Dans un article précédent, nous avons vu que les études épidémiologiques prospectives sur la santé des agriculteurs (cohortes AHS aux USA, et Agrican en France), censées être les plus fiables, donnent des résultats globalement très rassurants pour la très grande majorité des cancers : seules 3 formes de cancer montrent des incidences supérieures à la normale, et on n’observe aucune surmortalité. Toutefois, les mécanismes de la recherche font que ces résultats rassurants ne sont pas analysés de façon assez approfondie par les épidémiologistes pour se prononcer sur l’absence de risque, comme l’exige le principe de précaution. Il serait donc nécessaire que les agences sanitaires, dont c’est le métier, réalisent des analyses complémentaires dans ce but, plutôt que de synthétiser simplement les résultats des publications scientifiques, qui par nature se focalisent sur les rares résultats significatifs suggérant un risque.
Nous nous pencherons maintenant sur les trois formes de cancer (cancers des lèvres et de la prostate, et myélome multiple), pour lesquels ces études prospectives signalent de façon convergente un excès significatif d’incidence chez les agriculteurs. Aucune de ces trois formes de cancer n’est actuellement classée comme maladie professionnelle des agriculteurs, mais les responsables de la cohorte Agrican militent pour l’inscription rapide des deux derniers cités. C’est logique, mais nous allons voir qu’il reste encore quelques questions à éclaircir sur ces deux pathologies, si on ne veut pas se retrouver dans la même impasse qu’avec le lymphome non-hodgkinien : cette forme de cancer a été classée en 2015 comme maladie professionnelle des agriculteurs exposés aux pesticides, mais trois ans après ce classement l’INSERM se déclare incapable de chiffrer le nombre de victimes potentiellement indemnisable…voire de démontrer qu’il y a réellement des cas en excès chez les agriculteurs[1].
Le cancer des lèvres : pas un bon sujet ?
Curieusement, le cancer des lèvres est de loin celui dont l’excès chez les agriculteurs est le plus élevé… mais aussi celui dont on parle le moins ! Son incidence chez les agriculteurs utilisateurs de pesticides est à peu près le double de celle de la population générale, aussi bien en France qu’aux USA (au moins en Caroline du Nord) :
Tableau 1 : Incidences standardisées (moyenne et intervalle de confiance à 95%) du cancer des lèvres chez les agriculteurs utilisateurs de pesticides dans les deux grandes cohortes prospectives d’agriculteurs : Agrican (France) et AHS (USA : * Iowa ** Caroline du Nord). Exemple de lecture : il y a un excès significatif de 97% (Incidence standardisée = 1,97) dans la cohorte AHS en Caroline du Nord.
Nous avons vu plusieurs fois dans notre article précédent que, pour beaucoup de cancers, les mortalités standardisées sont nettement inférieures aux incidences standardisées. Est-ce le cas pour le cancer des lèvres ? Impossible de le savoir : en ce qui concerne la mortalité, il a été regroupé avec les autres cancers de la cavité buccale (bouche et pharynx), aussi bien dans Agrican que dans AHS. Comme ceux-ci sont essentiellement causés par le tabac, et que les agriculteurs fument moins que la population générale, leur mortalité pour l’ensemble de ces cancers de la bouche est très inférieure à la moyenne (-66% aux USA, -49% en France, significatif dans les deux cas), ce qui masque la surmortalité probable due au cancer des lèvres. Pourquoi ce regroupement avec les cancers de la cavité buccale, qui n’a aucun sens sur le plan épidémiologique ? Il est à craindre que l’on retrouve une fois encore un effet du tropisme des publications scientifiques pour les résultats statistiquement significatifs : les décès sont, fort heureusement, beaucoup moins nombreux que les cas de cancers. En conséquence, l’incertitude sur les mortalités est nettement plus forte que sur les incidences… et les publications sur la mortalité, dans les deux cohortes, ont regroupé les pathologies voisines, pour augmenter leurs chances d’avoir des résultats significatifs. C’est ainsi que l’on en arrive à occulter la mortalité de la forme de cancer la plus en excès chez les agriculteurs, et, de façon plus générale, les discordances entre incidence et mortalité. Nous verrons pourtant à propos du cancer de la prostate que ces discordances sont un vrai sujet scientifique qui mériterait d’être approfondi.
Faute de résultats sur la mortalité, les incidences du cancer des lèvres chez les agriculteurs devraient suffire pour en faire l’alerte sanitaire prioritaire. Pourquoi n’est-ce pas le cas ? On touche ici au biais principal de l’interprétation de ces études de cohorte : elles sont clairement menées pour identifier des effets des pesticides, et non pour enquêter de façon neutre sur les problèmes de santé spécifiques aux agriculteurs. Or l’excès de cancer des lèvres est un phénomène déjà observé dans d’autres professions de plein air comme les cantonniers ou les marins-pêcheurs. Il est généralement attribué à l’exposition au soleil, donc ce n’est pas un « bon » sujet pour Agrican… Résultat : aucune communication pour la prévention chez les agriculteurs de ce cancer, pourtant facilement évitable si on faisait un effort minimal de sensibilisation.
Cancer de la prostate : des résultats très cohérents, mais à éclaircir
Le cancer de la prostate fait l’objet de beaucoup plus de communication, au point que l’équipe Agrican commence à poser les jalons pour le faire classer à son tour comme maladie professionnelle associée à l’exposition aux pesticides. F. Lebailly, le coordinateur de la cohorte, expliquait récemment : « Clairement, il n’y a aucune raison scientifique que le cancer de la prostate lié à l’utilisation de phytos n’ait pas un tableau [au classement des maladies professionnelles agricoles] »[2]. Il y a certes des éléments pour cela, puisque l’excès d’incidence chez les agriculteurs est significatif et très voisin dans les deux grandes cohortes : + 20% environ. Mais quelques études complémentaires seraient peut-être utiles, quand on constate que les résultats des deux cohortes sont tout aussi cohérents sur la mortalité… mais en sens inverse !
Tableau 2 : incidences et mortalités standardisées du cancer de la prostate dans les principales cohortes prospectives sur la santé des agriculteurs[3]. Les résultats sont très cohérents : à chaque fois, on observe certes un excès d’incidence chez les agriculteurs utilisateurs de pesticides… mais aussi une mortalité plus faible que dans la population générale ! Des résultats qui peuvent s’expliquer par une meilleure santé des agriculteurs… mais aussi par un dépistage plus précoce chez eux, ce qui n’aurait rien d’étonnant vu les soupçons exprimés depuis longtemps sur cette maladie. De plus, l’excès d’incidence est aussi fort (voire plus) chez les agriculteurs non-utilisateurs de pesticides. Quelques études complémentaires paraissent donc nécessaires avant de classer le cancer de la prostate comme maladie professionnelle des agriculteurs… et surtout pour démontrer son lien avec l’exposition aux pesticides !
La mortalité des agriculteurs par ce cancer est en effet significativement inférieure à celle de la population générale dans les deux cohortes, également de 20%. On observe exactement les mêmes tendances dans la cohorte britannique PUHS (les résultats y sont non significatifs en raison des effectifs plus faibles de cette cohorte, et de sa durée de suivi plus courte, mais vont bien dans le même sens). Cette discordance entre incidence et mortalité, surprenante mais bien établie statistiquement, aurait dû susciter depuis longtemps des études spécifiques pour en comprendre les causes. En effet, elle implique que les cancers de la prostate diagnostiqués chez les agriculteurs ont un bien meilleur pronostic que ceux du reste de la population. C’est peut-être dû au fameux effet « travailleur sain » déjà évoqué dans notre article précédent, mais dont nous avons vu qu’il est bien difficile à mettre en évidence dans Agrican. Mais il y a une autre explication tout aussi plausible, en particulier pour ce cancer dont la détection est connue pour être très influencée par le dépistage : il a été démontré sur la population générale que, si le pronostic du cancer de la prostate s’est fortement amélioré depuis une vingtaine d’années, c’est en partie grâce à un dépistage plus précoce[i]. Sachant que les soupçons sur un excès de cancers de la prostate chez les agriculteurs sont récurrents depuis 20 ans, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que les agriculteurs se fassent dépister plus volontiers que la population générale (et que les médecins de la Mutualité Sociale Agricole les y incitent). Cela pourrait expliquer à la fois l’incidence standardisée apparemment plus forte, et la mortalité standardisée plus faible, que l’on observe dans les deux études de cohorte. Cette hypothèse, tout-à-fait plausible, pourrait-être vérifiée selon la méthode que l’INVS a appliquée dans son étude déjà citée : en comparant les stades cliniques moyens lors de la détection de la maladie, chez les agriculteurs et dans la population générale. Nous ne doutons pas que l’équipe Agrican aura la sagesse de procéder à cette vérification avant de faire inscrire ce cancer au tableau des maladies professionnelles…ne serait-ce que pour prévoir le nombre de victimes potentielles !
Si cette vérification confirme qu’il y a réellement un excès de cancer de la prostate chez les agriculteurs, il restera encore une étape à franchir pour son classement en tant que maladie causée par l’exposition aux pesticides. Certes, certains résultats de la cohorte AHS font état d’association positive avec certains insecticides organochlorés et organophosphorés[4]. Mais, pour l’instant les données Agrican ne vont pas franchement dans ce sens : le dernier bilan des incidences dans la cohorte Agrican trouve certes un excès significatif de cancer de la prostate chez les agriculteurs (+9%)…mais l’excès est encore plus fort chez les non-utilisateurs de pesticides ! (+27%, un résultat certes non significativement différent de celui des utilisateurs de pesticides, mais significativement supérieur à celui de la population générale). D’après l’Inserm, cela s’expliquerait sans rire par « le rôle de risques divers, tels qu’une exposition indirecte ou secondaire aux pesticides appliqués sur les cultures ou les animaux, et lors de la manipulation de grains ou de foin »… Le raisonnement rappelle un jeu célèbre : « Pile, je gagne ; face tu perds » : quand on trouve une incidence supérieure à 1 chez les utilisateurs de pesticides, cela prouve qu’ils provoquent des cancers ; quand on la trouve chez des non-utilisateurs des pesticides, cela démontre qu’ils ont été contaminé de façon cachée par les pesticides… Certes, c’est une explication possible, mais pas franchement la plus simple ! D’autant moins que ce résultat « qui dérange » n’est pas isolé : une méta-analyse américaine, portant cette fois sur les études cas-témoin à propos du cancer de la prostate, a trouvé une liaison significative, mais négative, avec l’exposition aux pesticides[5]. D’après cette méta-analyse, les agriculteurs utilisateurs de pesticides ont un risque de cancer de la prostate significativement réduit de 32% par rapport à ceux qui n’en utilisent pas. Certes, la significativité statistique de cette étude est sujette à caution, car elle ne regroupe que 4 études, avec d’assez faibles effectifs. Mais en tout cas elle démontre que c’est aller un peu vite en besogne que d’affirmer que les pesticides sont les seuls responsables dans l’excès d’incidence de ce cancer chez les agriculteurs, même dans les études cas-témoin qui sont les principaux « témoins à charge » du procès des pesticides.
Le cas du myélome multiple et des lymphomes non hodgkiniens
Le myélome multiple (MM) devrait logiquement être la maladie la plus préoccupante d’après les enquêtes prospectives. En effet, l’incidence standardisée de cette maladie est significativement supérieure à 1 chez les utilisateurs de pesticides dans la cohorte Agrican, et dans la cohorte AHS (tout au moins en Caroline du Nord, pas dans l’Iowa). De plus, dans Agrican, c’est une des rares maladies pour lesquelles l’incidence standardisée est supérieure chez les utilisateurs de pesticides (+49%, significatif), par rapport aux non-utilisateurs (-2%, non significatif). Cette maladie justifierait donc une vigilance scientifique toute particulière. Mais la présentation actuelle des données Agrican ne simplifie pas ce travail, au contraire.
Nous avons vu, avec le cas du cancer de la prostate, qu’il n’est pas évident qu’un excès d’incidence se traduise par un excès de mortalité. Or l’équipe Agrican n’a pas publié la mortalité standardisée pour cette maladie : dans son dernier point sur les causes de mortalité dans la cohorte[6], le myélome multiple a été regroupé avec l’ensemble des cancers lymphatiques et hématopoïétiques, dont la mortalité standardisée est significativement inférieure à la normale (-17%). Comme dans le cas du cancer de la lèvre, ce regroupement est très surprenant. Il est d’autant plus regrettable que les résultats de la cohorte AHS soulèvent une fois encore la question de la cohérence entre incidence et mortalité : la mortalité par le myélome multiple ne montre aucun excès significatif (+1%, NS), alors que les résultats pour l’incidence étaient contradictoires (+2% NS dans l’Iowa, + 42% significatif en Caroline du Nord). Il aurait donc été important d’avoir la mortalité du myélome multiple dans Agrican pour y voir plus clair.
Cet amalgame entre myélome multiple et LNH a également été pratiqué, sans plus de justification épidémiologique, dans les publications Agrican récentes sur les incidences. Il empêche de distinguer le cas des lymphomes non hodgkinien (LNH), classés comme maladie professionnelle pour les agriculteurs, du cas du myélome multiple, qui n’a pas ce classement, alors que ses résultats épidémiologiques sont objectivement beaucoup plus inquiétants que ceux des LNH. Dans un article précédent[7], nous avons déjà vu que cette ambiguïté a probablement conduit la Mission Interministérielle sur l’indemnisation des victimes des pesticides à compter 2 fois par erreur les victimes du myélome multiple. Mais il y a encore plus gênant : ce regroupement des myélomes et des LNH empêche de juger de la pertinence du classement du LNH comme maladie professionnelle causée par les pesticides. Or il y a clairement des questions à se poser sur ce sujet :
Tableau 3 : Incidence des lymphomes non hodgkiniens (LNH) dans la cohorte Agrican (extrait du tableau 6 de Lemarchand et al 2017). On observe un excès significatif de 9% (SIR = 1,09) des LNH chez les agriculteurs dans leur ensemble (ligne en bleu). Mais l’incidence des agriculteurs utilisateurs de pesticides sur les cultures est parfaitement normale, c’est surtout chez les non-utilisateurs de pesticides que cet excès est observé (+23%, non significatif statistiquement). Qui plus est, ce résultat agrège en fait celui des LNH et du myélome multiple (MM), une forme de cancer proche, mais qui n’est pas classée comme maladie professionnelle, contrairement au LNH. Or le MM pèse fortement sur les résultats de ce regroupement, car il compte pour 162 cas parmi les 676 enregistrés, et ses résultats vont à l’encontre de la tendance générale (c’est la seule pathologie pour laquelle l’incidence des utilisateurs de pesticides soit fortement supérieure à celle des non-utilisateurs). Si on retirait le MM de ce regroupement, il est probable que l’incidence des « vrais » LNH chez les utilisateurs de pesticides serait inférieure à celle de la population générale. C’est d’ailleurs ce que l’on observe dans la cohorte AHS, où les chercheurs américains se sont gardés de mélanger le chou multiple et les carottes non hogkiniennes. Par contre, l’incidence des non-utilisateurs de pesticides resterait fortement supérieure à 1. Ce qui interrogerait sérieusement sur la pertinence du classement du LNH (hors MM) comme maladie professionnelle causée par les pesticides…
Il n’est pas possible de recalculer, à partir des résultats publiés par l’INSERM[8], l’incidence standardisée des « vrais » LNH (en excluant le myélome multiple). Mais un simple examen des chiffres Agrican (Tab. 3) montre que, si on retirait le MM :
- Pour les agriculteurs utilisateurs de pesticides, l’incidence standardisée des LNH serait nettement inférieure à celle de la population générale
- Pour les agriculteurs non utilisateurs de pesticides, elle resterait par contre largement supérieure à 1
A la lueur de ces résultats, on comprend mieux les difficultés de l’INSERM quand on lui demande d’estimer le nombre de cas de LNH causés par les pesticides… Cette estimation ne peut être réalisée que sur la base des études épidémiologiques prospectives, dont aucune ne montre un excès de LNH chez les agriculteurs utilisateurs de pesticides : ni par rapport à la population générale, ni par rapport aux agriculteurs non utilisateurs de pesticides !
Pourquoi le LNH a-t-il été malgré tout été classé comme maladie professionnelle causée par les pesticides ? Nous venons de le voir, il n’y a aucun excès de LNH observable à l’échelle des agriculteurs utilisateurs de pesticides dans leur ensemble. Cela n’exclut pas que certains pesticides précis puissent le provoquer, mais que cet effet n’apparaisse pas dans les statistiques, s’il s’agit de produits employés par peu d’agriculteurs. Or le LNH fait partie des cancers pour lesquels des relations dose-effet ont observées, entre l’exposition à certains produits, et le risque de développer un cancer. Une méta-analyse sur ce sujet a été publiée par le CIRC (Centre International de Recherche sur le Cancer) en 2014[9]. Elle a sans doute inspiré les auteurs de l’inscription du LNH au tableau 59 des maladies professionnelles agricoles[10], car ce tableau liste explicitement les produits les plus mis en avant par cette méta-analyse : les insecticides organochlorés et organophosphorés, le carbaryl, le toxaphene, et l’atrazine. Malheureusement, cette méta-analyse met sur le même plan les études cas-témoins (les plus nombreuses) et les études prospectives (plus fiables, mais beaucoup moins nombreuses). Et, dans la plupart des cas où une étude prospective a été réalisée sur une molécule, elle n’a pas retrouvé l’effet suggéré par les études cas-témoin (c’est le cas par exemple pour l’atrazine, le carbaryl, la plupart des insecticides organo-phosphorés, … et le glyphosate, à l’origine des polémiques que l’on connait). Cette méta-analyse du CIRC repose donc sur des méthodes contestées par toutes les agences sanitaires, comme on l’a vu dans l’exemple du glyphosate. Se reposer sur elle pour définir la liste des produits susceptibles de provoquer un LNH est donc bien hasardeux, et une fois encore ne permet pas de chiffrer le nombre de victimes potentielles, puisque les données ne viennent que d’études cas-témoin.
Une remise en cause nécessaire ?
Nous avons vu dans la première partie de cet article que les premières inquiétudes sur les cancers chez les agriculteurs venaient d’études épidémiologiques dites cas-témoin, qui suggéraient des cancers en excès chez les agriculteurs, mais sans pouvoir les chiffrer. Des études épidémiologiques dites prospectives, réputées plus fiables, ont alors été lancées pour chiffrer le nombre de victimes. Or à ce jour elles montrent clairement que le risque de cancer chez les agriculteurs est inférieur ou égal à celui de la population générale, à l’exception peut-être du myélome multiple, contrairement à ce que laissaient penser les études cas-témoin. Le seul doute restant à ce sujet est l’existence éventuelle d’un effet « travailleur sain », qui masquerait l’effet cancérogène des pesticides, mais pour l’instant les épidémiologistes n’ont fourni aucune démonstration de l’existence de cet effet. En attendant cette démonstration, il n’y a aucune raison de supposer que les agriculteurs dans leur globalité soient exposés à des cancers provoqués par leur exposition aux pesticides. De plus, la cohorte prospective française Agrican, la seule qui permette d’étudier cette question, ne montre aucun excès significatif de cancer chez les agriculteurs utilisateurs de pesticides, par rapport à ceux qui n’en utilisent pas.
Il est bien sûr possible (c’est même le plus probable) que seuls certains pesticides aient des effets cancérogènes aux concentrations auxquelles les agriculteurs sont exposés, ce qui expliquerait que ces effets néfastes ne soient pas perceptibles à l’échelle globale des agriculteurs. De nombreuses publications scientifiques vont dans ce sens, car elles déclarent avoir identifié une relation avec effet-dose entre l’exposition à certaines molécules pesticides, et certains cancers. Toutefois, comme nous l’avons vu sur l’exemple de la méta-analyse du CIRC sur le lymphome non hodgkinien, ces résultats proviennent presque exclusivement d’études cas-témoin, et ne sont généralement pas confirmés dans les études prospectives.
Face à ces divergences persistantes entre études cas-témoin et prospectives, il serait nécessaire de s’accorder sur le niveau de preuves attendu pour classer un produit comme dangereux. C’était déjà tout le fond du débat sur le glyphosate, entre le CIRC (qui l’a classé comme cancérigène probable sur la base de 4 études cas-témoin, alors que les 5 études prospectives disponibles sur le même sujet ne montraient aucun effet), et l’ensemble des agences sanitaires, qui ont réfuté le classement du CIRC. Cette question est essentielle en termes d’expertise sanitaire, pour deux raisons :
- Des résultats prospectifs seraient nécessaires pour chiffrer précisément le nombre de victimes potentielles des maladies classées professionnelles, afin d’éviter des impasses comme celles sur laquelle bute le fond d’indemnisation des victimes des produits phytosanitaires, dans le cas du lymphome non hodgkinien. L’examen des résultats des cohortes prospectives soulève d’ailleurs des questions nouvelles : quelle référence faut-il prendre pour reconnaître le caractère professionnel d’une maladie ? La population générale ? les agriculteurs non utilisateurs de pesticides ?
- Les résultats des cohortes prospectives sont maintenant assez précis et convergents pour bien estimer les différences de mortalité entre les agriculteurs et la population générale. On sait par exemple que leur mortalité pour les maladies cardio-vasculaires est réduite d’un tiers environ par rapport à la population, et celle des cancers des voies respiratoire de moitié. De telles différences sont manifestement assez fortes pour provoquer des biais statistiques dans les études cas-témoins. Il serait donc grand temps de se saisir des résultats de ces études prospectives, pour vérifier dans quelle mesure certains résultats des études cas-témoin pourraient être des artefacts statistiques, provoqués par la plus faible fréquence chez les agriculteurs de causes majeures de mortalité précoce.
L’exemple du lymphome non hodgkinien montre qu’un classement comme maladie professionnelle, sur la seule base d’étude cas-témoin, ne permet pas de définir clairement le périmètre des victimes potentielles. Nous avons vu que les incertitudes sur ce sujet sont encore plus forte pour le cancer de la prostate, où les cohortes prospectives questionnent non seulement sur la réalité de l’excès d’incidence observée, mais aussi sur son lien avec l’exposition aux pesticides. Espérons que ces questions seront éclaircies (et reste à savoir par qui, car elles ne faisaient pas partie des pistes de travail conseillées par l’INSERM), avant tout nouveau classement d’une forme de cancer comme maladie professionnelle. Sinon, il est à craindre que le classement prématuré de certaines pathologies (comme c’est déjà le cas pour le lymphome non hodgkinien) engendre des litiges nombreux, qui ne pourront que discréditer l’ensemble du dispositif d’évaluation des pesticides.
[1] http://agriculture.gouv.fr/telecharger/89861?token=32f9951a0796a25966ff306e1d88e7ea
[3] Références :
- Incidences :
Koutros et al. / J Occup Environ Med. 2010 November ; 52(11): 1098–1105 (applicateurs de pesticides ; 1er chiffre : Iowa ; 2ème chiffre : Caroline du Nord)
- Lemarchand et al. / Cancer Epidemiology 49 (2017) 175–185 (hommes utilisateurs de pesticides)
- Mortalités :
Waggoner et al., Am J Epidemiol 2011;173:71–83 (hommes applicateurs de pesticides)
Lévêque-Morlais et al. 2014 : Int Arch Occup Environ Health DOI 10.1007/s00420-014-0933-x
[4] http://invs.santepubliquefrance.fr/beh/2016/39-40/2016_39-40_1.html
[5] Koutros et al., Am J Epidemiol. 2013;177(1):59–74
[6] Ragin et al., Am J Mens Health. 2013 March ; 7(2): 102–109
[9] C. Lemarchand et al. / Cancer Epidemiology 49 (2017) 175–185
[10] Schinasi et Léon, Int. J. Environ. Res. Public Health 2014, 11, 4449-4527;
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Merci pour cette analyse et démonstration.
Je suis étonné quand même que vis à vis du cancer de la prostate, vous ne parliez pas d’une information donnée par Pierre Lebailly (Pierre de son prénom et non pas F.)qu’il a pourtant annoncé en 2016 lors d’une conférence à l’ANSES.
Leurs nouvelles analyses semblaient montrer que la hausse des cancers de la prostates évaluée dans agrican étaient en réalité surtout du aux éleveurs bovin .L’explication plausible était que ces éleveurs manipulaient des anti strongle anti douve par application sur le dos des animaux (traverse ensuite le cuir). (et cela rejoint « un peu » votre information sur « l’effet prairie »).
Il en découlait donc que cette hausse des cas de cancers de la prostates était donc à priori surtout du à des produits vétérinaire et non a des phyto. (et les non utilisateurs de phyto peuvent être éleveurs quand même d’où une potentiel explication de leurs situation (plus de cancers de la prostate que l’ensemble des agri utilisateurs de phyto pas forcement éleveur car pouvant être de pure céréalier). P.Lebailly avait effectivement insisté sur le fait que cela restait une hypothèse mais que celle ci semblait bien ce confirmer. Depuis cette information lors de nombreuses formations certiphyto, j’ai pu voir les réaction des éleveurs en abordant ce sujet: Il reconnaissent pratiquement tous ne pas porter de gants lors des traitements des animaux en utilisant ces produits qui se pulvérise sur le dos des animaux et qui sont donc capable de traverser le cuir de ces derniers pour les protéger. Ils valident tous immédiatement le fait que là, ils commettent une grosse erreurs depuis longtemps avec ses produits pour lesquels il ne prenaient pas assez de précaution. Ce qui est sur , c’est que suite a ces discussions, je n’ai pas de doute sur leurs changement de pratiques et l’utilisation de gants (c’est de toutes les façons une avancée positive pour leur sécurité)
@Yann :
Les résultats que vous citez, à propos du lien éventuel avec les produits vétérinaires, proviennent de la publication que je citais déjà dans mon article pour le lien entre prairie et cancer de la prostate. Il y a effectivement des soupçons plus consistants sur un lien entre élevage et cancer de la prostate et LNH, y compris dans les études prospectives (on observe la même tendance, mais moins consistante, dans la cohorte AHS, où par contre il y a des divergences entre les résultats sur les bovins laitiers et les bovins à viande). Et sans doute ce qui explique du même coup le lien avec la présence de prairies dans l’exploitation. Mais le lien avec les produits vétérinaires n’est pas la seule piste pour expliquer cette tendance, l’effet de virus transmis par les animaux a également été envisagé. L’hypothèse d’un effet des produits vétérinaires repose essentiellement sur un lien entre exposition au carbaryl et cancer observé dans des études cas-témoins, mais qui n’a pas été confirmé en étude prospective. Et si on retient cette piste, il serait quand même utile de rappeler que ce produit est interdit en Europe depuis longtemps.
Cette question est caractéristique du manque de pilotage de la recherche épidémiologique sur ce sujet, ce qui fait l’objet de mon article : les résultats des études prospectives auraient dû depuis longtemps inciter à concentrer les recherches sur quelques thèmes prioritaires : cancer des lèvres et myélome multiple, et éclaircissement du cas du cancer de la prostate. Pour ce dernier, une liaison probable avec l’élevage, et plausible avec les produits vétérinaires, reste une des pistes à approfondir, mais sans écarter la recherche de facteurs autre que les pesticides
En tout cas il vaudrait mieux maintenant s’abstenir de parler d’un lien général avec les pesticides, qui est très peu probable dans l’état actuel des connaissance. Cela d’autant plus que ce terme vague de pesticides évoque pour le grand public (et la majorité des décideurs politiques) les produits appliqués sur les cultures, et non les produits vétérinaires. Or ce n’est pas la position actuelle de l’INSERM, puisque l’équipe Agrican a indiqué à la Mission Interministérielle sur l’indemnisation des victimes de l’exposition aux pesticides qu’ « Il est possible et justifié scientifiquement de statuer que tout agriculteur diagnostiqué d’un cancer de la prostate et tout agriculteur ou agricultrice diagnostiqué d’un LNH… est donc susceptible de bénéficier du statut de victime s’il(elle) a utilisé lui-même (elle-même) des pesticides ou s’il(elle) a travaillé dans un secteur (viticulture, arboriculture fruitière, maraîchage en plein champs ou sous serres…) où 100% des personnes travaillant sont exposées soit directement soit secondairement(réalisation de tâches de réentrée ou de récolte) ».
A noter un aspect complètement oublié du cancer de la prostate, il sévissait sévèrement chez les cavaliers des siècles passés au point que dans certaines anciennes annales de médecine, on le nomme « cancer du postillon ». Le postillon était le cavalier chevauchant un cheval de tête des attelages avant le temps des « cochers ». L’explication retenue par les médecins de l’époque était l’exposition permanente à des secousses.
Des études contemporaines signalent un excès légèrement significatif de prostatites chez les cavaliers ou les cyclistes professionnels dans divers pays. Or les prostatites à répétition sont un facteur de risque du cancer de la prostate.
Ce n’est peut-être pas la bonne explication dans ce cas, il s’agit juste d’un point historique à connaitre et qui mériterait peut-être des investigations actuelles.