Le 13 juin en Suisse auront lieu cinq votations : une initiative sur l’eau potable propre et une alimentation saine, une pour l’interdiction des pesticides, une sur la loi Covid 19, une pour la loi CO2, une sur la loi fédérale sur les mesures policières de lutte contre le terrorisme (MPT) (1). A cette occasion, The European Scientist a pu interviewer Michel de Rougemont, un ingénieur chimiste suisse, expert sur plusieurs de ces sujets. Docteur en science et technologie de l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne et ancien élève de la Harvard Business School, Advanced Management Program, depuis 1975, Michel de Rougemont a occupé des postes variés en développement de procédés et en production chimique en Suisse, France, Espagne et États-Unis pour Ciba-Geigy. De 1991 à 2001 il est membre de la direction générale de la division protection des plantes comme directeur du département Production et Technologie, puis responsable de l’intégration de ce secteur lors de la fusion Novartis ; ensuite il est Directeur de la région Europe de l’Ouest de Novartis Crop Protection. Il a aussi présidé de 1994 à 2003 le conseil d’administration de SF-Chem, société de chimie fine et de base. Il s’est établi comme consultant indépendant dès 2002 ; il a entre-autre dirigé MYCOSYM, une start-up dédiée aux inocula mycorhize, bio-stimulants pour les plantes. Enfin monsieur de Rougemont est auteur des livres « Réarmer la raison », 2017, et de l’essai « Entre hystérie et négligence climatique », 2019 et éditeur des sites about-biocontrol.mr-int.ch, climate.mr-int.ch, blog.mr-int.ch et contribue régulièrement dans nos colonnes.
The European Scientist : Comment se porte l’agriculture suisse ? Quels sont les enjeux auxquels font face vos agriculteurs ?
Michel de Rougemont : L’agriculture suisse approvisionne les besoins alimentaires du pays pour 48% de ses besoins seulement. De plus, les besoins en fourrage et autres aliments pour animaux sont aussi couverts à 50% environ par des importations. Elle n’occupe directement que 3.1 % de la population active mais ne contribue que pour 0,7 % au produit intérieur brut (PIB) du pays. Certains secteurs de haute valeur, le vignoble en particulier, sont économiquement rentables. Pour les autres, surtout en montagne, les conditions agronomiques, et un niveau général de coûts très élevés rendent impossible la survie économique des exploitations sans soutien financier direct et protection vis à vis des importations. Mais au-delà de sa tâche productive il est reconnu que l’agriculture fournit des prestations environnementales et de maintien du territoire. Ces conditions particulières rendent aussi difficiles les négociations d’accords commerciaux avec des pays étrangers. De ce point de vue, l’agriculture est une pierre d’achoppement pour notre industrie d’exportation qui assure une balance commerciale positive de 5% du PIB.
Du point de vue des agriculteurs, leur enjeu majeur est leur survie. Pour le public en général, l’agriculture est respectée mais aussi accusée d’être trop intensive, accusation provenant surtout des milieux urbains. Elle a un poids politique bien supérieur à son impact économique et sa démographie.
TES. : Deux votations concernant le secteur agro-industriel vont avoir lieu prochainement. Pouvez-vous nous nous présenter celles-ci et nous rappeler quels sont les enjeux de ces consultations citoyennes ?
MDR.: Il s’agit de deux initiatives populaires souhaitant modifier la constitution. L’une prescrit l’interdiction de l’utilisation des pesticides de synthèse ainsi que l’interdiction de l’importation de denrées alimentaires en contenant ou pour la production desquelles ils ont été utilisés. La mise en œuvre doit être accomplie dans un délai de dix ans. L’autre, intitulée « Pour une eau potable propre et une alimentation saine », vise à quelque chose d’équivalent en interdisant tout paiement direct de soutien à un producteur qui ne démontrerait pas que sa production a été faite sans pesticides. Ce texte contient aussi un article interdisant l’emploi d’antibiotiques à titre prophylactique dans l’élevage. Un délai transitoire de huit ans et donné.
L’enjeu est donc de convertir l’entier de l’agriculture du pays au « biologique ». Des changements structurels importants en résulterait car certaines cultures importantes deviendraient impossibles à conduire (betterave à sucre) et d’autres trop coûteuses et risquées (pomme de terre). Les prix augmenteraient fortement s’il ne fallait importer que du « bio ». Déjà faible aujourd’hui, l’autosuffisance en pâtirait encore plus.
Notre système législatif donne au peuple souverain et aux cantons le pouvoir de modifier la constitution. Tout changement proposé par le Parlement est soumis au vote mais aussi des textes précis qu’au moins 100 000 citoyens auraient signés. Il n’y a pas de tribunal constitutionnel supérieur comme en France, en Allemagne ou aux USA pour les invalider, y apporter des aménagements ou des interprétations. C’est donc du sérieux, qui doit durer plus longtemps que la législature d’une majorité, et qu’il est impératif de mettre en œuvre, même si parfois des élans bizarres font qu’il faille voter sur des textes bizarres (p.ex. l’interdiction de la construction de minarets).
Un fossé ville-campagne est aussi notoire. Il n’est pas impossible que l’une ou l’autre des initiatives soit adoptée à la majorité du vote populaire, mais pas à celle des cantons, auquel cas elle serait tout de même rejetée. Les petits cantons sont plutôt agricoles et chacun a la même voix que Zurich ou Genève avec une fraction de la population.
Que l’une, l’autre ou les deux initiatives soient adoptées impliquerait des modifications profondes pour nos campagnes dont il n’est pas possible d’estimer la portée. J’hésite à les caractériser de bizarre mais cela s’en approche, surtout à cause de leur idéologie écologiste.
TES. : Des suisses de l’ETH Zurich ont étudié la chimiophobie (peur de la chimie ). Pensez-vous que ces deux initiatives soient liées à ce phénomène de société ?
MDR.: Cela ne fait aucun doute. Le discours lancinant d’un environnement dégradé et d’un empoisonnement général finit par porter ses fruits, même si ces derniers sont avariés. Alors que les méthodes agronomiques ne font que de s’affiner et que les risques auxquels la population et l’environnement sont exposés ne cessent d’être diminués, un stéréotype chimiophobe s’est installé. Ironiquement, le secteur exportateur le plus important du pays est celui de la pharmacie et de la chimie. Ce n’est pas la première fois que l’on haït son nourricier.
Une des causes de cet état d’esprit est la vaste ignorance dans ce domaine et la peur qu’inspirent les cours de chimie au secondaire où les profs croient intéresser leurs élèves en s’amusant avec mauvaises odeurs, explosions et transformations phénoménales. Ces peurs teintées d’ignorance ne sont toujours pas loin de l’accusation de sorcellerie, même au 21ème siècle.
TES. : Pensez-vous que l’agriculture bio puisse continuer de se développer jusqu’à supplanter l’agriculture conventionnelle, étant donnée son succès dans l’opinion ?
C’est là un des points critiques de ces initiatives que de laisser croire que le « bio » soit la solution. En comparaison internationale notre pays est un champion du bio. Son succès dans l’opinion est mesuré par des sondeurs mais la preuve est dans le vrai gâteau : la part de marché du « bio » en Suisse n’est que de 10,3%.
Les 16,7% des exploitations agricoles et le 16,2% des terres sont certifiés « bio », avant tout en agriculture de montagne (lait, viande). Depuis le temps que cela est en train, ces chiffres ne varient plus très fortement. Il y a aussi des exploitations qui abandonnent leur certification car les contraintes sont énormes.
Vous aurez remarqué que j’insiste sur l’usage de guillemets autour du qualificatif « bio », car cela ne l’est pas. En effet, dans la liste des intrants autorisés figurent des produits indispensables mais de synthèse comme les composés cuivrés (sulfate, oxychlorure) ou le soufre, sous-produit de la pétrochimie. Sans eux pas de vigne, peu ou pas de pommes de terre. Les pesticide « bio » ont la vocation de nuire aux insectes et aux microbes pathogènes, ils n’ont donc rien de plus bénin que les autres, ni pour la santé ni pour l’environnement.
Supplanter l’agriculture conventionnelle : c’est à cette dernière de se développer en démontrant l’innocuité de ses pratiques, ce qu’elle fait mais encore faudrait-il que les oreilles se débouchent. Il lui faudra aussi développer des plantes toujours mieux adaptées à leur milieu, même si ce milieu voit ses conditions climatiques changer. Par un principe incompréhensible, le « bio » interdit les modifications génétiques et l’édition du génome de plantes. C’est pourtant par de tels moyens que les nécessaires adaptations et progrès pourront se réaliser.
Dans un pays comme la Suisse il y a des gens qui croient leur richesse éternellement due et qui leur rend possible de se payer telle aventure exclusive. On pourra donc laisser le vilain « non bio » aux pauvres damnés du reste de la Terre.
TES. : Si ces deux initiatives venaient à l’emporter quelles seraient les conséquences ?
MDR.: Comme indiqué précédemment, les conséquences sont en grande parties imprévisibles, mais structurellement et démographiquement majeures.
Après la fin des restrictions de la dernière guerre, au début des années cinquante, une étude fut menée pour évaluer les voies que l’agriculture suisse pourrait prendre. Une des propositions fut de renoncer aux cultures intensives et de mettre le pays au lait/fromage et à l’élevage, avant tout de moutons demandant peu de ressources, avec aussi maraîchage et arboriculture pour les cultures pouvant être conduites de manière concurrentielle avec l’étranger. Le souvenir de la récente disette et de la mise en culture des parcs et jardins dans tout le pays avait fait rejeter cette voie-là.
Le seul pays ayant procédé à une reconversion radicale de son agriculture est la Nouvelle Zélande qui, dans les années huitante, a cessé d’y octroyer des subventions ou autres paiements. Cela fut un succès. Les circonstances ne sont pas les mêmes, mais il faudra qu’un jour une telle voie soit remise en discussion en Suisse.
TES. : Une autre votation aura lieu sur le climat. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
MDR.: Il s’agit d’une loi sur le CO2 que le Parlement a adoptée l’automne passée. Une demande de référendum a abouti avec la signature de plus de 50 000 citoyens. Il y a deux types d’opposants : les écolos-climatistes radicaux qui la trouvent trop timide et d’autres qui la trouvent exagérée.
Les deux entérinent la doxa de l’urgence climatique en attribuant au CO2 la vertu de mettre le climat sous contrôle. Ses éléments sont la taxation, une des plus chères au monde qui passerait de 96 à 216 Fr par tonne de CO2, une accise de 12 cts par litre d’essence et de diesel, une taxe sur les billets d’avion et la participation à un schéma de certificats d’émission échangeables mais dont 75% doivent être utilisés dans le pays.
C’est la première et probablement la seule fois au monde que la question climatique est débattue à l’échelle des atomes formant la base démocratique, les citoyens. Malheureusement cela se limite à une bataille de boutiquiers, les uns devant vider leurs poches pour en remplir d’autres et vice versa. La raison d’être de cette loi, l’appel à l’urgence climatique et l’efficacité climatique des mesures proposées, n’est même pas débattue, ce serait trop hérétique.
Ce même 13 juin on votera aussi une loi sur des mesures contre le terrorisme dont on peut craindre que sous ce couvert, des pratiques autoritaires et liberticides puissent s’établir. Il y a aussi une loi Covid-19 qui devrait entériner les mesures de soutien d’ores et déjà initiées mais qui établit un état d’exception que les opposants jugent inutiles et démocratiquement dangereux.
Il est très rare qu’une journée de votations fédérales (il y en a quatre par année) concerne autant d’objets si critiques. On notera que pesticides, climat, covid et terrorisme sont tous des thèmes pour lesquels l’exploitation de la peur, réelle ou fantasmée, permet de demander l’inimaginable et de conclure des pacte faustiens ou mafieux : je te donne ordre et rédemption, tu me cèdes ton libre arbitre et des bribes de libertés, donc toute ma liberté.
TES. : Dans un pays comme la France et d’autres pays européens, certains regardent avec des yeux de Chimène la démocratie semi-directe à la Suisse. Pensez-vous que ces types d’initiatives ou il faut un minimum d’expertise, sont des exemples qui plaident en faveur du système ou pensez-vous qu’elles en illustrent les faiblesses ?
MDR. : Chimène aimait-elle en connaissance de cause ? Ce système est bien plus complexe qu’on ne le croit. Ses modalités d’application aussi. Il repose fondamentalement sur la primauté du citoyen et celle des cantons qui ont formé la Confédération. Il serait impossible sans ce principe bien ancré dans les esprits. Et pourtant, à chaque occasion il y a une voix, collectiviste ici, faussement pragmatique là, qui susurre que le gouvernement central devrait régler plus de choses puisqu’elles sont communes. La fameuse subsidiarité n’est demandée qu’à la périphérie ; une fois élu à la capitale elle s’oublie vite. N’en est-il pas de même avec Bruxelles ?
À la question de l’expertise nécessaire il faut répondre qu’elle ne l’est pas. L’exercice de la démocratie n’est pas une recherche d’excellence bureaucratique ni de la victoire de l’arrogance rhétorique. Le politicien, législateur ou gouvernant, n’est compétent qu’en très peu de choses mais doit néanmoins faire des choix et décider dans beaucoup d’incertitude et d’ignorance à la fois. Il en est de même pour le citoyen qu’il ne faut pas considérer avec une condescendance élitaire. La qualité de la campagne et des débats aura une grande importance, ça ne s’apprend qu’à la longue et reste toujours peu satisfaisant. La démocratie n’a pas l’objet de découvrir la vérité mais de participer à des choix. Le privilège du politicien est de pouvoir proposer, celui du souverain de décider. En Suisse, par le droit référendaire chacun est qualifié pour faire des propositions et en accepter ou réfuter d’autres.
L’immense avantage de ce système est l’épée de Damoclès que représente ce droit d’initiative constitutionnelle et de référendum sur les milieux politiques, Conseil fédéral (collège gouvernemental de sept membres) et les deux chambres du Parlement. Dès la première discussion à propos de n’importe quel sujet, ces milieux savent qu’il leur faudra trouver une solution qui soit capable de convaincre une bonne majorité. Si vote il y a, ni le gagnant ni le perdant n’est jamais une personne, car cela concerne l’objet en question et non la personne qui pose la question. Tout ça paraît bien peu flamboyant mais assure qu’une fois les décisions prises on n’y reviendra pas de sitôt, et que la mise en œuvre se fera, car vraiment légitime.
Cela n’empêche pas le peuple de se tromper et de voter à l’envers de l’intérêt du pays. Il arrive alors de revoter plusieurs fois sur le même sujet –l’immigration, le vote féminin ou l’adhésion à l’ONU – surtout là où les majorités sont minces et volatiles.
On croit ce système plus lourd et plus lent. Au vu du développement d’un pays sans ressources autres que les eaux des rivières et qui était l’un des plus pauvres d’Europe jusqu’au milieu du 19è siècle, j’ai peine à penser que les alternatives soient meilleures.
(1) https://www.admin.ch/gov/fr/accueil/documentation/votations/20210613.html
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