Le 18 juin 2023, se déroulera en Suisse une votation sur une loi fédérale concernant les objectifs en matière de protection du climat, sur l’innovation et sur le renforcement de la sécurité énergétique*. Afin d’éclairer cette étape dans l’agenda politique helvétique, Europeanscientist a interviewé Michel de Rougemont, ingénieur, docteur en science et auteurs de plusieurs ouvrages, dont Réarmer la Raison et La grande illusion du sauvetage de la planète par une remise à zéro.
The Europeanscientist : Les Suisses sont appelés prochainement à voter pour une loi sur le climat. Qui est à l’origine de cette proposition et quel en est l’objectif ?
Michel de Rougemont : Le titre complet de cette loi est : « Loi fédérale sur les objectifs en matière de protection du climat, sur l’innovation et sur le renforcement de la sécurité énergétique. »
C’est le souci que cause le réchauffement climatique qui est à l’origine de cette loi. Elle trouve sa justification dans les engagements que, comme toutes les parties contractantes de l’accord de Paris de 2015, la Suisse s’est contrainte elle-même à tenir, c’est-à-dire de contribuer à maintenir le réchauffement de la planète en dessous de 2 °C, un objectif si peu susceptible d’être atteint qu’il a été révisé à 1,5 °C afin de rendre l’état d’urgence encore plus pressant.
Mais s’il ne s’agissait que de réduire les risques climatiques, personne n’aurait besoin de la Suisse, pays qui génère 0,84 % du PIB mondial, n’utilise que 0,18 % des énergies consommées dans le monde et ne contribue directement que pour 0.08 % aux émanations globales, carbonées et équivalentes. La Suisse ne produit que 29 % de l’énergie qu’elle consomme, et ce entièrement par des sources dites renouvelables décarbonées et l’incinération des déchets.
Être quatre fois plus efficient que la moyenne et, en proportion, dix fois moins émetteur de gaz à effet de serre ne semble pas suffire, nous devons battre notre coulpe plus fort. C’est donc dans un grand esprit de solidarité planétaire qu’un groupe de citoyens a lancé une initiative constitutionnelle appelée « initiative des glaciers » qui a reçu plus des 100 000 signatures valables nécessaires pour qu’un vote populaire doive avoir lieu. L’article proposé stipule d’atteindre un bilan carbone nul en 2050 par une réduction linéaire, interdit la mise en circulation de carburants et combustibles fossiles dès cette date et n’accepte des exceptions uniquement si des puits de carbone compensant ces émissions sont réalisés dans le pays.
La jugeant trop radicale, un contre-projet à cette initiative fut élaboré sous la forme d’une loi sur le climat qui vise presque au même objectif quoique selon un tempo différent et, point important, autorisant que des émissions encore faites en Suisse puissent être compensées par des réductions équivalentes à l’étranger. La loi fixe aussi des conditions d’aides et de promotions économiques, du soutien pour la recherche et le développement, et prétend orienter le secteur financier vers « un développement à faible émission. » Ce contre-projet paraissant moins irréalisable que l’initiative, le comité qui avait lancé cette dernière accepta de la retirer (c’est une prérogative des initiants de pouvoir retirer leur initiative en tout temps). Or, en Suisse, toutes les lois adoptées par le Parlement peuvent faire l’objet d’un référendum ; il suffit de récolter au moins 50 000 signatures valables dans les cent jours suivant la publication de la loi. Ce fut le cas pour celle-ci, et donc le peuple votera le 18 juin à ce propos ainsi que sur deux autres lois, l’une sur l’imposition des sociétés et l’autre modifiant une loi concernant la Covid-19 (1). Arcane supplémentaire de notre système : si la loi était refusée, le comité de l’initiative des glaciers pourrait la réactiver et exiger qu’un vote soit organisé, pour lequel non seulement la majorité des voix est nécessaire au total mais aussi dans la majorité des cantons.
Ces procédures législatives sont bien complexes et exigent de longue consultations et concertations afin d’emporter une majorité. On pourrait penser que cela mène à des textes de meilleure qualité et plus amènes à une bonne mise en œuvre ; c’est souvent le cas mais, hélas, pas pour cette loi élaborée à la va-vite et dominée par une obsession carbonifère. N’étant pas juriste je n’ai pas qualité pour en mesurer la rigueur mais le simple bon sens permet de détecter de grosses incongruités, par exemple de parler de « protection du climat » ou de « sécurité énergétique » et de compter sur des émissions négatives dont personne ne connait ni les moyens ni les coûts pour les réaliser.
Cela ouvre la voie à des procédures judiciaires sans fin car, ne précisant pas correctement les termes, il sera impossible de démontrer que l’action gouvernementale y répond correctement. Déjà aux Pays-Bas des tribunaux ont condamné l’État pour manquement à ses devoirs. C’est futile et inquiétant à la fois. Une politique climatique sanctionnée et promue par les juges promet les pires dérives.
TES. : Pensez-vous que cette neutralité carbone d’ici 2050 soit possible ? Quels enjeux cela représente-t-il sur le plan technique et financier ?
MDR. : De 2011 à 2021, la consommation d’énergies d’origine fossile en Suisse a diminué en moyenne de 2,9 % par année ; une extrapolation linéaire laisserait donc 35 ans pour la réduire à zéro. Mais telle considération est trompeuse car rien, sauf des augmentations d’importation de courant, n’a été entrepris pour augmenter l’approvisionnent électrique du pays qui permettrait de se transporter et se chauffer autrement. Les investissements à réaliser sont énormes et de mauvaises décisions dans ce domaine ont des conséquences lourdes et de longue portée.
Cela restera irréalisable si l’on continue de s’interdire la construction de nouvelles centrales nucléaires et d’en retraiter les déchets. Vous ne commettez pas cette erreur en France, profitez-en ! Cependant, quelle que soit la solution, cela durera bien au-delà de 2050, même si la situation suisse est favorable, tout comme la française, avec une bonne combinaison du nucléaire et de l’hydroélectricité, tous deux décarbonés. La dépendance du monde aux fossiles est de l’ordre de 90% et ne diminue actuellement que de 0,3 à 0,4 % par année, ce qui n’augure pas du tout d’une transition énergétique rapide, même avec la meilleure volonté. Nos prétentions helvétiques tiennent de l’arrogance du bien nanti qui croit pouvoir tout se payer.
Certes, il y a de bonnes raisons – géopolitiques, environnementales, d’accès aux ressources – de viser à ce qu’un jour les énergies d’origine fossile ne soient plus utilisées. Cependant, se précipiter prématurément dans des interdictions ou des investissements mal embouchés ne servira pas d’autre cause que celle des habituels parasites pique-assiette.
J’ai dû faire par moi-même des estimations (2) qu’aucune officine mandatée par l’Administration fédérale n’a jamais produites et je suis arrivé à des conclusions irrecevables pour ceux qui misent tout sur des illusions et des vœux pieux : quelle que soit la proportion de renouvelables intermittentes qui sont raccordées à un réseau électrique, cela ne permet pas la satisfaction en tout temps de la demande instantanée (pas de soleil à minuit), réduit l’efficience énergétique ce qui est un début de régression après plus de deux siècles de progrès indéniables, augmente les coûts significativement (merci et honte à l’Allemagne d’essuyer ces plâtres-là), multiplie des besoins en capitaux pour des investissements de faible rapport car mal utilisés, et cela déstabilise le réseau, augmentant ainsi la probabilité de black-out. Qui investira dans telle folie ? nul ne le sait sinon ceux qui exigent de percevoir encore plus de taxes et d’augmenter la dette publique sans même connaitre le montant de la facture à venir. Car bien des problèmes restent sans solution technique abordable, comme la fabrication du ciment, le stockage en masse de l’énergie, l’inefficience crasse d’une filière à l’hydrogène, ou la séquestration définitive du gaz carbonique. S’y lancer prématurément est une promesse d’échec. N’en jetons plus, c’est quasiment impossible et impayable.
C’est une double peine que l’on s’inflige car il faudra de toute manière s’adapter au réchauffement climatique au fur et à mesure qu’il se manifestera, ce qui sera aussi très coûteux, bien que gérable par étapes.
TES. : Quid de la possibilité d’acheter la décarbonation à l’étranger qui est proposée également ?
MDR. : La microscopique Suisse n’a pas de ressources naturelles suffisantes et sa prospérité dépend de son aptitude à commercer dans le monde entier. Les irréductibles du climat voulaient lui imposer une sorte de souveraineté climatique qui n’aurait aucun effet sur les maux que l’on aimerait éviter. En ce sens, il est raisonnable de permettre que des réductions d’émissions réalisées à l’étranger soient créditées au titre de la réalisation d’un objectif national « net zéro carbone ». Cela pose néanmoins le problème d’une double comptabilité entre pays. Mais ce ne sont là que des broutilles sans vraie importance climatique, à laisser traiter par des pinailleurs.
TES. : Vous êtes auteur d’un ouvrage critique sur les critères ESG. Comment jugez-vous les « mesures de réduction de l’effet climatique des flux financiers nationaux et internationaux. »
MDR. : Le texte qui est mis entre guillemet dans votre question se trouve bien dans l’article 9 alinéa 1 de cette loi. Avant d’en juger il faudrait tout d’abord comprendre ce que cela veut dire. Malgré mes efforts que vous avez la bonté de souligner (3) je n’arrive pas à saisir de quoi il devrait s’agir. Quand ça ne veut rien dire il est possible d’interpréter n’importe quoi ; c’est une tactique de confusion des esprits qui est ainsi appliquée.
S’il y avait corrélation entre les flux financiers et les changements climatiques cela se saurait, ou alors il s’agit d’une charlatanerie de plus. Il serait d’ailleurs plus avantageux d’investir afin de mieux s’adapter à un climat plus chaud, chez nous, localement, sans compter sur des mesures d’atténuation prises ou non par d’autres pays.
Comme toute vision grandiose, verdir et moraliser l’économie et la finance sont des objectifs illusoires, remplis d’inévitables contradictions et fondés sur une idéologie irresponsable. Les moyens d’action ne peuvent être réduits à quelques paramètres prophétiques et bons par principe auxquels les financiers devraient se tenir. De plus, l’imposition par la loi de choix dans ce domaine me parait contraire à la liberté économique et à la propriété, pourtant encore garanties dans notre Constitution.
Cette manière de légiférer n’est ni anodine, ni innocente, ni remplie de bonnes intentions, ni imbécile : elle est délibérément malfaisante. Grâce aux équivoques que créent ces textes intentionnellement mal fichus, tout pourra être entrepris pour, par exemple, incriminer quiconque d’un crime d’intention climaticide ou écocide. Cela ouvre grand la porte de l’arbitraire qui façonnera une jurisprudence selon les vœux de procureurs devenus inquisiteurs. D’habitude assez fier du régime politique de mon pays, je ne peux pas admettre cette nouvelle manière de faire. La décision sera prise démocratiquement ; sera-t-elle pour autant la bonne ?
* https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/votations/20230618/loi-sur-le-climat.html#:~:text=Le%2018%20juin%202023%2C%20le,%27initiative%20pour%20les%20glaciers).
(1) Pour ceux que cela intéresse, la brochure explicative de ces votations peut être téléchargée ici.
(2) Approvisionnement électrique d’une Suisse décarbonée. Michel de Rougemont, 2022
(3) La grande illusion du sauvetage de la planète par une remise à zéro Comment les cercles économiques et financiers se laissent convaincre avec complaisance Par Michel de Rougemont, MR-int, 2021.