La semaine dernière la CJUE (Cour de justice de l’Union Européenne) a émis un arrêt qui met aujourd’hui en péril la filière betteravière. En jugeant illégales les dérogations permettant l’usage de pesticides par ailleurs interdits sur le territoire européen, elle prive définitivement la filière de l’utilisation des néonicotinoïdes, seuls insecticides permettant de protéger efficacement les betteraves contre la jaunisse transmise par les pucerons.
Toxicité de ces intrants, aspect controversé, juridiction à leur sujet, causes de ce maelström et conséquences sur l’agriculture européenne… le journaliste agricole Gil Riviere Wekstein répond à toutes nos questions.
The EuropeanScientist : Un arrêt vient d’être rendu par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) concernant les traitements de semences à base de clothianidine et de thiaméthoxame. Pouvez-vous nous rappeler leur usage, et pour quelles cultures ils sont utiles ?
Gil Riviere Wekstein : La clothianidine et le thiaméthoxame, tout comme l’imidaclopride, sont des insecticides de la famille des néonicotinoïdes (NNI). Ils sont utilisés dans le monde entier depuis les années 1990, pour quasiment toutes les cultures, et de manières multiples. Mais la méthode la plus efficace reste de loin l’enrobage de la semence par une minuscule pellicule d’une de ces matières actives. C’est-à-dire en traitement de semences. Cela permet, d’une part, de lutter contre les maladies transmises par les semences, d’autre part, de protéger les jeunes plantes contre les parasites naturellement présents dans le sol, et enfin, d’assurer une protection contre des attaques précoces de maladies et de parasites en végétation.
L’immense avantage pour l’environnement, c’est que, contrairement aux épandages, ces produits de traitement sont efficaces à des doses très réduites, et surtout, que pour traiter un champ de 10.000 m2, seulement 100 m2 de sol sont en contact avec la substance active. Leur introduction en agriculture constitue donc un véritable progrès pour la biodiversité.
Pour l’agriculteur, cela permet en outre d’être absolument certain que ses cultures seront protégées en cas d’attaque de ravageur. Il économise ainsi de nombreux épandages d’insecticides, qui ne sont plus nécessaires, et il peut avoir la garantie d’un bon niveau de rendement.
Bien entendu, ce sont des insecticides qui, tout naturellement, ont une toxicité certaine sur les insectes, y compris les abeilles. Leur usage est donc très encadré.
Cependant, ils ne sont pas uniquement autorisés en agriculture. On trouve dans le commerce de nombreux colliers à base de NNI pour les chats et les chiens afin de les protéger des puces et les tiques. Aussi, sans qu’ils le sachent nécessairement – sauf à lire les étiquettes de ces colliers –, de nombreux propriétaires d’animaux de compagnie sont utilisateurs de ces néonicotinoïdes… Il y a donc certainement davantage de NNI dans les logements des Français que dans les champs des agriculteurs ! Et cela n’a jamais été considéré comme un problème.
TES. : Mais alors, pourquoi font-ils l’objet d’une contestation parmi les mouvements écologistes ?
GRW. : Le mouvement anti-NNI a démarré en France, lorsqu’une poignée d’apiculteurs a attribué à ces produits les grandes mortalités d’abeilles qu’ils constataient, alors que d’autres apiculteurs, qui laissaient leurs abeilles butiner sur des champs traités avec un NNI, principalement du colza et du tournesol, ne subissaient pourtant aucune mortalité. Cela a initié une grande controverse sans que la question puisse être définitivement tranchée, car beaucoup d’autres causes pouvaient également expliquer ces mortalités massives. Mais ce groupe d’apiculteurs français a désigné comme principaux responsables de leur problème ces fameux NNI, qui incarnaient le coupable idéal, notamment en raison de leur toxicité évidente sur les abeilles, lorsqu’elles sont en contact avec le produit.
Au départ, le mouvement écologiste français ne s’intéressait pas à la question, mais rapidement, il a compris l’intérêt de mettre en cause une technologie très répandue dans le modèle agricole qu’il combat. Ce combat s’est révélé un outil évident et très efficace pour affaiblir un modèle que que la nébuleuse écologiste voudrait bannir. Surtout, dès lors que les NNI ont été présentés comme des insecticides « tueurs d’abeilles », comme des produits de l’agrochimie et de l’agriculture productiviste, il est devenu difficile pour les responsables politiques, toutes familles confondues, de les défendre. Prendre position en faveur de leur usage revenait à accepter de mettre en péril les pollinisateurs en général et les petites abeilles en particulier.
Ainsi, depuis le début des années 2000, tous les gouvernements qui se sont succédé ont œuvré pour interdire ces produits, d’abord en France, puis en Europe, qui est aujourd’hui le seul continent où ils sont interdits. Dans le reste du monde, les NNI sont abondamment utilisés, sans que cela suscite la moindre hostilité.
TES. : Pouvez-vous nous rappeler le contexte dans lequel se situe cette nouvelle décision de justice ? Qu’est-ce qui a motivé ce revirement ?
GRW. : Il n’y a pas de revirement. Le rôle de la CJUE consiste à interpréter le droit. Dans ce cas précis, elle a été saisie par l’État belge qui avait un litige avec l’association antipesticides PAN Europe, l’association Nature & Progrès Belgique ainsi qu’un apiculteur, lesquels estimaient que les six autorisations d’utilisation par dérogation de NNI délivrées par l’État belge avait été accordées « de manière abusive ».
Ce système de dérogations est entré en vigueur parce que l’Union européenne (UE) a interdit l’usage des NNI sous la pression des États membres, dont celle, très active, de la France. Or, ces mêmes États membres se sont ensuite rendu compte que ces produits restaient irremplaçables, notamment pour la protection des betteraves contre les pucerons, vecteurs de virus à l’origine de la jaunisse. Dix-sept États membres, dont la France, ont donc délivré des dérogations pour permettre aux agriculteurs de protéger leurs cultures. En fait, pour corriger une décision d’interdiction dont ils n’avaient pas vraiment mesuré les conséquences…
PAN Europe, qui fait partie de la mouvance écolo-décroissante, a interpellé le gouvernement belge, estimant que ces dérogations n’étaient pas légales. Sans grande surprise, la Cour a alors estimé qu’en effet, on ne pouvait pas délivrer des dérogations pour une matière active qui avait été « expressément » interdite. Son raisonnement est simple : si l’UE considère que l’usage des NNI est tellement dangereux que cela justifie leur interdiction, on ne doit pas pouvoir contourner cette interdiction par le système des dérogations. Cela est valable pour tous les pays de l’UE et ce sont donc tous les producteurs de betteraves de l’UE qui vont être affectés par cet arrêt. Autrement dit, c’est toute la production de sucre de l’UE qui est mise en péril !
TES. : Pouvez-vous nous expliquer sur quoi repose le principe de « dérogation » ?
GRW. : Pour qu’un agriculteur puisse utiliser un produit phytosanitaire, il faut impérativement que ce produit dispose d’une autorisation de mise sur le marché (AMM). C’est un long processus impliquant d’une part l’UE, qui valide l’autorisation pour la matière active, et ensuite chaque État membre en fonction de la formulation du produit et de son usage. Ainsi, un produit peut avoir été autorisé sur les pommiers dans une formulation particulière (un dosage particulier par exemple), mais ne pas l’être sur les poiriers parce qu’aucune demande n’a été formulée. Or, si les producteurs de poires, ayant à faire face, par exemple, à une attaque ponctuelle d’un agresseur, veulent utiliser ce produit, ils peuvent demander une dérogation dans des conditions très encadrées. C’est ce que font, par exemple, les producteurs de pommes bio, qui utilisent chaque année des pesticides à base d’azadirachtine (huile de neem), alors que l’azadirachtine sur les pommes ne dispose d’aucune AMM, puisque cette matière active, dont la toxicité est avérée, n’a jamais été autorisée. Comme les producteurs bio ne peuvent pas utiliser des insecticides de synthèse, et qu’il n’existe rien d’autre de connu que l’huile de neem pour protéger leurs vergers contre certains ravageurs, chaque année, depuis plus de sept ans, ils se servent de l’article 53 du règlement (CE) n°1107/2009, qui stipule que « dans des circonstances particulières, un État membre peut autoriser, pour une période n’excédant pas 120 jours, la mise sur le marché de produits phytopharmaceutiques en vue d’un usage limité et contrôlé, lorsqu’une telle mesure s’impose en raison d’un danger qui ne peut être maîtrisé par d’autres moyens raisonnables ».
C’est ce même système de dérogation – l’article 53 – qui a été utilisé par les 17 États membres depuis 2018 pour les traitements de semences à base de NNI. Sauf que, dans ce cas précis, suivant la logique que je vous ai décrite, la CJUE a estimé que cela n’était pas conforme au droit européen.
TES. : Quelle est la position de l’État français au sujet des NNI ?
GRW. : La France est le premier pays à avoir interdit l’usage de certains NNI : la première interdiction date de 1999 et concernait l’imidaclopride sur le tournesol, puis, en 2004, sur le maïs. En 2016, la « loi pour la reconquête de la biodiversité » a marqué une étape supérieure en interdisant tous les NNI à compter du 1er septembre 2018.
Mais, à la suite du désastre que cette interdiction a provoqué sur la culture de betteraves en 2020, il a été décidé par la loi de pouvoir accorder des dérogations pendant encore trois ans. La ministre de l’Environnement de l’époque, Barbara Pompili, a justifié cette dérogation « temporaire et très encadrée » en avouant que c’était « la seule solution possible à court terme pour éviter l’effondrement de la filière sucrière en France ». Comme aucune autre solution n’a été trouvée depuis cette date, les propos de Mme Pompili sont donc toujours d’actualité aujourd’hui : sans NNI, ce sera « l’effondrement de la filière sucrière en France ».
Les producteurs de betteraves qui sont aujourd’hui victimes de cette interdiction européenne ont été précédés par les producteurs de maïs, de colza et de tournesol. Paradoxalement, pour ces derniers, cette interdiction a eu pour conséquence le remplacement de ces produits par des solutions bien moins respectueuses de l’environnement et, avec une protection des cultures plus faible, a engendré des pertes inutiles de rendements. Et surtout, cela a participé à affaiblir notre potentiel agricole. Mais n’est-ce pas précisément l’objectif de la mouvance décroissante et écologiste ?
TES. : La nocivité de ces produits est-elle avérée ? Que disent les agences ?
GRW. : Bien sûr que la nocivité de ces produits est avérée ! Ce sont des insecticides, pas de la confiture. Sauf que la question n’est pas de savoir si ce sont des produits toxiques, mais si l’on peut les utiliser de façon à ne pas mettre en péril la santé et l’environnement. Or, alors que l’Europe répond de façon négative, toutes les agences du reste du monde estiment le contraire. Encore une fois, l’Europe fait bande à part, probablement parce que les dirigeants de notre continent sont ceux qui ont le plus intégré le logiciel à penser de la mouvance écologiste. Malheureusement, l’agriculture en fait les frais. Cette prévalence de l’écologie sur tout le reste pose aujourd’hui un vaste problème qui pourrait, à très court terme, faire sombrer notre continent dans une situation dramatique.
TES. : Quelles sont justement les conséquences pour l’agriculture européenne ?
GRW. : À force de réduire les moyens de protection des cultures, l’Europe va finir par réduire sa capacité à produire ses céréales, ses fruits, ses légumes, et maintenant son sucre. Bref, on produira moins, ce qui correspond finalement à l’objectif commun et affiché du Green Deal, le projet agricole de l’UE et de la mouvance écolo-décroissante. L’Europe, accusée d’être « libérale » par certains, est plutôt décroissante, un comble !
Dans un premier temps, les agriculteurs seront donc perdants, ensuite ce seront les consommateurs qui dépendront de plus en plus des denrées alimentaires importées, et enfin, ce sera l’environnement qui en pâtira. Pourquoi l’environnement ? Tout simplement – et c’est vraiment un paradoxe – parce que, à moins d’accepter un effondrement total de notre agriculture, il faudra bien accorder aux producteurs d’autres moyens pour protéger leurs cultures, ce qui passera nécessairement par l’autorisation d’autres insecticides. En outre, en important ce qu’on ne produit plus, on aggravera le bilan carbone de l’UE. On marche vraiment sur la tête !
TES. : Cette décision peut-elle faire jurisprudence pour d’autres substances ?
GRW. : Attention, ce n’est pas une décision. La CJUE ne décide rien. Et elle ne fait pas de politique. Son rôle consiste uniquement à interpréter le droit en fonction des textes réglementaires qui ont été décidés par l’UE. C’est-à-dire par les États membres. Exactement comme notre Conseil constitutionnel ou comme notre Conseil d’État. Dans le cas qui nous intéresse, son interprétation s’applique en effet en bonne logique pour toutes les autres substances qui seraient « expressément » interdites par un règlement. En revanche, cela ne remet pas en cause le rôle de l’article 53 du règlement qui, lui, demeure valable.
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Cet article sur les néonicotinoïdes et les betteraves est parfaitement factuel et lucide. Comment pouvons-nous collectivement accepter de nous tirer une balle dans le pied ainsi ? Par ailleurs, si les néonicotinoïdes sont si dangereux pour certains insectes, notamment sur les abeilles, j’imagine que depuis leur interdiction sur diverses cultures, on devrait voir les populations d’abeilles exploser à la hausse. Si ce n’est pas le cas, on aura vraiment tout perdu pour rien.
Excellent résumé, bravo. En revanche, attention à l’illustration : ce n’est pas une betterave à sucre que vous avez inséré. Cordialement.
Merci pour votre conseil. L’idée était d’illustrer le titre (coeur)