Alors qu’un débat se prépare au niveau européen au sujet des produits génétiquement édités, il est grand temps pour le gouvernement français de réviser ses positions et d’adopter un point de vue plus en phase avec la technologie, comme l’explique ici Catherine Regnault Roger, professeur émérite à l’université de Pau et des Pays de l’Adour (E2S UPPA), membre de l’Académie d’agriculture de France et membre de l’Académie nationale de pharmacie.
Produits génétiquement édités et révision de la réglementation européenne en cours : quelle position devrait adopter la France ?
Le contexte :
La Commission européenne a entamé en avril 2021 une procédure pour faire évoluer la réglementation européenne sur certaines des nouvelles techniques génomiques (New genomic techniques NGT) qui permettent la ré-écriture ou édition du génome (genome editing), c’est-à-dire des modifications génétiques ciblées et précises. Les NGT sont les techniques de la seconde génération. Elles s’inscrivent dans l’évolution des techniques du génie génétique. Elles sont appelées à remplacer la transgenèse très utilisée par les biotechnologies de première génération, celles du XXè siècle, et dont les produits qui en sont issus sont réglementés comme OGM.
Cette réglementation appliquée aux OGM est une réglementation très lourde. Mise en place dans différents pays qui pratiquaient la culture ou l’importation de produits transgéniques à un moment où les connaissances scientifiques sur les risques liés à la modification génétique des organismes étaient mal cernés, elle est particulièrement coûteuse en termes de dossiers d’homologation (nombreux essais préalables y compris des projections fictives de conditions extrêmes) et de suivis post-commercialisation. Seuls les grands consortiums internationaux ont la surface financière suffisante pour les assumer.
Les recherches très actives menées avec des techniques NGT, notamment la technique CRISPR mise au point par Emmanuelle Charpentier et Jennifer Doudna qui ont reçu le prix Nobel de Chimie en 2020 pour cette avancée scientifique, ouvrent des perspectives immenses en matière de santé humaine, de santé et bien-être animal et en agriculture pour non seulement lutter contre les maladies et des ravageurs des cultures mais aussi pour faire face au réchauffement climatique. A ce jour, les projets R&D en cours de développement concernent les végétaux à plus de 60%, les animaux autour de 15% et les applications médicales autour de 20% (1).
Les produits des nouvelles techniques génomiques largement dérégulées dans de nombreux pays
C’est dans ce contexte que de nombreux pays du continent américain nord et sud, et de la zone Asie-Pacifique ont décidé d’assouplir leurs réglementations nationales pour dispenser de la réglementation OGM certains produits génétiquement édités. Cette dérégulation est d’autant plus nécessaire qu’il existe des produits obtenus par édition du génome qui ne peuvent être distingués d’organismes issus de mutation naturelle. Ce sont les produits qui résultent d’une coupure de l’ADN réparés naturellement sans ajout d’ADN étranger (on appelle cette modification SDN1 [SDN pour Site Directed Nuclease]) ou par l’insertion d’un allèle homologue, c’est-à-dire qui a une origine évolutive commune (modification SDN2). Les modifications SDN1 et SDN2 sont très courantes dans la nature et se produisent spontanément, donnant ainsi la biodiversité que nous connaissons. Faut-il dans ces conditions réglementer de manière différente ces produits non distinguables des produits naturels ?
Un arrêt de la CJUE très critiqué
Contrairement aux conclusions du 18 janvier 2018 de l’avocat général Bobek, la Cour européenne de justice (CJUE) en a jugé autrement puisque dans son arrêt du 25 juillet 2018 elle indique que tous les produits obtenus par des techniques de mutagenèse ciblée (NGT) postérieures à la directive 2001/18, relèvent de la directive 2001/18 et doivent être réglementés comme des OGM.
Cette position juridique ne repose pas sur des considérations scientifiques solides puisque la pierre angulaire de cet arrêt est de distinguer les techniques antérieures à 2001 (date de la directive) et celles qui sont postérieures, dans une appréciation qui relève d’une posture qu’on peut résumer ainsi : avant on connaît et la règlementation a pris en compte les risques, et après 2001, c’est Terra incognita !
Alors que de nombreux pays du continent américain et en Asie ont décidé d’assouplir leurs réglementations nationales appliquées aux NGT, dans l’hémisphère nord cet arrêt de la CJUE place l’Union européenne dans la singularité.
Aussi de nombreuses réactions négatives de divers organismes et personnalités de l’Union européenne (UE) se sont très tôt manifestées. Le Groupe des conseillers scientifiques principaux auprès de la Commission européenne (ou SAM Scientific Advice Mechanism) publie dès novembre 2018 une déclaration forte dans laquelle il est indiqué que la directive 2001/18 est « désormais inadaptée » et que compte-tenu de l’indétectabilité des certaines modifications génétiques réalisées par édition du génome, il faut évaluer les caractéristiques du produit final et non la méthode d’obtention. L’Office parlementaire français OPECST qui réunit des sénateurs et des députés, dans son rapport de 2021 parvient aux mêmes conclusions et propose que la directive soit révisée tous les cinq ans pour prendre en compte les avancées des techniques et le débat public, une disposition que l’Académie d’agriculture de France avait émise en 2020 en proposant un pas de temps de 7 ans pour éviter le décalage entre science et droit. L’Union européenne des Académies d’Agriculture (UEAA) a aussi demandé une modification de la directive 2001/18 et de nombreuses personnalités politiques allemandes (notamment des députés Grünen), Frans Timmermans, vice-président de la Commission européenne (CE) et Stella Kyriakides commissaire européenne à la santé et sécurité alimentaire, ont souligné tout l’intérêt de l’édition génétique dans la stratégie de développement durable de l’Union, les ministres français de l’Agriculture, Julien Denormandie et Marc Fesneau, évoquant le rôle des NGT pour « reconquérir notre souveraineté alimentaire ».
Une initiative stratégique européenne en cours
C’est dans ce contexte, qu’une initiative stratégique de révision de la réglementation pour les nouvelles techniques génomiques a été enclenchée à l’invitation du Conseil européen. La procédure est complexe et comprend plusieurs étapes. La Commission européenne a chargé le laboratoire de recherche scientifique et technique de l’Union européenne (JRC, Joint Research Center) de dresser un état de l’art sur les NGT et de l’avancée des projets de R&D. Celui-ci a remis deux rapports au printemps 2021 et la phase de l’analyse d’impact, ouverte au public, a été initiée en septembre-octobre 2021. Malgré une cyberattaque à laquelle des eurodéputés du groupe parlementaire les Verts/ALE (Alliance libre européenne), qui ont mené la campagne « Gardons les OGM hors de nos champs et de nos assiettes », ne furent pas étrangers, les résultats de cette étape autorisèrent la poursuite du processus (2). Une consultation publique eut lieu entre avril et juillet 2022 et ses résultats ont été publiés en septembre 2022. Sur les 2300 réponses validées, les quatre cinquièmes (80%) se prononcent en faveur de la révision de la réglementation européenne tandis que moins d’un cinquième (17%) appuie le maintien de la réglementation actuelle. Fort de ces résultats, le processus de révision de la réglementation ira à son terme et la Commission européenne proposera au Parlement européen les termes de la modification réglementaire envisagée au 2ème trimestre 2023.
« Ré-écriture du génome, éthique et société » : des débats passionnés à l’Académie d’agriculture de France
Déjà en 2020, l’Académie d’agriculture de France a publié un avis proposant une réglementation à appliquer à l’édition génomique (3). Adopté par une majorité d’académiciens, il est des plus mesurés puisqu’il préconise « un choix prudent et pragmatique en posant des bornes permettant de se limiter aux réécritures qui préservent l’identité de l’espèce ». Il souligne « la nécessité d’une autorisation préalable mais avec des dossiers mieux calibrés et un suivi des autorisations limitées dans le temps et révocables, auxquelles il pourrait être mis fin sans irréversibilité. L’article 7 de la directive 2001-18 instaurant une procédure différenciée – apparemment jamais utilisée – peut alors fournir, sans changer la législation actuelle, un cadre juridique à tester ».
Quinze académiciens avaient alors éprouvé le besoin d’écrire un point de vue divergent qu’ils souhaitaient accoler au texte principal, mais qui fût classé dans une autre rubrique, les « points de vue d’académiciens », lui faisant ainsi perdre sa signification d’exprimer, en complément du texte de l’avis, des amendements nuancés. Dans ce texte critique, ces académiciens constataient que « pour aucun des OGM actuellement en service dans le monde, il n’existe à ce jour de raison sérieuse d’affirmer l’existence d’un danger particulier, que ce soit pour la santé humaine ou l’environnement dans son ensemble ». Ils réaffirmaient qu’« il serait absurde de prendre des précautions exagérées, sans rapport avec l’ampleur des risques potentiels, en regard des avantages qu’ils apportent » car ils constataient que les techniques d’édition du génome étaient plus précises et réduisaient considérablement les effets indésirables observés avec les techniques de première génération (mutagenèse aléatoire et transgenèse). Enfin ils s’inquiétaient d’importations en grande quantité « au mépris des règles de la concurrence », de produits génétiquement modifiés ou édités étrangers et réglementés de manière plus souple, ce qui créerait une situation « susceptible d’entraîner la ruine de nos propres producteurs » (4).
Un avis précautionneux de l’Académie des Technologies pour éclairer le gouvernement
Récemment, l’Académie des technologies s’est saisie à son tour du sujet des NGT appliquées aux plantes, à la demande du gouvernement qui souhaite recueillir ses préconisations avant de définir une position officielle. Elle a ainsi publié son « avis sur les nouvelles techniques génomiques appliquées aux plantes » le 15 février 2023 (5). En fait, cet avis s’inscrit dans la continuité de celui de l’Académie d’agriculture qui, en trois ans, n’a pas vieilli.
A travers cinq principes généraux et douze recommandations rédigés sous la houlette de Bernard Chevassus-au-Louis, académicien bi-appartenant à l’Académie d’agriculture de France et à l’Académie des technologies, le rapport réaffirme avec fermeté que le principe de précaution inscrit dans la Constitution française doit être appliqué, qu’il faut dépasser le « clivage » d’une réglementation basée sur l’examen des caractéristiques du produit fini et celle considérant la méthode d’obtention, et enfin qu’il « faut prendre en compte de manière pragmatique le contexte créé par la controverse sur les OGM qui constitue de fait un cadre culturel… pour définir l’action publique vis-à-vis des NGT ».
Les recommandations portent sur des modalités d’évaluation qui discrimine « les cas où les modifications réalisées sont similaires ou non à celles pouvant résulter de mutations spontanées ou induites ». Elles enjoignent de « prendre en compte de manière différenciée les variétés présentant une balance bénéfice/risque très favorable, avec des impacts positifs pour l’agriculteur, le consommateur ou l’environnement » (recommandation 2), mais aussi de mettre en place des dispositifs de biovigilance (dispositif de suivi) et de « sociovigilance » (impliquant le public), et enfin de limiter au départ les zones dans lesquelles seraient cultivées les plantes génétiquement éditées. Au niveau juridique, la recommandation n°12 s’inscrit dans le cadre de la directive 2001/18, les NGT devant être réglementées soit par le biais de l’article 7 dans les « procédures différenciées », soit par « une nouvelle annexe propre aux NGT ».
Si le rapport de l’Académie des technologies se déclare en faveur d’un cadre réglementaire assoupli par rapport aux OGM de première génération pour les NGT, se prononçant pour une procédure d’évaluation différenciée au cas par cas des modifications SDN1 et SDN2, il s’inscrit néanmoins dans une démarche de précaution sans remettre en cause la directive 2001/18 ni le corpus réglementaire des règlements et directives qui lui sont associés : une réglementation dont il reconnaît qu’elles encadrent des autorisations de culture des OGM « contraignantes parmi les plus restrictives au niveau mondial ». Or c’est ce corpus qui a freiné fortement, et depuis de nombreuses années, en Europe le développement de solutions génétiques innovantes et rapides d’amélioration variétale pour répondre aux urgences parasitaires et climatiques. Le cas de la filière française de la betterave à sucre qui doit faire face à des épidémies de rouille jaune véhiculées par un puceron, sans alternative aux traitements d’insecticides néonicotinoïdes (aujourd’hui tous interdits en France mais autorisés dans le reste de l’Union européenne), l’illustre tristement.
Parmi les nombreuses interrogations que suscite ce rapport, on peut aussi s’étonner de cette affirmation de vouloir dépasser « le clivage » existant d’une réglementation basée sur l’examen des caractéristiques du produit fini et celle considérant la méthode d’obtention. Plusieurs pays ont en effet abandonné la deuxième option, car comment peut-on réglementer différemment un produit final génétiquement édité qu’on ne peut décerner génétiquement d’un produit naturel ? Pourquoi discriminer deux produits totalement identiques qui présentent par conséquent rigoureusement le même niveau de risques supposés, en fonction des seuls moyens mis en œuvre pour leur réalisation et qui sont de surcroît indétectables ? A quelle logique scientifique obéit ce désir de surmonter ce « clivage » ?
On remarquera également qu’il a été démontré que la directive 2001/18 devrait être revue en rectifiant la définition d’un OGM afin de prendre en compte les avancées scientifiques qui démontrent qu’il existe dans la nature, à côté de nombreux organismes issus de très nombreuses mutations spontanées, des organismes naturellement transgéniques comme la patate douce. Mais là aussi, le rapport est silencieux sur ce point et préfère se référer à la directive 2001/18 existante sans en demander la rectification.
Une initiative stratégique en deçà des enjeux
L’initiative stratégique européenne en cours est intitulée « Législation applicable aux végétaux produits à l’aide de certaines nouvelles techniques génomiques ». Elle se limite aux modifications génomiques de produits végétaux destinés à l’alimentation humaine et animale qui résultent de mutagénèse ciblée ou de cisgénèse, des modifications qui peuvent aussi être obtenus par mutation naturelle ou sélection classique. Ne sont pas concernés les micro-organismes et les animaux. Ne sont pas concernées non plus les techniques de modification génétique qui ne sont ni la cisgénèse ni les mutations ciblées. Ainsi la Commission européenne a restreint le champ de la révision de la réglementation à venir.
Cette décision d’exclure du champ de la révision le règne animal est contestée par l’Académie vétérinaire de France qui publiquement a souligné que les recherches portant sur l’édition génique des animaux d’élevage contribueraient à améliorer non seulement la santé animale mais aussi le bien-être animal. Cette position est totalement partagée par l’Union européenne des Académies d’agriculture qui s’inquiète qu’en ces temps de zoonoses (variole du singe, Covid-19), les travaux de recherche européens sur les animaux soient entravés par cette exclusion.
Quelle position pour l’Etat français ?
Il conviendrait donc que la position française qui va s’exprimer à Bruxelles prenne en compte que de nouveaux textes réglementaires européens spécifiques aux NGT sont nécessaires et qu’il faut considérer ces techniques dans l’éventail de leurs multiples applications qui ne se limitent pas aux seuls végétaux. Elle se doit aussi de réaffirmer que le pays des Lumières encourage sans restriction réglementaire injustifiée les innovations scientifiques et technologiques dans lesquelles l’édition du génome s’inscrit pleinement pour le développement d’une agriculture durable qui concerne autant les productions végétales que l’élevage.
Références
- Regnault-Roger C (2023) Enjeux biotechnologiques, des OGM à l’édition du génome, Presses des Mines, 204 pages.
- Regnault-Roger C (2022) Nouvelles biotechnologies (NGT) : Enjeux réglementaires et souveraineté agro-alimentaire, https://www.institutsapiens.fr/observatoire/nouvelles-biotechnologies-ngt-enjeux-reglementaires-et-souverainete-agroalimentaire/
- Académie d’agriculture de France (2020) : avis sur la réécriture du génome, éthique et confiance, https://www.academie-agriculture.fr/publications/publications-academie/avis/avis-reecriture-du-genome-ethique-et-confiance
- Alabouvette C, Bastié JP,Boussard J-M, Grammont A, Gueguen L , Guyonnet JP, Julienne P, Laquièze B,Lespinasse Y, Le Buanec B, Palmer E, Pernollet JP, Regnault-Roger C, Roskam Brunot N, Thibier M (2020) : Réécriture du génome, éthique et confiance : « Les biotechnologies, outils nécessaires et incontournables de notre futur », https://www.academie-agriculture.fr/publications/publications-academie/points-de-vue-academiciens
- Académie des technologies (2023) : Avis sur les nouvelles technologies génomiques appliquées aux plantes https://www.academie-technologies.fr/avis-sur-les-nouvelles-technologies-genomiques-appliquees-aux-plantes/
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