Dans une Allemagne arrivée au carrefour énergétique, se voir présenter simultanément les trois couleurs d’un feu de circulation ne serait pas une injonction paradoxale. Bien au contraire, ce serait une incitation à dépasser les bornes, sans en mesurer vraiment les conséquences.
A cet égard, dira-t-on jamais assez, combien le cavalier seul du pays, s’agissant des choix opérés pour son système électrique et plus généralement pour sa politique énergétique, contraint ses voisins et même l’Europe toute entière, jusque dans les dimensions les plus stratégiques ?
Avers vert et revers gris
Gageons pourtant que le cavalier seul de la nouvelle coalition allemande dite : « feux tricolores », désormais lancé au grand galop idéologique et calendaire sur le champ de courses des renouvelables électriques (0), peinera à en surmonter les multiples obstacles.
Il ne s’agit pas moins que de tripler le rythme des nouvelles implantations éoliennes et solaires dans un pays déjà champion de l’exercice, les cibles visées – in fine – donnent le vertige.
Même avec l’appui contraint de ses voisins interconnectés, qui devront absorber les excès des maxi-bouffées que produiront des flottes éoliennes et solaire PV, largement surdimensionnées par rapport aux besoins instantanés du pays, des situations périlleuses sont à augurer.
On comprend mieux l’insistance de l’Europe, sous influence allemande, et sous couvert d’une meilleure fluidité des marchés de l’électricité, à vouloir augmenter les capacités des interconnexions électriques transfrontalières existantes, que les bouffées précitées satureraient rapidement, des situations déjà rencontrées périodiquement dans la configuration actuelle.
Symétriquement, des interconnexions plus largement dimensionnées permettraient un « secours » plus effectif de l’Allemagne dans la gestion des inévitables « undershoot » renouvelables, dans l’hypothèse, très probable (voir infra), où les moyens pilotables du pays se trouveront notablement sous-dimensionnés.
En effet, outre que cette nouvelle coalition allemande acte la sortie définitive du nucléaire en 2022 (ruinant définitivement de vaines illusions rationnelles), elle vise 80% d’électricité renouvelable dès 2030, c’est-à-dire demain. L’abandon du charbon est également « souhaité », dès 2030, mais qui le croit, alors que le pays s’appuie encore largement sur ce mode de production pilotable (1), pour produire l’électricité en base et compenser les intermittences, assurant ainsi la sécurité (fréquence, tension) du réseau.
A part nos écologistes hexagonaux qui saluent sans nuance les résultats de l’Energiewende, pourtant si peu probants s’agissant de la réduction des émissions de GES, surtout si on met en regard les colossales dépenses consenties, certains regardent déjà avec appréhension cet emballement idéologique, en train d’échapper à ses créateurs ?
Désormais, une part importante d’Allemands (si l’on en croit de récentes enquêtes d’opinion (2)), aurait basculée dans le scepticisme quant à la pertinence de tels choix, redoutant de voir leurs paysages se couvrir encore davantage de mâts éoliens, de champs PV et de lignes THT. Mais, comme en France, les contentieux ne questionnent que très rarement les fondements de telles politiques (dont l’abandon rapide du nucléaire), seulement leurs modalités de mise en œuvre, le syndrome NIMBY nourrissant le gros des plaintes.
L’heure pleine du gaz
Les stockages-destockages d’énergie restant encore embryonnaires, sans qu’on entrevoie la moindre rupture technologique financièrement accessible, la débauche annoncée de nouvelles implantations renouvelables ne changera guère la donne, et il faudra impérativement compenser le retrait des unités charbon et nucléaire par de nouveaux moyens pilotables.
C’est donc au gaz naturel qu’on fera appel, un schéma ourdi de longue date, comme en atteste l’appui escompté sur le gazoduc Nord Stream 2 (NS 2), désormais totalement achevé (qui double la capacité de NS 1 mis en service en 2011), mais qui continue de défrayer la chronique.
Cette politique gazière, qui accroit encore la déjà grande dépendance énergétique de l’UE vis-à-vis de la Russie (3) est mise en cause par d’autres pays européens, ainsi que par les USA dont les préoccupations mercantiles sous-jacentes (offre d’exportation de shale gas par méthaniers), ne trompent guère.
Actuellement, la mise en exploitation de NS 2 n’est retardée que par des considérants politico-financiers, extra-techniques donc, et à cet égard, on peut voir ce décalage comme un baroud d’honneur, totalement insincère et surjoué, pour bien montrer à l’opinion européenne et même mondiale, qu’il s’agit d’un contrat équilibré et qu’en l’occurrence, la Russie (fournisseur) devrait se plier au bon vouloir de l’Allemagne (client).
Après un blocage américain durant l’ère Trump (embargo sur les entreprises participant à la construction), puis un assouplissement relatif sous Biden, qui a permis l’achèvement du chantier, ce sont désormais des désaccords germano-allemands, au sein de la nouvelle coalition, qui expliqueraient ces atermoiements. Pourtant, il est impensable que ce point d’importance n’ait pas été spécifiquement traité dans l’accord de gouvernement « Feux Tricolores ».
Malgré le contexte de fortes tensions à la frontière Russo-Ukrainienne, qui vient à nouveau de transformer la mise en service de NS 2, en arme politique aux mains des occidentaux, la péripétie actuelle, devrait malgré tout s’achever par la mise en service prochaine de NS 2.
En conséquence, on peut donc augurer, sans grand risque d’erreur, un programme de développement massif et accéléré de construction d’unités CCgaz (4) en Allemagne, ce qui fera l’affaire de ses industriels du secteur, Siemens au premier rang, d’autant que leur zone de chalandise pourrait bien s’élargir rapidement (voir infra).
Sur ce même front du gaz naturel, l’Allemagne pousse fort pour qu’il soit reconnu comme énergie de transition et qu’à ce titre, si besoin par un artifice réglementaire, il soit inclus dans la « taxonomie verte » européenne.
Dans la pseudo-logique allemande, le gaz, dont la combustion émet beaucoup de CO2, permet d’accélérer la sortie du charbon et du lignite, encore plus émetteurs (et beaucoup plus pollueurs) et à ce titre il mérite bien un ruban vert…Pourtant, ce qui est naturel, comme le gaz, n’est ni automatiquement vert, ni forcément vertueux, une forme industrielle de relativisme, qui semble pourtant recueillir un large assentiment européen.
Asymétriquement, le nucléaire, pourtant non émetteur de CO2, se voit refuser l’accès à ce processus de soutien des « investissements verts », par ces mêmes Allemands et leurs habituels affidés (5).
Et pendant ce temps-là, en France, …
Sur ces sujets gaziers d’importance, on note le silence assourdissant de l’Exécutif français, lequel ne veut pas insulter un avenir qui se dessine, même si la PPE actuelle (2018-2023) exclut la construction de nouveaux CCgaz (6), tout en prévoyant toujours l’arrêt de 12 réacteurs nucléaires de 900 MWe d’ici 2035 (en sus des 2 déjà mis hors-jeu à Fessenheim).
Le recours à d’autres moyens pilotables pour les remplacer n’est pas acté à date (hors l’EPR de Flamanville et les annonces imprécises de relance du nucléaire ), mais nécessité faisant loi, c’est bien sur des CCgaz qu’il faudrait se reposer, le gaz russe, redispatché par l’Allemagne, étant l’une des sources d’approvisionnement possibles (7) pour alimenter ces gourmandes nouvelles unités. D’ailleurs ENGIE, grand acteur gazier, malgré une image verte, n’est-il pas l’un des financeurs de NS 2 ?
La France pourrait donc continuer à suivre son sempiternel modèle énergétique allemand, alors que la donne nationale est toute autre et que d’autres choix sont évidemment possibles. En effet, la longue léthargie dans laquelle on a plongé l’outil de construction nucléaire, peut faire craindre un réveil moins dynamique qu’escompté et des durées de construction importantes pour les (éventuels) nouveaux réacteurs, délais incompatibles avec des besoins en électricité, boostés par les nouvelles politiques bas carbone.
Les opposants au nucléaire (a fortiori à son renouveau) manient déjà l’argument : « trop cher, trop tard », si bien que la construction de CCgaz, meilleur marché (au MWe installé) et plus rapides à mettre en lice, deviendrait nécessaire, comme en Allemagne et comme en Belgique (voir infra).
Reste qu’on ne change pas si facilement de portage et que si l’érection de CCgaz est présentée comme rapide (5 ans, quand les autorisations sont obtenues), il faut prévoir la lourde logistique amont (pipes, stockages), la consommation de ces machines n’étant pas marginale à l’échelle d’un réseau.
Ainsi, vouloir s’appuyer plus franchement sur les CCgaz, conduirait à d’importants réaménagements d’infrastructures, avec les inévitables contestations afférentes.
Et pendant ce temps-là, en Belgique…
A son tour et pour les mêmes raisons que l’Allemagne, la Belgique se trouve elle aussi contrainte à recourir massivement au gaz (via la construction de plusieurs CCgaz) pour compenser l’arrêt des dernières unités nucléaires (Doel 4, Tihange 3) qu’ENGIE ne souhaite plus continuer à exploiter au-delà de 2025. En cause, l’absence de perspective pour le nucléaire dans le pays, faute de soutien politique, mise en regard des investissements qu’il faudrait réaliser pour une mise aux normes de sûreté (en gros, l’équivalent par réacteur de ce que la France y consacre lors du « grand carénage »).
La Belgique pourrait donc devenir un double client pour l’Allemagne qui fournirait les CCgaz et accentuerait encore son rôle de dispatcher européen de gaz russe, service loin d’être gratuit, on peut l’imaginer.
Mais, malgré les messages faussement rassurants des anti-nucléaires, on ne construit pas des CCgaz d’un claquement de doigt et dans l’intervalle, le pays, certes très interconnecté, compte sur les importations pour satisfaire ses besoins. C’est pourtant un calcul bien risqué, alors que toute l’Europe de l’Ouest diminue drastiquement ses flottes pilotables charbonnières, mises au ban par l’opinion pour leur impact climatique, et dont les coûts sont grevés par une taxe carbone qui s’envole.
Quant à s’appuyer sur la France, outre l’arrêt des 2 réacteurs de Fessenheim, déjà mentionné, sa flotte nucléaire est entrée dans une longue période de mise aux nouvelles normes de sûreté, situation qui conjuguée à la crise Covid, conduit à un bas historique en disponibilité.
Par ailleurs, la France s’est aussi départie de ses dernières unités charbon (à l’exception de Cordemais, sur l’estuaire de la Loire, vitale pour l’alimentation de la Bretagne) et pour l’ensemble des raisons dites, se trouve très largement sous-dimensionnée aux pointes de consommations, lesquelles sont largement synchrones avec les pics belges.
Conjoncture et conjecture
La poussée actuelle sur les prix du gaz, pour préoccupante et inédite qu’elle soit, reste considérée comme conjoncturelle (reprise économique post stagnation covid, stocks trop bas qu’il faut reconstituer, tensions avec la Russie,…) et ne devrait pas infléchir les linéaments précédemment décrits qui traduisent des évolutions de long cours, en faveur du gaz naturel « moindre mal, voire mal nécessaire » aux yeux des mouvements « verts ».
(1) C’est construire en huit ans ce qui a été installé en vingt ans. C’est faire passer la part des EnRs dans la consommation d’électricité à 80 % d’ici à 2030, ce qui correspond à doubler la production renouvelable (600 TWh de production pour 300 TWh aujourd’hui). C’est aussi viser 200 GW de solaire au lieu de 54 GW aujourd’hui et accepter de consacrer 2 % du territoire allemand à l’éolien terrestre…. !!
(2) En Allemagne, le charbon (désormais totalement importé ) + le lignite (extrait localement) ont encore représenté 27% de la production électrique au premier semestre 2021
(3) Institut Allensbach, Institut Civey enquêtes réalisées au premier semestre 2021
(4) On le sait moins, la Russie est également le premier fournisseur de l’Allemagne pour le pétrole et de charbon (dont le pays n’est plus extracteur, mais exclusivement importateur). La Russie assure 40 % de l’approvisionnement gazier de l’UE, un bras de levier stratégique considérable.
(5) Le groupe des cinq : (pas comme musique !) : Autriche, Danemark, Luxembourg, Portugal, Allemagne (n’y figurent plus : les Pays Bas et l’Espagne).
(6) CCgaz : Unité de production d’électricité utilisant le principe du cycle combiné (turbine à combustion + turbine à vapeur) et brûlant du gaz.
(7) à l’exception de l’Unité CCgaz de Landivisiau (construit par Siemens pour Total) 450 MWe, qui devrait démarrer début 2022, destinée à compenser, en partie, le déficit électrique de la Bretagne.
(8) Approvisionnement gazier français : la Norvège (36 %), la Russie (20 %), les Pays-Bas (8%), le Nigéria (8 %), l’Algérie (7%), le Qatar (4 %).
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Merci Gérard Petit pour votre analyse sans concession et qui démontre parfaitement l’illusion allemande d’une électricité tout « renouvelable ». Je pense que nous ne devrions pas attendre bien longtemps pour voir un retournement obligé par les faits qui s’imposeront aux politiques, fussent-ils tricolores : coûts exorbitants, impossibilté technique de maintenir l’équilibre du réseau, difficulté à répondre aux exigences climatiques, conflits géopolitiques avec la Russie, révolte des industriels et des particuliers …. Malheureusement la France aura peut-être perdue la partie si elle ne parvient pas à redynamiser sa filière nucléaire et en grande partie à cause de l’Allemagne, l’abandon du projet EPR par l’Allemagne (Siemens) contribua largement aux difficultés de lui-ci !
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