La situation de l’’industrie française qui contribue pour moins de 12% au PIB fait l’objet de toutes les attentions du gouvernement, qui espère relancer la machine en la verdissant. Mais choisir un tel levier ne s’impose pas évidemment et le risque d’obérer ainsi la compétitivité d’un appareil déjà fortement exposé est bien réel. Ce verdissement, s’il devait advenir, passerait, entre autres, par l’électrification des processus industriels, et donc par un surcroît de consommation d’un courant qu’il faudra produire nationalement. Le gouvernement mise à la fois sur les EnRi et sur le nucléaire, mais les temporalités de mise en service des nouvelles installations ne sont pas les mêmes, comme les services électriques qu’ils fournissent, et le gaz pourrait trouver sa place pour combler les gaps.
Gérard Petit, ingénieur retraité du secteur de l’énergie, développe ici différents aspects des problématiques évoquées.
Etat d’urgence : l’industrie française au plus bas
Les chiffres l’attestent : [1] notre industrie touche un point bas (activités, surface,..) et rien n’indique que nous ne puissions descendre encore davantage, tant cette glissade entamée depuis deux décennies au moins et mise en évidence criante durant la phase Covid, semble sans freins.
Même si les secteurs affectés alors étaient spécifiques (vaccins, médicaments, équipements médicaux,….), ils ont dramatiquement souligné un mal plus général, structurel même, car conséquence d’applications fidèles de politiques délibérées.
Une contribution de l’industrie au PIB, dramatiquement décalée par rapport à celle d’autres pays européens comparables (10 points d’écart avec l’Allemagne !..), quantifie bien cet état des lieux.
Tenter d’enrayer cette spirale descendante est vital pour le pays qui, pan par pan, perd sa souveraineté et ségrégue encore davantage ses territoires, sauf à vouloir laisser s’hypertrophier encore la dimension « services » déjà devenue une particularité française, car peut-on constituer ainsi un socle solide et pérenne, sur des activités non suffisamment spécifiques et généralement à faible valeur ajoutée[2] ?
La comparaison avec l’appui sur un tissu industriel diversifié et dynamique, dont la forte capacité de démultiplication et d’irrigation (thématique et géographique) est avérée est sans appel, nonobstant le gâchis que constituerait l’abandon de nos derniers bastions industriels et le bradage de nos « savoir-faire » d’excellence, lesquels constituent les souches de toute possible renaissance.
A cet égard, relancer notre industrie, ce qui s’avère indispensable, commence par encourager ceux qui ont envie d’entreprendre en simplifiant au maximum toutes les démarches administratives que notre pays a empilées de façon courtelinesque depuis des décennies. Sur ce point, la comparaison avec les pays d’Amérique du Nord est édifiante.
Tirer sur le manche pour tenter de faire remonter l’aéronef industriel ne sera pas aisé, les tendances en la matière étant généralement très inertielles et les déclarations répétées de notre Exécutif conscient que la situation est préoccupante, n’ont pas hélas de vertus performatives, même concrétisées dans une loi prospective. [3]
Mais si être conscient de la situation, et l’appréhender sans complaisance ni biais, sont les conditions nécessaires à tout redressement, encore faut-il choisir les bonnes approches. Or le schéma qu’affiche le GPS gouvernemental n’est guère rassurant, et pourrait même se révéler inadapté.
Clairement, il s’agirait de « verdir » notre industrie espérant qu’ainsi, elle sera redynamisée ; pourtant, cette relation de cause à effet, présentée comme évidente à l’opinion, vaut bien qu’on la questionne, forme et fond.
Parade dans l’air du temps : tout verdir
Le projet de loi précité, récemment déposé par le gouvernement le montre sans ambages, parler d’industrie verte ne serait plus un oxymore, et tant vouloir en créer une de toute pièce que tenter de verdir celle qui existe, seraient devenus l’alpha et l’oméga de la nouvelle donne écologique, pour que les contraires s’épousent enfin.
A la clé, des chiffres qui font briller les yeux : des milliers d’emplois directs créés (40 000), des mégatonnes de CO2 évitées (41), moyennant un investissement substantiel (23 Mds€) et à la fin, une France devenue leader de l’Industrie verte en Europe ! Sachant que l’Europe revendique déjà cette position au plan mondial, on se situe donc dans le registre du « plus vert que vert » et Richard Llewellyn aurait pu titrer sans crainte une suite française à son célèbre roman [4] : « Qu’elle sera verte ma vallée…industrielle » !
Mais compter sur ce verdissement généralisé pour redynamiser notre activité industrielle ne relève-t-il pas de la gageure, le levier choisi ne s’imposant pas naturellement, tant s’en faut, et en sus d’avoir revigoré notre industrie (si on y parvient jamais ?), aura-t-on fait baisser globalement les émissions de GES, puisque c’est ce qui importerait au final ?
Rapatrier des productions importées de pays dont l’énergie est très carbonée permet, certes, des gains globaux en émissions de GES, surtout si on y ajoute l’économie du transport, mais il faut alors réapprendre à fabriquer ces produits localement, et la marche est haute pour garantir leur compétitivité, surtout à cause des coûts de main d’œuvre, et sauf à robotiser largement les fabrications, ce qui n’est pas un tropisme français.
De la nature de l’activité industrielle, créée ou modifiée, dépend sa valeur ajoutée économique et écologique, surtout s’il s’agit seulement de substituer de nouveaux process à ceux existants, sans garantir forcément de meilleures performances ni accroitre l’autonomie stratégique du pays.
Les USA et l’IRA
Pourtant la tendance semble générale, puisque dans le même temps, les USA se dotent d’un énorme programme d’aides (subventions, réductions d’impôts, …) curieusement nommé « IRA » [5] (pour Inflation Reduction Act), aux fins d’encourager la réindustrialisation du pays et d’attirer des entreprises sur son sol. Il s’agirait, pour l’essentiel, de pouvoir fabriquer -in situ- les équipements de la transition verte, actuellement largement importés (électrolyseurs, pompes à chaleur, batteries, climatiseurs, voitures électriques, mais aussi éoliennes et panneaux photovoltaïques). Un retour du « made in USA », une révolution !
L’Europe, directement impactée par ce puissant attracteur, essaie d’y faire pièce avec son propre plan « NZIA » (pour Net Zero Industry Act), un rajout au « Green Deal » qui vise également à subventionner et à faciliter l’installation des productions locales de technologies vertes, avec l’objectif surréaliste de couvrir 40% de ces besoins spécifiques en 2030 ; mais l’Europe est coutumière de telles ambitions quantifiées, qui restent souvent chiffres morts.
Mais ces technologies dites vertes, tant les USA que l’Europe devront encore longtemps s’appuyer sur des équipements constitués ou sur des composants élémentaires importés, surtout en provenance de Chine, ce pays ayant acquis, en la matière, une quasi-exclusivité, au risque fort d’accroître une dépendance déjà problématique.
Déclinaison pratique : tout électrifier
La France, dans ce maelström, n’échappe pas à ces déterminants et, hors une perspective de moyen-long terme de retrouver une électricité abondante et abordable grâce à un nucléaire régénéré et revigoré, ce qui devrait lui donner un avantage compétitif, elle n’est pas mieux prédisposée pour s’en accommoder.
Schématiquement, réindustrialiser suppose, entre autres, que nos productions, nouvelles ou redynamisées, vont être capables de se substituer à des fournitures ou des services que nous acquérions ailleurs et qu’elles pourront le faire, grâce à leurs qualités équivalentes ou meilleures (performances, prix,..), un challenge qu’on ne relève pas à tout coup, d’abord parce que les concurrents ne resteront pas les bras croisés [6] et qu’il faudra bousculer des habitudes. De plus, dire qu’on va réussir à bien se placer d’emblée sur des créneaux qu’on a désertés depuis des années, relève de la méthode Coué.
Outre les mobilités, il s’agit de faire évoluer les processus de production et les services industriels, en diminuant le recours aux sources fossiles, souvent par l’électrification, voire indirectement par le recours à l’hydrogène décarboné, lorsque cela fait sens (aciéries, cimenteries, chimie, raffinage aluminium,..), mais au prix de mutations technologiques radicales, nécessitant de très lourds investissements.
Bien que dans le contexte socio-culturel actuel, avec en surplomb la question climatique, ces mutations affichent un caractère éthique, elles n’en resteront pas moins onéreuses pour les industriels et les opérateurs, malgré les aides qu’ils solliciteront, et correspondent à des investissements qui n’étaient vraisemblablement pas programmés.
Les coûts de production (de biens et de services) n’en seront pas diminués, compte tenu des conditions d’acquisition des nouvelles technologies et des prix augurés à moyen terme pour l’électricité ou l’hydrogène décarbonés. Cas d’école, l’électrification des flottes d’entreprises (voitures et utilitaires) est certes facile à réaliser, mais les investissements seront considérables, sans pouvoir escompter un retour rapide sur mise.
Clairement, hors s’en prévaloir dans ses messages publicitaires, l’entreprise ne pourra guère tirer de bénéfices économiques de sa mutation verte, en particulier en gagnant en compétitivité et en qualité, éléments clés de la réussite.
La bonne source électrique
Par ailleurs et conséquemment, il faudrait s’attendre à une progression substantielle de la demande d’électricité, qu’il importera de satisfaire en adaptant à son tour l’outil de production (accroissement de la puissance requise par des moyens (si possible) décarbonés, garantie de la permanence du service, maîtrise des coûts).
En France, le socle actuel de l’outil de production d’électricité est nucléaire et hydraulique avec un appoint gazier significatif, et souvent encore, un bouclage par les importations. Ces moyens pilotables, hors qu’ils assurent toujours l’essentiel de la fourniture, doivent aussi fonctionner en miroir des sources intermittentes (prioritaires par la loi), ce qui diminue leur performance économique, en l’absence de rémunération spécifique pour ce service rendu. Or, disposer de moyens de stockage-déstockage dynamique de l’électricité à grande échelle et à coût non prohibitif restant durablement hors de portée, cette situation est appelée à durer.
Pour satisfaire une consommation électrique, qu’on augure donc notablement accrue, il est envisagé de construire six réacteurs EPR2, mais le premier de la série ne devrait être connecté au réseau qu’en 2035, malgré une loi récemment adoptée [7] destinée à fluidifier les processus réglementaires et à la condition première que l’appareil industriel soit bien au rendez-vous.
Dans l’intervalle, on peut espérer que la flotte nucléaire existante aura recouvré son plein potentiel (60 GW). Actuellement elle est en sous-production notable (280 TWh produits en 2022, pour un potentiel de 410 TWh) du fait d’importants travaux de modifications et de maintenance destinés à prolonger son exploitation, mais aussi pour la correction de défauts génériques.
Néanmoins, la France pourrait ne pas pouvoir satisfaire une demande augmentée d’électricité dans les délais. En guise de réponse, l’Exécutif favorise par une nouvelle loi [8] le déploiement des flottes EnRis, visant à l’horizon 2050 : un facteur 2 pour l’éolien terrestre (40 GW), 50 parcs éoliens offshore (40 GW), un facteur 10 pour le solaire (100 GW).
Mais si un accroissement, très conséquent, des sources intermittentes prioritaires augmentera en proportion la quantité d’énergie produite (et permettra ainsi et surtout d’honorer quelques quotas européens…), il ne pourra répondre à la demande du réseau électrique, lequel requiert que la puissance appelée soit disponible à tout instant.
Le foisonnement de la production des sources aléatoires (y aurait-t-il toujours du vent ou du soleil quelque part ?) ne peut en effet garantir un socle d’appui fiable suffisamment important, l’expérience l’a amplement prouvé, malgré les dénégations réitérées, mais infondées, des tenants du « tout EnRi ».
En attendant l’avènement des EPR2, même avec une flotte nucléaire redevenue disponible et avec l’appoint de l’EPR de Flamanville (+1,65 GW), on pourrait se trouver en défaut de puissance pilotable, hiatus qu’on ne saura corriger qu’en mettant en lice de nouvelles unités Cycles Combinés au Gaz (CCG), souples, performantes et plus rapides à construire que les EPR2.
Le renchérissement durable du gaz après tarissement contraint de la source russe, ainsi que les rejets accrus de GES, sont évidemment à mettre « dans la colonne des moins », mais il n’y aurait guère d’alternative.
En effet, dépendre de manière structurelle d’importations d’électricité, comme c’est le cas depuis de nombreuses années, pour gérer les situations déficitaires récurrentes et pas seulement les pointes de consommation, n’est pas une option saine pour le pays, d’autant qu’elle pourrait devenir chimérique, compte tenu des politiques électriques de nos voisins, qui tendent, eux-mêmes, à diminuer leurs marges.
Ainsi, pouvoir recouvrer une vraie indépendance électrique à l’occasion de ces grandes manœuvres, serait hautement souhaitable.
Les Allemands sont déjà passés à l’acte et, sans vergogne, négocient avec Bruxelles des aides financières pour l’adjonction de 25 GW de centrales à gaz à leur mix, prétendant qu’en 2035, elle seront connectées sur le réseau hydrogène. Nul doute qu’en pleine contravention avec les grands principes du « Green Deal », ils y parviendront néanmoins. La France pourrait-elle bénéficier de la brèche créée, rien n’est moins sûr, tant les vérités se dénaturent en franchissant le Rhin ?
Au passage, les Allemands sollicitent cette aide, conscients que les conditions d’utilisation de ces CCG, essentiellement pour pallier les intermittences, ne permettront jamais leur rentabilité, une problématique que la France partage hélas avec eux.
Des « mats » Made in France ?
Alors que près de 10 000 mâts éoliens sont déjà dressés, on commence à peine à produire des pales et à assembler des nacelles (voire, désormais, à les construire sous licence). La situation est encore plus préoccupante s’agissant des panneaux photovoltaïques (1000 ha équivalents installés), qui sont quasi intégralement produits en Chine ou en Asie, utilisant une énergie fortement carbonée et pour lesquels, aucune perspective de substitut économiquement viable n’est crédible.
Pourtant, comme dit supra, les perspectives de déploiements annoncées par l’Exécutif pour les années qui viennent sont vertigineuses, s’agissant tant des parcs éoliens (terrestres, mais surtout offshore) que des champs photovoltaïques, ce qui pose une vraie question compte tenu des constats précédents, car une grande partie des nouveaux équipements continuera à être importée
En contraste fort, le nouveau nucléaire (comme son devancier) pourra revendiquer le label « made in France » puisque de sa conception à sa réalisation et à son exploitation, seule la ressource française, humaine et matérielle sera mobilisée.
Les grands chantiers afférents (réalisation et équipements), devraient aussi contribuer, et de façon tangible, à la réindustrialisation visée.
Le nucléaire coche donc toutes les cases, mais malgré la nouvelle loi de facilitation précitée, il faut craindre des entraves et des contestations, ses contempteurs, dont le moral a été dopé par l’arrêt définitif des dernières centrales allemandes, faisant suite à l’arrêt de Fessenheim, n’abandonneront pas la lutte et sauront contester pied à pied des avantages pourtant peu discutables. Mais, rendons leur cette justice, c’est en fait l’objectif de la réindustrialisation qu’ils contestent, antinomique, pour eux, avec la décroissance qu’ils prônent.
En finir avec le panurgisme
Pour souhaitable qu’elle soit, la transformation de notre industrie, afin d’en réduire les externalités environnementales négatives, n’est pas sans risque pour sa performance, le processus est de long cours et dans ce laps, la réduction, même transitoire, d’une compétitivité déjà problématique, pourrait bien engager une réaction en chaine, convergente celle-là, les créneaux porteurs ayant été occupés par une concurrence plus dynamique, servie par un outil industriel déjà opérant.
Le levier choisi est donc à manier avec prudence, en en mesurant continument l’action.
Le verdissement, tant par l’acquisition, puis la fabrication de technologies dédiées, que par l’abandon des combustibles fossiles alimentant l’outil existant, doit être mené pragmatiquement.
Il faudra savoir regarder les résultats, ou l’absence d’iceux, avec pragmatisme et en tirer les conséquences.
Mais la France, sujette à des renoncements et à des engouements irrationnels, comme à un panurgisme délétère (EnRi remplaçants affichés du nucléaire, hydrogène promis à tous les usages,…), pourrait bien ne pas posséder la bonne grille d’analyse et ne pas réorienter ses politiques, si nécessité faisait loi.
« Verte Campagne » [9] était au répertoire des « Compagnons de la chanson » en 1960, ballade nostalgique pour ceux nouvellement contraints à la vie citadine. Si personne ne chantera jamais « Verte industrie » du moins peut-on espérer saluer un jour un outil plus vert, mais qui devra d’abord survivre aux mutations qu’on prétend lui imposer.
Notes
[1] En 50 ans : 2,5 millions d’emplois industriels perdus et part de l’industrie dans le PIB abaissée de 22% à 11%.
Emplois industriels en % de l’emploi total : les champions en Europe sont les Pays d’Europe Centrale et Orientale (30%-35%) Allemagne Italie, Espagne se situant dans la fourchette (25%-30%), la France, le Bénelux, le RU et les pays scandinaves dans la tranche (15%-20%), chiffres donnés par le Bureau International du Travail.
[2] A l’exception du secteur financier(post Brexit)
[3] Projet de loi « Industrie Verte » déposé le 16 05 2023
[4] Richard Llewellyn « Qu’elle était verte ma vallée » 1941
[5] Des moyens superlatifs dévolus (400 Mds$ de subventions « vertes » pour les industries implantées sur le sol américain) sontaccompagnés de slogans « à la Trump » tels que « A future made in America ! », Biden, affirmant en lançant ledit « IRA », qu’imaginer à nouveau les Américains en fabricants sur leur sol et non plus en assembleurs de modules fabriqués ailleurs, voire en simples importateurs, n’était plus une illusion, mais une ambition supportée.
[6] Cf la compétition avec l’Allemagne pour l’accueil des « Gigafactories » pour les batteries, la France pouvant rarement rivaliser au niveau des conditions proposées.
[7] Loi dite « d’accélération du nucléaire » promulguée le 22 06 2023
[8] Loi dite « d’accélération des renouvelables » promulguée le 10 03 2023
[9] On doit cette chanson aux compositeurs auteurs : Richard Dehr, Terry Gilkyson, Frank Miller. Roger Varnay a signé l’adaptation française.
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