Agriculteur depuis 2010, basé en Seine et Marne, Philippe Girardot s’apprête à entamer sa 14ème récolte. Cet ancien directeur de la fédération de chasse des Landes a repris l’exploitation de son beau-père. Ingénieur diplômé de l’Ecole de techniques agronomes de Dijon, il cultive 220 hectares en agriculture conventionnelle avec labour (colza, betterave…), une ETA qu’il a montée il y a deux ans. A cela s’ajoute une charge de 270 hectares en travail à façon sur les fermes du voisinage. Touché par la mauvaise récolte de céréales de 2016, il multiplie depuis les projets pour se diversifier et stabiliser ses revenus. C’est ainsi qu’après une serre à morilles, il s’est lancé dans le projet méthanisation en 2017 avec d’autres agriculteurs voisins, un projet en cours de construction. Crise de l’agriculture, F2F, insécurité alimentaire, revenus, et production de biogaz : entre deux moissons, il a bien voulu répondre aux questions de European Scientist.
The European Scientist : L’agriculture française traverse une période de crise inédite. Diriez-vous que les choses se sont améliorées depuis le mouvement « on marche sur la tête », qui consiste, depuis fin 2023, à retourner les panneaux d’entrée dans les villes et villages pour dénoncer les injonctions contradictoires du gouvernement ?
Philippe Girardot : Les agriculteurs ont décidé de ne plus se taire et ils savent désormais jouer des codes de la communication pour faire entendre leur voix. Les précédentes générations d’agriculteurs n’ont peut-être pas assez expliqué leur métier, pas fait assez de pédagogie, ce qui a entrainé une déconnexion de l’opinion vis-à-vis des réalités du métier.
J’ai participé au mouvement « On marche sur la tête » jusqu’au Salon de l’Agriculture. Pas pour demander de l’argent, même s’il faut reconnaître que certaines filières sont en crise, mais pour marquer mon opposition à toutes les contraintes que nous subissons. Cela a commencé avec la PAC en 92 : depuis, le monde agricole a accepté petit à petit de multiples contraintes sans dire un mot. Le mouvement exprimait un ras-le-bol général : si on nous laissait un peu tranquilles, si on nous faisait davantage confiance, on gagnerait mieux nos vies et nos campagnes se porteraient mieux. Moi ce qui m’intéresse, c’est l’agronomie : faire pousser les plantes, les soigner, améliorer les rendements, prendre soin des sols etc… on est de plus en plus contraint de délaisser cela pour se transformer en gestionnaires.
TES. : Que pensez-vous du plan européen « de la ferme à la fourchette (F2F) » ? Comment vivez-vous la sur-transposition législative ?
P.G. : Au lieu de favoriser l’entrée dans un système par l’apprentissage, par le volontariat…F2F pousse au maximum l’aboutissement de certaines normes. C’est un véritable rouleau compresseur normatif. Il faut aussi prendre en considération le travail de sape des ONG qui œuvrent à Bruxelles ou dans les ministères pour faire la promotion de la décroissance agricole. Oui notre activité a un impact sur l’environnement, comme toutes les activités humaines. Mais de la même manière, si vous me permettez la comparaison, les voitures roulent désormais à 110 Km et on ne va pas revenir aux 2CV pour écraser moins d’insectes et de hérissons… Pour l’écologie radicale et punitive, l’agriculture est un bouc-émissaire facile. Il faut éduquer l’opinion publique afin de lui faire prendre conscience de concepts comme la souveraineté alimentaire, ou la nécessité de soigner les plantes en faisant un usage approprié des produits phytos. C’est une chance de faire ce métier, il donne sens à ma vie, mais c’est compliqué d’assumer l’image que l’on nous donne et de lutter contre l’agri-bashing.
TES. : En tant que betteravier, quelles sont les conséquences pour vous des lois contre les néonicotinoïdes ?
P.G. : Ces lois sont purement idéologiques et confinent à l’absurde. On a le droit de mettre un collier antipuces (traitement à base de néonicotinoïdes) à son chien et de le faire rentrer chez soi mais pas le droit de mettre le même produit dans nos champs, alors qu’on ne dort pas dedans et qu’on ne caresse pas nos betteraves : on mesure l’ampleur de la déconnection par rapport à la science. C’est typiquement de l’écologie punitive et idiote. Il y a un bon sens paysan, pourquoi ne pas lui faire confiance ? Cette loi provoque des tensions. Au moment des semis, on n’est jamais tranquilles. On regarde avec angoisse les indications de l’ITB (Institut technique de la betterave, ndlr) sur l’arrivée des pucerons. On nous a proposé des indemnisations, mais nous n’en voulons pas. Nous voulons cultiver nos betteraves comme nos voisins européens. On fait des traitements aériens en mode de substitution, mais quand il y a une grosse pression de pucerons, ces produits ne sont pas assez efficaces. Certains produits respectueux des auxiliaires (par exemple les coccinelles) existent, mais leur efficacité n’est pas la même : on a l’impression de traiter plus qu’avant pour un résultat moindre.
TES. : Une étude récente fait état d’un taux de 37% de français touchés par l’insécurité alimentaire… diriez-vous que la France n’arrive plus à nourrir ses concitoyens à un prix accessible ?
P.G. : Au départ, la PAC a été conçue pour nourrir l’Europe. Désormais, on nous fait souscrire à des contrats qualitatifs. L’objectif est de monter en gamme. On nous fait faire des labels rouges, des contrats CRC, des contrats de qualité où on gagne 7 à 10 euros de plus par tonne de blé. Je suis administrateur d’une coopérative. On doit mettre des climatiseurs dans les silos, ça coute 80 000 euros. Est-ce vraiment plus écolo ? Pourtant, quand le blé part à l’export, il ne vaut pas un euro de plus. On nous fait monter en gamme, mais les gens veulent des produits bon marché. Il y a les discours des politiques, mais en face ils n’expliquent pas que ça coute plus cher, car il faut plus de surface pour produire la même quantité, donc en période de crise, les gens s’en détournent complètement. Pour résumer, on a besoin d’une alimentation à bas coût mais de qualité. Ce que l’Agriculture française sait faire depuis longtemps.
TES.: Beaucoup d’agriculteurs se plaignent de faibles revenus. Comment faire pour qu’ils vivent de leur exploitation ?
P.G. : Cette question n’est pas simple et je n’ai pas de réponse toute faite. La première idée qui me vient à l’esprit, c’est de supprimer beaucoup des contraintes existantes car celles-ci recouvrent des charges, parce que c’est du temps administratif supplémentaire. Bien sûr, si on pouvait vendre notre production un peu plus chère ça nous aiderait, mais sur des produits qui se trouvent sur le premier marché mondial je n’y crois pas. N’oublions pas que nous sommes en compétition avec les Russes et les Américains. La réalité est que plus on nous impose de contraintes, plus la taille des exploitations augmente pour écraser les charges, ce qui est l’effet inverse des discours des partisans de la décroissance agricole. Dans le département, la moyenne des superficies des exploitations est de 170 hectares, c’est difficile de parler de grandes exploitations.
TES.: Vous avez lancé un projet de méthaniseur. Alors que la méthanisation permet une gestion responsable des déchets agricoles, vous semblez faire face à une certaine opposition…
P.G. : A l’origine, je souhaitais diversifier mes revenus. L’installation d’un méthaniseur représentait aussi une bonne façon de remplacer le fumier que j’utilise pour mes sols, et que j’achète en Belgique ou en Bretagne, en remplaçant ces engrais minéraux par du digestat. Depuis un mois et après sept années, nous sommes enfin au stade construction. Notre retard s’explique par différents obstacles : tout d’abord, nous nous sommes passés de cabinet d’étude, ensuite nous avons subi l’opposition de syndicat et d’ONG militantes, puis avec la pandémie de Covid sont arrivés de nouveaux habitants dans le village, situé en bordure de forêt de Fontainebleau, qu’il a fallu convaincre. Beaucoup sont persuadés que c’est une usine et qu’il va y avoir des odeurs…
Pourtant, nous sommes parfaitement en règle : nous avons proposé un protocole d’accord, selon la requête de la sous-préfète, avec les habitants les plus proches qui sont à 700 mètres (la loi impose 100 mètres minimum). Nous avons choisi la parcelle la plus éloignée, qui était à la fois constructible et accessible pour le gaz. Nous nous sommes engagés à faire des travaux supplémentaires en cas d’odeurs et nous avons pris à notre charge les études d’odeurs. Nous nous sommes par ailleurs fait attaquer sur des problèmes de « poussières ». On voit qu’on a quitté la rationalité scientifique. Nous avons communiqué, fait des porte-ouvertes, organisé la visite d’un méthaniseur similaire situé à Etampes. Sans aucun effet sur une partie de la population, qui quels que soient les arguments ne les recevra jamais, parce qu’elle ne souhaite tout simplement pas les entendre. Un groupe d’habitants du village a eu une attitude constructive en réalisant un document compilant les arguments « pour » et les arguments « contre » la construction d’un méthaniseur. Je salue cette initiative, qui procède d’une démarche scientifique et démocratique invitant à un dialogue apaisé et éclairé.
TES. : Quels avantages comptez-vous dans la construction de ce méthaniseur ? Pouvez-vous nous rappeler les impacts positifs pour l’environnement ?
P.G. : Il y’a toujours eu des formes de production d’énergie dans les exploitations agricoles. A l’époque, on produisait des céréales et de l’avoine pour nourrir les chevaux. On produit aujourd’hui du colza en partie utilisé pour réaliser du diester ou de l’éthanol, ça fait partie du fonctionnement en cercle de l’agriculture. Désormais, les agriculteurs sont également incités à installer un méthaniseur sur leur exploitation, qui permet de produire du biogaz, 100% renouvelable et décarboné, à partir des déchets agricoles organiques.
A titre personnel, j’attends de l’installation de ce méthaniseur une diversification de mes revenus pour amortir les mauvais coups. Il permettra par ailleurs de produire du digestat (matière non transformée lors du processus de digestion de la matière organique par un méthaniseur, ndlr) sur place qui remplacera en partie les engrais chimiques, et de créer les conditions d’une économie circulaire. Autrement dit, il s’agit de valoriser des matières et des déchets que nous produisons et qui n’étaient pas valorisés jusqu’à présent. Par exemple, nous pouvons intégrer les pulpes de nos betteraves, et peut-être aussi à terme des feuilles de betterave, de la paille, des menues pailles (récupérées derrière les machines), etc.
Un revenu régulier est assuré car il y a un contrat de 15 ans pour l’achat du gaz, comprenant un prix garanti assuré par l’Etat qui assume le delta entre le biogaz et le prix du gaz naturel importé. Enfin, il y a l’esprit groupe qui est devenu très sympa. Avant cela, à part à l’occasion d’arrachages de betteraves, nous étions très individualistes. C’est d’abord et avant tout une belle aventure humaine. Cela donne également une perspective d’avenir pour mes enfants. J’espère qu’ils seront témoins d’autres innovations positives dans l’agriculture.
TES.: On estime que 20 % de la production d’énergies renouvelables françaises est issue du secteur agricole (source ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, ministère de la Transition écologique et Ademe), soit 3,5 % de la production globale d’énergie. Pensez-vous que l’agriculteur de demain sera également un producteur d’énergie ?
P.G. : Ma carrière ne sera pas assez longue mais j’aimerais bien faire un hangar ou deux recouverts de panneaux photovoltaïques. Tous les hangars agricoles devraient être équipés, ça ne nuirait pas à leur esthétique. C’est vertueux pour l’agriculteur parce que ça stabilise ses revenus. Il y a le photovoltaïque et l’éolien, mais à leur différence le biogaz n’est pas intermittent, c’est une production en continu. Les objectifs de l’Etat sont de parvenir à 8000 méthaniseurs dans les prochaines années, il y en a un peu plus de 1700 pour l’instant. Je suis évidemment très favorable à cette dynamique. Actuellement, je broie la paille avant de la restituer à mes sols. Si elle était d’abord mise au méthaniseur avant d’être rendue au sol sous forme de digestat, ce serait quand même plus vertueux. On devrait davantage sensibiliser l’opinion aux vertus environnementales de ces procédés.
Je fais partie du groupe de l’AAMF (Association des Agriculteurs Méthaniseurs de France) qui organise des journées portes-ouvertes en septembre, à l’occasion des journées du patrimoine. C’est une excellente initiative : cette filière est nouvelle, il faut ouvrir ses portes et montrer que nous n’avons rien à cacher. Quand on leur explique que « quand on traite c’est un peu comme soigner une maladie », les gens ne sont plus totalement contre les phytos. Ils veulent juste savoir. Le tort du monde agricole est de ne pas avoir assez communiqué, nous l’avons compris désormais et le dialogue s’ouvre enfin.
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