Existe-t-il un lien entre Intelligence Artificielle et spiritualité, si oui lequel et quelles en sont les conséquences ? C’est tout le sujet de l’Evangile selon Big Tech, le nouvel ouvrage de Grégory Aimar. Journaliste et écrivain, passionné par les questions liées à l’avenir de l’humanité, il travaille depuis plus de quinze ans sur les sujets de la technologie, de l’écologie, de la conscience et de la spiritualité. Il est l’auteur d’un premier roman, I.AM, aux Editions Massot. Il répond ici à nos questions.
The European Scientist : Vous travaillez sur des sujets liés à l’IA depuis plusieurs années. Vous semblez également très investi dans les domaines religieux et spirituels. Pouvez-vous revenir sur votre parcours ?
Grégory Aimar : J’exerce en tant que journaliste, auteur et réalisateur depuis une vingtaine d’années, dans des sociétés de production, des agences de communication ou en indépendant. Parallèlement à ce cursus et à titre plus personnel, j’ai également toujours été habité par une curiosité spirituelle. Vers 2014, cette dimension de mes réflexions prenant de plus en plus de place dans ma vie, j’ai décidé de faire converger mes compétences journalistiques et cette recherche métaphysique en travaillant sur les liens existants entre mes sujets de prédilection (écologie, psychologie, économie, sciences…) et la spiritualité. C’est ainsi qu’aux alentours de 2015, je me suis pris de passion pour les sujets de l’IA et du transhumanisme. Il m’est apparu alors comme une évidence que la technologie allait prendre la place de la religion pour une certaine partie de la population dans les années à venir, à l’échelle mondiale.
TES : Dans l’Evangile selon Big Tech, votre nouvel ouvrage, vous tentez de démontrer que le mouvement transhumaniste a une inspiration quasi-religieuse. Vous en voulez pour preuve que de nombreuses entreprises trouvent l’inspiration dans la religion pour créer leurs marques. Pouvez-vous développer ?
G.A. : Partant de l’intuition évoqué précédemment, je me suis documenté sur le sujet et j’ai découvert que les prémices d’une religion technologique existaient déjà dans des mouvements comme Terasem Transreligion ou Church of Perpetual Life, pour ne citer qu’eux. Chaque mouvement a son approche particulière, les uns mettant l’accent sur l’intelligence artificielle, les autres sur la médecine et la génétique, mais tous visent le même objectif : augmenter l’intelligence, la puissance et la longévité des êtres humains. En somme, faire de l’homme un dieu en s’appuyant sur la technologie, jusqu’à envisager de fusionner la nature humaine avec les machines, comme le suggère par exemple Ray Kurzweil, figure emblématique du mouvement transhumaniste et directeur de l’ingénierie chez Google.
J’ai entamé l’écriture de mon premier roman, I.AM, en 2016, puis j’ai rédigé des articles et différents projets autour des ambitions métaphysiques de la Tech. Au fil de mes recherches, j’ai fait le constat que cette dimension n’était pas l’apanage d’une minorité fanatique et marginale du secteur, mais qu’elle traversait au contraire toute l’industrie et ce, depuis des décennies. C’est ce que je démontre dans mon dernier essai, L’Évangile selon Big Tech, à travers son histoire et les déclarations de ses dirigeants, les noms et les logos choisis par de nombreuses entreprises ou encore les initiatives prises par certaines d’entre elles pour créer, littéralement, un « au-delà numérique ».
TES. : On croit comprendre en vous lisant que les promoteurs de ce mouvement se positionnent directement sur le domaine du « spirituel ». Notamment avec de nombreux projets d’IA développées autour de la thématique de la mort. Pourquoi cela vous paraît-il inquiétant ?
G.A. : L’explosion de l’intelligence artificielle en 2022, avec ChatGPT, n’a fait que confirmer mon intuition initiale, à savoir qu’il y a une véritable volonté chez les entrepreneurs du secteur d’envahir peu à peu le domaine des croyances spirituelles. L’une des illustrations les plus flagrantes de ce phénomène est la multiplication des applications proposant les services de « deadbots » ou « avatars de défunts ». Ces logiciels, basés sur l’IA générative, proposent de copier la personnalité de nos proches défunts sur la base de leurs souvenirs ou des traces qu’ils ont pu laisser sur internet, de façon à les « ressusciter numériquement », en quelque sorte.
Le premier problème, c’est que les promoteurs de ces technologies jouent l’ambiguïté en suggérant qu’un avatar est la continuité virtuelle d’une personne défunte, alors qu’il n’en est qu’une grossière copie dénuée de vie et de conscience. Le deuxième problème c’est que, dans cette confusion, de nombreuses personnes fragiles risquent de devenir dépendantes de ces applications et de développer des symptômes de dépression, voire de psychose dans le pire des cas, ne pouvant suivre le processus naturel du deuil qui consiste justement à accepter la disparition de l’être aimé. Des alertes ont déjà été lancées à ce sujet par des chercheurs de l’Université de Cambridge (1) ou de Dublin (2), parmi d’autres. Sans oublier le troisième problème qui tient dans la dimension pécuniaire du projet, puisque ces solutions sont bien évidemment payantes… Est-il éthique d’exploiter financièrement le deuil ?
TES. : Vous pensez que l’IA n’est pas suffisamment réglementée et vous proposez cinq lois dans l’optique de compléter les lois de la robotique d’Asimov, dites-vous. Quelles sont ces lois et qui pourrait les faire appliquer ? Que pensez-vous au passage de la réglementation mise en place par l’UE ?
G.A. : Dans ce domaine, les choses évoluent de plus en plus vite et une règlementation voit peu à peu le jour en Europe (les premiers textes sont entrés en vigueur en juillet 2024), mais aussi dans le reste du monde. Néanmoins, faisant de la veille sur le sujet depuis des mois, étudiant régulièrement les règles proposées par les institutions politiques, mais aussi les suggestions faites par différents comités d’experts ou think tanks à travers le monde, je constate que la dimension métaphysique de la technologie est pour l’heure encore bien trop négligée, voire totalement ignorée. C’est la raison pour laquelle j’ai souhaité proposer, dans mon essai, des lois claires et précises qui me semblent d’une importance majeure dans le cadre des réflexions actuelles autour de l’IA et de sa règlementation. Ces lois consistent à interdire purement et simplement toute utilisation de l’intelligence artificielle à des fins spirituelles, qu’il s’agisse par exemple du culte d’une super IA (à venir) ou du commerce des deadbots (existant). Je pense qu’il faudrait même d’ores et déjà interdire aux bots, quelle que soit leur finalité, de prétendre avoir des émotions voire une conscience, car ils n’en auront jamais. Les conséquences de cette confusion pourraient être terribles pour notre humanité.
TES. : Peter Thiel fondateur de Paypal et directeur de Palantir a déclaré « les pro AI de la Silicone Valley s’y prennent très mal pour convaincre les foules des bienfaits de l’IA et si la seule perspective est de se voir destiné à l’usine de glue alors je veux bien passer pour un Luddite ». Qu’est-ce que cela vous inspire ? (3)
G.A. : Je pense que Peter Thiel, comme beaucoup de libertariens technophiles, cherche à brouiller les pistes en se montrant faussement critique, tout en poussant le plus possible pour que l’IA se développe dans tous les secteurs de l’activité humaine. Par ailleurs, cette interview illustre bien ce que j’exprimais précédemment, voici ce que Thiel y déclare également : « Si nous atteignons l’intelligence artificielle générale (qu’il confond avec une super IA), ce serait intéressant pour Monsieur Dieu. Il y aurait alors de la compétition pour être Dieu. » Puis il ajoute : « Mais je pense que le test de Turing est plus important pour nous, les humains. Les IA (qui ont passé le test de Turing) seront soit des compléments, soit des substituts pour les êtres humains, elles vont réorganiser les structures économiques, politiques, culturelles… de façon extrêmement dramatique. Je pense que ce qui a déjà été accompli (test de Turing) est bien plus important que ce qui pourra être fait à l’avenir (super IA). » Pour ma part, je ne le crois pas sincère. C’est une façon, là aussi, de détourner l’attention.
TES.: Elon Musk veut développer une IA au service de la vérité et afin d’élargir nos connaissances de l’univers et d’approfondir notre conscience. À l’issue d’un entretien avec Jordan B Peterson il a convenu que sa démarche pouvait bien être de nature spirituelle. Comment interprétez-vous ces propos ?
G.A. : En effet, Elon Musk souhaite aussi donner la vue aux aveugles et faire marcher les paralysés… Ça ne vous rappelle personne ? C’est cette idéologie messianique que j’ai souhaité mettre en lumière dans L’Évangile selon Big Tech. Je pense que Musk, comme Ray Kurzweil, Sam Altman, Larry Page, Martine Rothblatt et tous leurs collègues transhumanistes (déclarés ou non) souhaitent accomplir les miracles traditionnellement attribués à la spiritualité grâce à la technique, sans se rendre compte de la contradiction de leur démarche. Ils ont une forme de foi matérialiste, ce qui est leur droit, mais s’obstinent à vouloir la faire passer pour spirituelle. Je crois sérieusement dans le potentiel de l’IA sur le plan médical, mais leurs objectifs dépassent de loin ce cadre. La technologie n’est pas mauvaise en soi, elle peut même être source de nombreux bénéfices, mais tant qu’elle reste considérée pour ce qu’elle est. Aspirer à vivre une quelconque spiritualité à travers des machines est un non-sens. C’est une incompréhension profonde de ce qu’est le spirituel et c’est, à mes yeux, un danger pour l’équilibre de notre monde. Je crois que nous saurons l’éviter mais, pour cela, nous devons impérativement mettre ces questions sur la table et en débattre collectivement. Tant qu’on ne prendra pas en considération les ambitions religieuses des Big Tech, on ne pourra pas comprendre pleinement leurs stratégies de développement ni, de ce fait, les réguler efficacement.
- Call for safeguards to prevent unwanted ‘hauntings’ by AI chatbots of dead loved ones, Cambridge University (2024) https://www.cam.ac.uk/research/news/call-for-safeguards-to-prevent-unwanted-hauntings-by-ai-chatbots-of-dead-loved-ones)
- Ghostbots : AI versions of deceased loved ones could be a serious threat to mental health, The Conversation (2024) https://theconversation.com/ghostbots-ai-versions-of-deceased-loved-ones-could-be-a-serious-threat-to-mental-health-224984
- https://www.youtube.com/watch?v=klRb0_BAX9g
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