Directeur de recherches honoraire à l’INRAE et membre émérite de l’Académie d’agriculture de France Léon Guéguen s’interroge sur les ambiguïtés, les contradictions et les verrous de la transition agroécologique et alimentaire. Une analyse qui selon l’auteur se veut au-dessus de toute forme d’idéologie, car loin d’être un réquisitoire contre l’agroécologie, au contraire d’un plaidoyer pour un scénario raisonnable et réaliste de transition.
Produire plus et mieux…mais avec moins ? Tel est le slogan partout proclamé ! Mais est-ce possible de produire plus, ce qui sera nécessaire pour nourrir la planète et, en même temps mieux, des aliments de meilleure qualité, en réduisant la consommation d’énergie et les intrants chimiques dans le but de stabiliser le changement climatique et de préserver l’environnement et la biodiversité ? Telle est l’équation qui nous est soumise et dont la solution n’est pas simple !
Quels objectifs pour la production alimentaire mondiale ?
Il est déjà bien admis qu’il faudra augmenter considérablement la production alimentaire mondiale pour nourrir la planète avant la fin du siècle, en attendant un déclin prévisible de la population mondiale. Dès maintenant, plusieurs conflits provoquent des situations locales de pénuries de céréales, notamment de blé, menaçant notre souveraineté alimentaire et conduisant à des famines et des émeutes dans plusieurs régions du monde. Produire plus est donc une nécessité, même si les difficultés de transport et d’approvisionnement des populations concernées sont souvent les principaux facteurs limitants.
Que veut dire produire mieux ? S’agit-il de la qualité nutritionnelle et sanitaire des aliments ? Plusieurs revues systématiques et méta-analyses des études publiées sur ce sujet montrent bien que l’agriculture intensive n’est pas incompatible avec une bonne qualité des aliments et que, par exemple, les aliments bio, beaucoup plus chers, ne sont pas significativement meilleurs pour la nutrition et la santé (L. Guéguen, 2021).
Produire mieux veut aussi dire « plus proprement » pour l’environnement, le climat et la biodiversité, avec un moindre recours aux intrants chimiques, notamment aux produits phytosanitaires et aux engrais de synthèse sur lesquels l’accent sera mis car ils conditionnent le rendement des cultures ?
Agriculture intensive : peut-on abandonner les engrais de synthèse ?
Curieusement, selon une déclaration publique récente, « pendant des millénaires il n’y a pas eu besoin d’engrais de synthèse » ! C’est évidemment feindre d’ignorer que la population mondiale a été multipliée par 8 depuis 2 siècles et par plus de 40 depuis 2 millénaires ! Il est bien connu que le renoncement aux engrais azotés de synthèse en agriculture biologique conduit en France à des rendements du blé bio au moins deux fois plus faibles que ceux du blé conventionnel, l’apport par des engrais organiques d’azote soluble disponible au bon moment étant très insuffisante. A cette baisse de rendement s’ajoute la conséquence de rotations plus longues en agriculture biologique, ce qui pourrait conduire, dans l’exemple du scénario extrême du tout-bio (que d’aucuns envisagent) à une production nationale de blé 3 à 4 fois plus faible et à la perte de la souveraineté alimentaire. Il s’agit du meilleur exemple d’incompatibilité entre objectifs affichés, notamment par le projet européen « Farm to Fork » du Pacte vert qui prône une diminution d’usage de 50 % des produits phytosanitaires (médicaments des plantes), de 20 % des engrais de synthèse (aliments des plantes), et un doublement des surfaces cultivées en agriculture biologique, sans compter la préservation des aires protégées non cultivées ? En effet, quelle est la priorité actuelle : agir en faveur du climat, de l’environnement et de la biodiversité ou assurer la sécurité alimentaire de la population dans le monde ? L’abandon de l’agriculture intensive par une plus grande sobriété dans l’usage des intrants serait sûrement vertueux à bien des égards…mais conduirait dans le cas des grandes cultures à une forte baisse de productivité résultant de plus grandes pertes de récoltes ou/et de rendements plus faibles.
Pourrait-on se passer des engrais minéraux, notamment des engrais de synthèse qui assurent actuellement environ 40 % de la production agricole européenne mais qui seront de plus en plus chers, du fait de notre dépendance de la Russie pour le gaz utilisé dans la synthèse de l’ammoniac et peut-être bientôt pour les seuls phosphates pauvres en cadmium ? Un premier objectif serait de réduire très fortement les gaspillages (de 50 % ?) en récupérant et en compostant les déchets de l’industrie agro-alimentaire, de la distribution et des ménages et en valorisant au mieux les excréments animaux (fumier, purin, lisier) et humains (boues résiduaires). Cependant, cela ne permettrait pas le recyclage total des éléments minéraux indispensables (N, P, K …) exportés par les récoltes, dont une part importante est irréversiblement perdue au fond des océans et ne peut être restituée aux sols cultivés. Sans apport d’engrais minéraux d’origine fossile ou atmosphérique (azote), la fertilité des sols baisserait inexorablement à plus ou moins long terme.
Les engrais dits « chimiques » peuvent être remplacés, pour de nombreuses productions agricoles, par des engrais organiques (pas suffisants pour le blé bio), surtout les fumiers et lisiers…mais, selon les mêmes scénarios extrêmes plus vertueux pour l’écologie, il faudrait aussi réduire de moitié la consommation de viande et donc l’élevage, notamment l’élevage intensif, souvent stigmatisé sans précision des espèces animales concernées.
Elevage industriel : conséquences en cas de forte diminution
Il peut paraitre légitime de diminuer fortement l’élevage intensif, dit « industriel », des porcs et volailles, concurrents de l’homme pour les céréales, et consommateurs de soja importé et source de déforestation…mais il s’agit de la viande considérée comme la plus saine et dont la demande mondiale est appelée à augmenter, notamment en Asie (et qui pourrait l’interdire ?) ! De plus, cet élevage intensif en général sous abri est le principal fournisseur d’engrais organique utilisé en agriculture biologique car les déjections (lisier, fientes) sont totalement récupérables pour les grandes cultures, ce qui n’est pas le cas pour les herbivores en élevage extensif au pâturage, ou les volailles élevées en plein air, dont les excréments ne fertilisent que les prairies ou les parcours extérieurs.
Deux autres choix semblent aussi légitimes…mais antinomiques : soit diminuer fortement l’élevage des ruminants pour réduire l’émission par leurs éructations de méthane, puissant gaz à effet de serre, et parce que la consommation excessive de viande rouge n’est pas conseillée, soit préserver l’élevage extensif des bovins et ovins, de préférence au pâturage, les seuls capables de valoriser l’herbe et les fourrages cellulosiques et d’entretenir le paysage, et cesser l’élevage intensif porcin et avicole. Dans le premier cas, l’effet bénéfique sur le climat serait incontestable…mais qui brouterait l’herbe et, s’agissant des vaches laitières, qui fournirait le lait pour assurer la consommation recommandée de deux à trois produits laitiers par jour, sources indispensables de plusieurs nutriments (protéines nobles, calcium, vitamine B12, zinc, iode…) ? Dans le deuxième cas, les quantités de céréales disponibles pour l’alimentation humaine seraient accrues et la pollution des cours d’eau diminuée …mais la disponibilité des engrais organiques pour remplacer les engrais de synthèse deviendrait problématique. Seul l’élevage hors-sol permet cette récupération quasi-totale pour la fertilisation des grandes cultures. De plus, la suppression des importations de soja, bien que souhaitable, aggraverait encore notre déficit en minéraux, notamment en azote et phosphore.
Le maintien des prairies permanentes pour le stockage du carbone et la biodiversité est vivement soutenu, ce qui semble logique…mais alors, pourquoi vouloir réduire l’élevage des herbivores qui seuls les rentabilisent ? De même, allonger les rotations en y incluant des légumineuses fixatrices d’azote devrait être encouragé…mais comment valoriser une production excédentaire de légumineuses qui, de surcroit, prennent la place des céréales dont on a besoin ? Ces légumineuses pourraient être cultivées sur des prairies temporaires labourées…mais le labour est déconseillé pour la vie du sol et n’est pas facile sans glyphosate…mais l’interdiction du glyphosate est envisagée.
Quant à la solution unanimement avancée de reconnecter grandes cultures et élevage, l’idée est excellente…mais sa mise en pratique à moyen terme sous un régime libéral semble bien utopique. Tous les scénarios envisagés en agroécologie prônent l’association polyculture-élevage pour le recyclage facile des éléments minéraux fertilisants dans le but de surmonter l’obstacle actuel du coût des transports des déjections animales…mais alors, si l’élevage est considéré comme indispensable, pourquoi vouloir le réduire de moitié, voire le supprimer dans le cas de l’élevage « industriel » ? Les métiers de l’agriculture sont très différents et il serait difficile de convaincre un céréaliculteur d’accepter les lourdes contraintes supplémentaires de l’éleveur. De plus, il existe en France des régions adaptées à l’élevage extensif des herbivores (Centre, Bretagne, Normandie, montagne) ce qui n’est pas le cas de la plupart des plaines de grandes cultures (sauf pour des moutons sur chaumes une partie de l’année). Bien sûr, l’élevage intensif hors sol est partout possible …mais difficile à délocaliser loin des usines de l’industrie de l’alimentation animale, des ports bretons d’arrivée des matières premières et des grands abattoirs. Les transports seraient différents (aliments et animaux au lieu d’effluents, même déshydratés) mais leur coût global ne serait probablement pas diminué.
Pour une agroécologie non dogmatique dans le contexte d’une démographie en déclin
Mais est-ce rédhibitoire d’avoir autant de « mais » ? Dans les pays développés à agriculture intensive, ces objectifs agroécologiques pourront être partiellement atteints, sans forte diminution de la productivité, par des changements de pratiques agricoles, un meilleur recours aux légumineuses, des réductions raisonnées (20 à 30 %) d’usage d’intrants « chimiques » et sans doute des progrès en génétique végétale. Malgré tous les obstacles à franchir, des progrès sont possibles pour aboutir à une agroécologie raisonnable et raisonnée, selon le scénario le plus réaliste et le moins dogmatique récemment proposé au niveau national par le Haut Conseil pour le Climat.
Quoi qu’il en soit, cette question ne devrait être préoccupante qu’à moyen terme car, compte tenu du grand déclin démographique annoncé avant la fin du siècle, le souci de la souveraineté alimentaire ne sera plus prioritaire dans les pays développés. Mais il le sera toujours dans de nombreux pays pauvres dont le taux de natalité restera élevé et qui ne disposeront toujours pas des intrants chimiques de synthèse nécessaires pour la bonne fertilisation des sols et la protection des cultures. La sécurité alimentaire mondiale ne sera donc pas aussi vite assurée et restera encore tributaire des engrais de synthèse et des moyens chimiques de lutte contre les ravageurs des plantes favorisés par le réchauffement climatique.
L. Guéguen. Devrions-nous manger bio ? Planet A, Fondation pour l’Innovation politique, mars 2021. https://www.fondapol.org/etude/devrions-nous-manger-bio/
Haut Conseil pour le Climat. Accélérer la transition climatique avec un système alimentaire bas carbone, résilient et juste. Rapport thématique, janvier 2024.
Image par Foundry Co de Pixabay