger contre un germe virulent si jamais ils entraient dans le même organisme.
Le message un peu général, c’est qu’on met au point une technique qui semble marcher convenablement. C’est le cas des premiers vaccins. Malgré cela on ignore encore beaucoup de choses pour comprendre les effets positifs qu’on a obtenus, ou s’il y en a, les effets négatifs. Il ne faut pas attendre des applications qu’elles soient parfaites dès le départ. C’est toujours une tentative ; une tentative contrôlée, mais quand même une tentative qui manque encore de supports qui viendront petit à petit après pour mieux expliquer ce qu’il se passe, pour expliquer également les quelques accidents qui peuvent parfois avoir lieu. Et ça, ça fait partie de la vie des inventions en général.
TES. : Vous comparez les premiers usages de l’anesthésie et la vaccination. Quels sont les points communs ?
M.M.: L’anesthésie et la mise en évidence des micro-organismes dans les maladies se sont liés pour transformer complètement la chirurgie. Jusqu’alors cette dernière était limitée par deux obstacles. Tout d’abord, on ne pouvait opérer que de manière limitée car on ne savait pas endormir les malades. Ensuite on rapportait dans 80% des cas, une infection mortelle après l’opération. La possibilité d’opérer les malades plus longtemps, d’une part et la découverte de l’asepsie, d’autre part – éviter les microbes sur les vêtements ou les instruments chirurgicaux et travailler dans une atmosphère stérile quand on opère – ont tout changé. Ces deux découvertes simultanées ont libéré la chirurgie et c’est à partir de ce moment qu’on a pu commencer des opérations plus longues et allant plus au fond de l’organisme.
Or, les similitudes vont plus loin : de même que l’on ignorait comment marchait la vaccination, on ne savait pas pourquoi certains gaz (l’éther ou le chloroforme) étaient efficaces pour l’anesthésie.
Il y a enfin une grande parenté entre les oppositions à ces deux approches préventives et thérapeutiques. Dans le cas de l’anesthésie, on a vu encore récemment des oppositions de personnes qui disaient qu’on devait pouvoir s’en passer dans certains cas, comme, par exemple, pour les accouchements… la nécessité de revenir à des « accouchements naturels », avec l’idée que dans le passé on pouvait se passer d’anesthésie ou de péridurale. La femme s’accroupissait et le bébé sortait. Il y a cette idée, comme pour les vaccins, qu’on aurait eu une forme d’âge d’or où il n’y aurait pas eu de problèmes et que c’est avec la technologie que les problèmes seraient arrivés.
TES. : Il y a selon vous un âge d’or de la vaccination qui se caractérise par la mise au point d’une quantité d’innovations et une forme d’optimisation qui suscitèrent un fort enthousiasme, mais également la naissance du scepticisme. Pouvez-vous nous résumer ces grandes étapes ?
M.M.: Après la vaccination contre la rage, les autres vaccins sont apparus à un rythme très faible… le vaccin contre la tuberculose a été produit dans les années 1920, 35 ans après la rage. L’événement historique déterminant pour la vaccination a été la seconde guerre mondiale. Il y a eu des vaccinations systématiques des soldats et le bilan après la guerre était une absence quasi totale d’épidémies parmi les troupes. Cela n’est pas dû uniquement aux vaccins, mais également à une meilleure hygiène, aux antibiotiques, et à l’élimination des moustiques… Dans l’opinion aux USA, il y avait une confiance totale dans la vaccination… A un tel point qu’à la suite d’un cas de charbon détecté à New-York, six millions de personnes se sont fait vacciner volontairement.
Le vaccin contre la poliomyélite est également une étape importante. Cette maladie touchait surtout les individus des quartiers les plus aisés, car l’hygiène y étant plus forte, la maladie survenait chez des individus plus âgés et à ce moment-là, elle était plus dangereuse pour le système nerveux (alors qu’au début de la vie, le virus ne se manifestait que par quelques troubles intestinaux). Une fondation contre la poliomyélite a été créée par le président Franklin D. Roosevelt (touché en personne par la maladie et paralysé des jambes) en 1938 sous le nom de Fondation nationale pour la paralysie infantile. Le début de la vaccination remonte à 1954 et malgré quelques petits accidents, cela a été un succès et le nombre de poliomyélites a chuté pour atteindre zéro après quelques années.
Après cela il y a eu une vague d’optimisme et on a fait une série de vaccins contre les virus, car contre ces derniers on ne pouvait avoir recours aux antibiotiques. C’est à cette époque qu’on a vu apparaitre tous les vaccins que l’on connait aujourd’hui : rougeole, rubéole, oreillons, coqueluche… Au bout d’un certain nombre d’années ces maladies ont fini par régresser et on est arrivé à un stade où les rares accidents dus à la vaccination devenaient plus fréquents que les morts causées par la maladie. Quelqu’un qui ne connait pas bien le principe de la vaccination dirait « ça ne sert à rien », « il ne faudrait même pas vacciner, il n’y aurait pas de mort ». Oui mais c’est oublier que c’est la vaccination qui fait reculer les maladies virales et rien d’autre. C’est à cette époque qu’ont commencé les soupçons sur certains vaccins et qui n’ont pas cessé jusqu’à aujourd’hui.
Pour ce qui concerne votre question sur l’optimisation, cela concerne tous ces procédés essentiels mais pourtant invisibles : on ne dit jamais que les vaccins sont extrêmement contrôlés avant d’être donnés aux patients. Ils sont contrôlés lors des premiers essais (en double aveugle) et les lots de vaccins sont également contrôlés au cas où il y aurait eu un problème lors de la fabrication. On n’entend jamais parler de ces contrôles, mais ils ont fait que les vaccins sont extrêmement plus sûrs que du temps de Pasteur. Il s’agit d’informations non spectaculaires et elles ne font pas la une des journaux.
TES. : Dans les années 80, la recherche passe au niveau moléculaire et on voit bientôt arriver les vaccins à ADN et à ARN. Quel type de révolution cela représente-t-il selon vous ? Pourquoi affirmez-vous que la vaccination reste toujours une aventure ?
M.M.: La biologie moléculaire a permis d’apporter de nouveaux types de vaccins. Au lieu de vacciner avec des organismes entiers ou atténués, ou inactivés, on peut maintenant vacciner avec des portions d’organismes – notamment des protéines particulières que l’on a ciblées (on peut mieux les connaitre, les définir grâce aux progrès de la biologie moléculaire, savoir celles qui sont les plus utiles, etc…). Une autre modification des vaccins vient de l’idée que l’on peut faire rentrer non pas le germe pathogène mais l’information génétique pour fabriquer une partie de ce germe sous forme d’ADN en insérant celui-ci dans un autre virus inoffensif qui servira de cheval de Troie pour faire rentrer le vaccin. Ou bien pourquoi ne pas opter pour des ARN, l’ARN permettant de fabriquer la protéine que l’on souhaite utiliser dans l’organisme. Notez qu’on y avait pensé dès les années 60 quand on a caractérisé les ARN messagers pour la première fois, mais la difficulté alors était l’instabilité de ces molécules et il a fallu des années pour que les chercheurs surmontent cet obstacle… jusque dans les années 2010 pour qu’on réussisse finalement à fabriquer des vaccins.
Je pense que le mot révolution est trop fort pour caractériser les vaccins à ARN. C’est un changement pas une révolution, il y a une continuité entre vacciner avec un organisme entier et avec un fragment. Au plan technologique, on peut certes dire que « c’est révolutionnaire » mais sur le principe, il n’y a pas de révolution. Il n’y a pas de paradigmes (au sens Kuhnien) qui feraient qu’on ne pourrait pas penser les deux à la fois.
Enfin, si je dis que « la vaccination reste une aventure », c’est parce que les travaux de biologie moléculaire ont fait émerger la complexité du système immunitaire. Il y a énormément de composants et de cellules qui forment des réseaux complexes et aujourd’hui on n’est pas capable d’anticiper les effets secondaires d’un vaccin.
TES. : Vous consacrez votre dernier chapitre au scepticisme contre les vaccins. Comment expliquez-vous la recrudescence de doutes qui a vu le jour pendant la pandémie de Covid ? Que faire pour sortir de cette impasse ?
M.M.: Il y a un ensemble de causes qui ont convergé. En voici quelques-unes en vrac. On peut commencer par les fausses informations et les nombreuses rumeurs qui ont porté sur tel ou tel vaccins susceptibles de causer l’autisme ou la sclérose en plaques… Il y a eu des oppositions politiques contre la vaccination obligatoire. Dans le cadre de la Covid, on a eu une réaction du public face au Pass vaccinal. Cette mesure gouvernementale a été une catastrophe. Cela fait partie de la réticence des citoyens face au pouvoir qui réglerait sa vie. Il y a eu des problèmes avec les firmes pharmaceutiques (on se rappelle du Mediator, même si cela ne concerne pas les vaccins). L’image des firmes pharma est très détériorée dans l’esprit des citoyens. On peut ajouter le peu d’enthousiasme des médecins qui n’ont pas été inclus dans le processus de vaccination (cela remonte à la grippe aviaire où ils avaient été totalement exclus). La vaccination par le médecin de ville n’a jamais été développée et c’est une opportunité ratée car le médecin est la seule personne capable de rassurer les gens. Il aurait pu donner confiance dans les vaccins. Les politiques doivent également être plus prudents sur les annonces qu’ils font. Si on a pu avoir assez vite une preuve que les vaccins étaient efficaces et ne causaient pas une forte fréquence d’accidents, c’est parce qu’il y avait une épidémie très virulente (les différences entre le lot « vaccinés » et « non vaccinés » apparaissaient très vite). Une épidémie à bas bruit n’aurait pas permis de faire des vaccins aussi rapidement.
Pour résoudre ce problème, il faut que les médecins et les scientifiques disent les choses telles qu’elles sont. Sur les effets indésirables, il y a eu une tendance à les nier ou les minimiser. C’est le cas par exemple sur la modification des cycles menstruels.
Enfin, un point essentiel est qu’il faudrait expliquer davantage que se contenter de donner des chiffres et des statistiques. On ne s’en rend pas compte, mais quand on demande aux gens s’ils veulent être vaccinés ou pas, qu’est-ce qu’ils voient ? Ils voient la possibilité d’avoir un effet secondaire grave, alors qu’ils ne savent pas vraiment si ça va les protéger et ils pensent qu’ils attraperaient de toute façon la maladie… donc ça apporte un déséquilibre, déséquilibre qui ne joue pas en faveur de la vaccination.
En revanche, si on explique pourquoi on vaccine, que c’est une protection absolument nécessaire, et qu’il n’y a pas de chimiothérapie comme certains le prétendaient alors on peut davantage convaincre. Quand il y a des effets indésirables, il faut le reconnaitre et être clair. Il y a davantage de travaux à faire sur tous ces sujets. Enfin, il faudra un jour traiter la question du contrôle des firmes pharmaceutiques et du profit.
TES. : Contrairement à certains techno-enthousiastes vous ne croyez pas que l’IA permettra de résoudre tous les problèmes auxquels sont confrontés les chercheurs. Quels sont vos arguments ?
M.M.: Ce qui manque ce sont les explications. Les médecins n’expliquent pas toujours. Les journalistes ne savent pas forcément expliquer. Personne n’explique. L’IA ne saura pas expliquer. Elle nous dira « voilà ce qu’il faut faire », mais elle ne nous dira pas « pourquoi ». Elle aura accumulé des tas de données, fait des comparaisons, mais elle ne saura pas expliquer pourquoi. Peut-être que les médecins pourront faire les intermédiaires, mais je n’en suis même pas sûr. C’est un peu comme le journal météo… on ne nous explique plus les phénomènes météos et on ne comprend plus le changement de temps. L’incompréhension du monde qui nous entoure est à long terme catastrophique. Expliquer ce n’est pas un luxe, c’est dans la nature humaine. Il serait temps de résoudre tous ces problèmes d’information, d’explication, de communication, de temps laissé à la discussion. Un impératif à transposer dans tous les domaines.
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