L’écologie est devenue pour le grand public, la science qui dénonce les conséquences des activités humaines sur une nature qui serait si belle en son absence. Une idée entretenue par des mouvements militants actifs qui n’ont de cesse de stigmatiser le rôle des humains, et de resacraliser une nature considérée métaphoriquement comme bonne et généreuse. L’écologie scientifique n’est pas en reste dont l’essentiel des travaux consiste à faire l’inventaire des « dégâts » causés par l’homme sur la nature et à dénoncer les conséquences de ses activités en laissant planer le spectre d’un effondrement de la nature.
Ce parti pris ontologique de l’écologie qui consiste à présenter nos rapports à la nature essentiellement sous l’angle de la destruction de la nature n’est pas partagé par tous ni par d’autres disciplines scientifiques. Nul doute qu’il y ait eu, et qu’il y ait toujours des excès, et il faut bien évidemment en parler. Mais peut-on réellement imaginer que les humains puissent vivre sans utiliser les ressources dont ils ont besoin dans la nature ?… Peut-on aussi accréditer l’idée que nos relations sont univoques et se limitent aux pressions exercées par les humains alors que ces derniers n’ont eu de cesse, au cours des siècles, de se protéger des nuisances de la nature pour assurer leurs sécurités physique et alimentaire ?
D’autres disciplines scientifiques, à l’instar de la géographie, ont adopté une attitude plus pragmatique. Pour la géographie humaine, l’homme n’est pas un intrus mais un élément de la nature. Il l’aménage pour subvenir à ses besoins tout en s’en protégeant pour assurer sa sécurité alimentaire et physique. En effet, « c’est la façon dont l’homme habite la terre qui l’a rendue agréable à vivre », dit Sylvie Brunel qui ajoute « toute l’histoire de la présence de l’homme sur la terre est celle d’un combat permanent pour survivre, en dépit du déchaînement de forces aveugles et soudaines » (1). C’est cette ambivalence, cette nature vécue par la grande majorité des hommes que nous devons gérer de manière pragmatique, et non pas l’apartheid entre les humains et les non humains, an nom de la protection d’une nature idéalisée. Et alors, dans ce contexte qui est d’assurer le bien-être des hommes, on pourra essayer de mieux définir ce que nous voulons ou de voulons pas, et parler aussi d’éthique…
Notre nature est en réalité une co-construction résultant de l’interaction entre processus spontanés et modifications apportées par les humains qui cherchent à aménager leur niche écologique. Cette nature est également modifiée en permanence par bien d‘autres espèces qui ont besoin, comme les hommes, de se nourrir et de se protéger. Un exemple typique est le castor qui abat des arbres pour construire un barrage qui nécessite de couper des arbres mais lui assure un gite et une sécurité. On a également sous-estimé le rôle de certaines espèces, à l’instar des oiseaux migrateurs, dans la dissémination d’autres espèces,
Pour essayer de comprendre les raisons de ce biais cognitif de l’écologie qui consiste à ne voir dans les humains que des perturbateurs d’une terre sacralisée (je pense à la journée mondiale de la Terre Mère institutionalisée par l’ONU), il nous faut remonter aux sources de cette discipline et à ses origines théologiques.
L’écologie scientifique est une représentation de la nature
L’écologie scientifique fait partie de ces disciplines scientifiques qui cherchent à expliquer le fonctionnement du monde vivant, à l’instar de l’astronomie, de la géologie et de la climatologie, pour le monde physique. A ce titre c’est une représentation de la nature parmi d’autres, portée par un groupe de scientifiques, partageant des paradigmes communs, c’est-à-dire un ensemble d’éléments théoriques et conceptuels, en apparence cohérents, qui servent de cadre de référence aux travaux de leur discipline (Kuhn, 1962). C’est leur représentation du monde, une manière d’interpréter les choses dans un contexte donné, à un moment donné, compte tenu de l’avancement des connaissances.
Il faut souligner que cette représentation du monde ne résulte pas de la déduction d’observations et d’expérimentations. C’est un schéma théorique, issu de notre imagination, destiné à fournir un cadre d’interprétation aux observations éparses. C’est donc une hypothèse théoriquement falsifiable au sens de Popper. On a ainsi calqué sur la nature des schémas théoriques de fonctionnement en utilisant des métaphores mécanistes, organicistes, physiques ou chimiques. Autrement dit, ce que nous appelons fonctionnement de la nature est une démarche téléologique correspondant à la manière dont nous nous imaginons que la nature devrait fonctionner.
L’histoire a largement montré que la vision de la nature portée par les scientifiques a évolué au cours des siècles. Il y a eu historiquement plusieurs représentations de la nature teintées à des degrés divers de mysticisme, de croyances, de science. Les scientifiques ont cru, par exemple, au mythe de la Création, puis en celui de la génération spontanée, puis en la théorie darwinienne, avant de croire en la « dictature » des gènes (le gène égoïste) …. Mais en réalité cet ordre chronologique est trompeur car il n’y a pas eu de remplacement d’une croyance par une autre, mais accumulation de ces représentations, à l’image d’un millefeuille. De nos jours le mythe de la Création est toujours vivace par exemple.
Il n’y a pas de consensus en écologie
L’écologie scientifique ne parle pas d’une seule voix. Il y a de nombreux « courants », « écoles » ou « chapelles » en écologie, comme dans d’autres domaines, et laisser croire qu’il existe un consensus c’est-à-dire un apparent « discours officiel » (la doxa) est une fiction. L’histoire démontre que la science est faite de débats parfois violents au sein d’une discipline, de luttes d’influence et de pouvoir entre disciplines pour accéder notamment aux ressources financières, ou pour satisfaire des égos.
Affirmer l’existence d’un consensus scientifique (« la science a dit… ») est souvent un argument employé pour instrumentaliser un point de vue, en laissant croire que ceux qui sont d’un autre avis sont des marginaux déviants… Une forme déguisée de censure en réalité ! On devrait plutôt dire que « dans l’état actuel des connaissances il apparait que… ». Ce qui ne veux pas dire que tout est faux, mais comme le disait Popper que toute hypothèse doit en permanence être soumise à l’épreuve de la réfutabilité.
L’évolution de la science s’est faite à partir de débats contradictoires. Ainsi l’hypothèse de la génération spontanée était soutenue par des scientifiques largement reconnus comme Geoffroy Saint-Hilaire et Lamarck. Elle a donné lieu à de vifs débats à l’Académie au milieu du XIXème siècle avant que Pasteur ne démontre que dans tous les cas supposés de génération spontanée, il y avait en fait des contaminations par un ou plusieurs microorganismes. Les historiographes en écologie ont aussi « médiatisé » le débat entre Clements et Gleason concernant la structure organiciste ou stochastique des communautés végétales. Débat qui se poursuit aujourd’hui autour de l’existence ou non d’un équilibre de la nature.
En bref, et contrairement à ce que l’on peut entendre, la science écologique en particulier ne parle pas d’une seule voix. L’image d’Epinal d’une science au-dessus de la mêlée, capable de dire le vrai et le faux, est une fiction issue pour partie du positivisme d’Auguste Comte au XIXème siècle. Mais certains aiment encore le laisser croire dans leur propre intérêt.
Une science bâtie sur un biais cognitif : la dualité nature et culture
Sur le plan épistémologique l’écologie s’est bâtie sur un parti-pris dont on n’a pas suffisamment évalué les conséquences, qui est le « naturalisme » pour reprendre les mots de Descola, qui repose sur la dualité Nature-Culture, d’origine métaphysique et théologique. Les racines de ce que l’on a également appelé le grand partage, plongent dans La Grèce Antique avec l’apparition de la notion de nature (physis). La théologie chrétienne, quant à elle, a fait de l’homme un être à part, l’intendant de Dieu, extérieur et supérieur à la nature. Avec les Lumières, et la Révolution scientifique, la notion de progrès et la naissance des sciences a pu laisser croire qu’il était possible de dévoiler les mécanismes de la nature, ce qui laissait penser qu’il serait possible d’agir dans un sens souhaité par les humains, sur une nature considérée comme une entité autonome et auto régulée.
Ici les interprétations divergent profondément. Une majorité d’auteurs relevant de l’écologie politique ont instrumentalisé cette idée de progrès pour en faire un objectif d’exploitation de la nature qui serait à l’origine de l’économie capitaliste et de la crise écologique actuelle. Je défends en revanche, dans l’esprit des Lumières, que les humains espéraient tout simplement que le progrès des sciences et des techniques permettrait d’améliorer leur bien-être, sachant qu’ils vivaient alors dans des conditions misérables en raison des nuisances de la nature. Si certains en doutent ou l’ont oublié je leur conseille d’aller séjourner quelque temps dans un village rural d’un pays en développement (pas dans un hôtel pour touriste..) et on en reparlera.
Les scientifiques ont ainsi fait le choix de considérer la nature comme un objet d’étude autonome avec lequel ils ont un rapport distancié, différent de celui de la grande majorité des citoyens qui ont une relation utilitaire et émotionnelle, parfois mystique, avec la nature. Cette prise de distance avec le sens commun et les idéologies de toute nature, qui est la caractéristique de la démarche scientifique, repose sur le partage de valeurs épistémiques (rigueur, intégrité, précision, cohérence, etc..) qui s’opposent aux valeurs non-épistémiques qui sont des modes de pensée culturels, sociaux, éthiques, politiques, ou économiques que l’on classera provisoirement dans la grande boite de l’écologisme.
Mais si cette prise de distance qui repose sur la dualité nature et culture a permis dans aucun doute le développement des sciences dans le monde occidental, elle a simultanément isolé conceptuellement les humains de la nature de telle sorte que l’écologie scientifique est bâtie sur ce biais cognitif de considérer que nous sommes des éléments extérieurs à la nature.
Il n’est donc pas surprenant que les représentations du monde proposées par les scientifiques puissent différer de celles des philosophes, des croyants, ou des citoyens qui vivent la nature dans un autre contexte. Pour les uns la nature est devenue une entité virtuelle, un système gouverné par des lois, dont on essaie de percer les secrets. Pour d’autres c’est une réalité vécue avec ses incidences positives et négatives sur la vie quotidienne. C’est toute la différence entre un monde imaginé et un monde vécu, qui pose actuellement des problèmes en matière de gestion de nos relations à la nature.
Les conséquences de ce biais cognitif, sont évidentes. Si la nature a un fonctionnement autonome et que les humains sont des éléments externes à la nature, toute intervention des humains sur la nature sera considérée comme une perturbation du bon fonctionnement de la nature. Et si on applique à la nature le sophisme naturaliste selon lequel une chose est bonne parce qu’elle est naturelle, on comprend ainsi pourquoi l’écologie n’aborde les relations des humains à la nature que sous l’angle des impacts négatifs des activités humaines accusées de perturber les supposés équilibres naturels. Il ne peut en être autrement et l’écologie est ainsi devenue la science qui étudie les exactions que les humains font subir à la nature et non pas une science des relations des humains à la nature. C’est cette science qui est à l’origine de l’atmosphère anxiogène actuelle par l’accumulation des mauvaises nouvelles.
Le philosophe Alfred North Whitehead (1861-1947) a dénoncé ce qu’il appelle la bifurcation de la nature qui est la séparation imposée entre la réalité, ce qui est la nature perçue au moyen des sens vécue par les humains, et entre la nature abstraite, mathématisée, conçue par la science. Il considère que c’est l’une des principales erreurs épistémiques de la modernité. Whitehead pose, dès la Préface du Concept of Nature, que la philosophie naturelle des temps modernes est « de part en part traversée par le sophisme de la bifurcation (…) »(3). Il s’agit en réalité du risque de confondre abstrait et concret. Quant à Serge Moscovici qui ne semble pas être bien en cours auprès des philosophes de la nature, il disait quant à lui : « nous sommes passés d’une nature qui nous a fait à une nature que nous faisons ».
L’écologie qui est par essence une science qui cherche à comprendre les mécanismes à l’œuvre dans les dynamiques de la nature s’est aussi éloignée du terrain pour devenir un grand jeu informatique où l’on construit des modèles théoriques, qui prétendent rendre compte de ces dynamiques dans un monde abstrait. L’homme y figure toujours comme une externalité qui affecte la dynamique d’une nature ayant une existence intrinsèque et auto-régulée, souvent sacralisée dans la notion de nature sauvage ou des origines.
Une démarche plus pragmatique serait de considérer que les humains sont partie prenante d’une nature qu’ils co-construisent. C’est ce que proposait d’une certaine manière la géographie avec les réflexions autour de la mésologie (Pelletier 2022 (4); Berque, 2014 (5)) et de l’écologie humaine (Vernazza-Licht 2024 (6)). L’une et l’autre s’interrogent sur la relation entre l’humanité et la nature, essentiellement à partir de la relation entre les populations humaines et leur environnement. Les êtres humains interagissent avec leur « milieu » en développant des techniques, des représentations, à travers des organisations fort diverses.
A n’en pas douter une interaction plus étroite entre ces disciplines serait nécessaire pour sortir de l’écologie anxiogène qui est un obstacle pour envisager l’avenir et dégager des perspectives positives. Mais cette écologie anxiogène sacralisant la nature vierge, est la raison d’être des ONG de protection de la nature qui tirent leurs ressources d’une heuristique de la peur. De même que le système scientifico-médiatique qui fructifie sur le thème du bashing de sapiens. Ce n’est plus le spectacle d’une nature ingénieuse, merveilleuse, qui fait recette, mais celui de la désolation des paysages et de l’attrait morbide pour l’érosion de la biodiversité. Il faut ré-enchanter la nature disait aussi Moscovici. YES we Can !
Par Marie-Lan Nguyen — Travail personnel, Domaine public, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=1024934
(1) Sylvie Brunel, 2011. Géographie amoureuse du monde. Édition J.C. Lattès.
(2) Kuhn T., 1985. La Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, coll. “Champs”
(3) Alfred North Whitehead, The Concept of nature, The Tarner lectures delivered in Trinity College (Nov. 1919) (Cambridge : Cambridge Univ. Press, 1920), 141.
(4) Pelletier P., 2022. Ecologie et géographie. Une histoire tumultueuse (XIXe-XXe siècle) ; CNRS Editions
(5) Berque A., 2014, La mésologie, pourquoi et pour quoi faire ? Presses universitaires de Paris-Ouest, p. 80
(6) Vernazza-Licht, N., 2024. L’écologie humaine carrefour des disciplines ; enjeux, pratiques, perspectives. Pdf, société d’écologie humaine