Tout le monde se souvient des agriculteurs qui, désespérés par les prix bas du lait, avaient décidé, en 2009, d’épandre des millions de litres de lait sur le sol pour marquer les esprits et réclamer un prix juste pour leur production. « Du bon lait, ça se paie » disaient-ils. Toute bonne production agricole, ça se paie ! Et il n’est pas une semaine sans que les journaux ne s’inquiètent du renforcement de la position des agriculteurs sur le marché pour qu’ils puissent réclamer un prix équitable pour leur production.
Un événement important qui concerne la production de caoutchouc naturel (produit végétal d’origine tropicale destiné essentiellement à la fabrication de pneus) est passé inaperçu dans la presse occidentale : le vote en septembre 2020 par l’ensemble des acteurs de la filière et des ONGs d’une politique de production durable du caoutchouc naturel, qui contient tous les éléments pour que l’agriculteur reçoive le juste prix de sa production. Voilà de quoi donner de l’espoir pour toute une frange d’exploitants agricoles. Exploitants qui ont dû faire preuve de patience, car le vote de cette politique est l’aboutissement d’un processus débuté il y a près de 20 ans…
Une longue maturation
En effet, l’intérêt pour un développement durable de l’exploitation de l’hévéa n’est pas nouveau au sein de la chaîne d’approvisionnement. Début des années 2000, les pneumaticiens ont commencé à obliger leurs fournisseurs de caoutchouc naturel à prendre en considération les aspects sociaux et environnementaux dans le cadre de leur certification interne « Assurance Qualité Fournisseur ». L’amélioration continue était déjà une préoccupation majeure. Chaque pneumaticien développe alors ses propres critères d’appréciation, plus ou moins stricts. Comme chaque usine est souvent certifiée par plusieurs pneumaticiens, chaque usinier est confronté à des audits séparés et des référentiels différents, avec, par contre, de nombreux recoupements.
Dès que les critères d’appréciation se multiplient et le nombre d’usines à visiter augmentent, les pneumaticiens encouragent leurs clients à développer leurs propres politiques de développement durable, à se faire certifier selon des standards reconnus (ISO 14001, FSC, etc.), à rapporter selon des référentiels comme la Global Reporting Initiative (GRI) [1] ; certains font aussi appel à ou collaborent directement avec des plateformes privées d’évaluation de la Responsabilité Sociale des Entreprises comme Ecovadis[2].
Le planteur, attentif à maintenir ses débouchés, remplit des questionnaires toujours plus longs, se fait auditer toujours plus souvent ; la nécessité d’harmoniser les critères de durabilité de la filière du caoutchouc naturel et de fédérer les acteurs devient pressante.
Un essai raté
En mai 2012, la réflexion pour harmoniser les critères pour une production durable du caoutchouc naturel, est entamée au sein de l’International Rubber Study Group (IRSG)[3] et l’initiative Sustainable Natural Rubber (SNR-i)[4]est officiellement lancée en janvier 2015 ; 5 critères et 12 indicateurs de performance sont développés.
Décevant certains acteurs, notamment car elle ne contenait aucune disposition pour garantir un revenu minimum ou décent pour les petits planteurs, cette initiative fait long feu.
L’étape cruciale
Par contre, le 25 octobre 2018, à l’initiative du World Business Council for Sustainable Development (WBCSD), est créé un nouveau projet, « The Global Platform for Sustainable Natural Rubber » ou GPSNR[5], une plateforme indépendante qui vise à améliorer les performances environnementales et socio-économiques de toute la filière du caoutchouc naturel, et qui se révèlera à la longue comme plus performante.
La GPSNR regroupe actuellement 47 membres ordinaires[6] , en constante augmentation ; toutes les catégories des acteurs de la chaîne d’approvisionnement sont représentées (planteurs, usiniers, traders, pneumaticiens, vendeurs de pneus, fabricants de voitures et autres utilisateurs finaux) ainsi que des ONGs.
En septembre 2020, après de très longues négociations, les membres ordinaires, réunis en Assemblée Générale virtuelle, votent à une très large majorité une politique de production de caoutchouc durable, contenant 37 engagements. Les membres ont maintenant 6 mois pour intégrer les composants de cette politique dans les documents qui les engagent (sous le vocable de « politique » ou autre).
En quoi cette politique est-elle innovante ?
Vu le vote largement majoritaire dans toutes les catégories d’acteurs et au sein des ONGs, on peut considérer cette politique comme un consensus, et non pas un compromis, entre tous les acteurs de la filière.
En plus des engagements « classiques » que l’on retrouve dans d’autres politiques de développement durable pour d’autres filières (zéro-déforestation, lutte contre la corruption, respect des droits des populations autochtones, etc.), la politique pour une production durable de caoutchouc naturel prévoit des dispositions rarement rencontrées :
- le signataire s’engage à payer à terme un salaire décent à ses travailleurs ; un salaire décent est égal ou supérieur au salaire minimum et est calculé par une méthodologie largement reconnue (à définir avec tous les acteurs et les ONGs);
- le signataire s’engage à effectuer une traçabilité maximale de sa chaîne d’approvisionnement pour à la fois identifier les fournisseurs à risques (au niveau environnemental et social) et ensuite, les motiver à respecter, à leur tour, les engagements de la GPSNR ;
- le signataire s’engage à préférer[7] les fournisseurs qui respectent les principes de la GPSNR, afin de leur garantir des débouchés minimaux.
La charge de la mise en oeuvre de la politique est clairement sur les épaules des planteurs (petits planteurs et agro-industriels). Afin d’éviter un destin identique à celui de la SNR-i (voir ci-dessus), l’Assemblée Générale a décidé de créer un groupe de travail sur la responsabilité partagée [8] dont l’objectif est d’identifier comment les responsabilités et les coûts (ce terme a toute son importance) de mise en œuvre de cette politique peuvent être répartis plus équitablement entre les catégories de parties prenantes.
La mise en œuvre de cette politique coûtera effectivement, il suffit de savoir que le salaire décent d’un travailleur peut être 3 fois plus important que le salaire minimum légal du pays-hôte, pour se rendre compte de l’impact financier sur le prix du caoutchouc naturel.
Si les consommateurs occidentaux devront, finalement, payer le prix juste de leurs pneus (labellisés « durables »), le surcoût sera redistribué dans l’ensemble de la filière selon une clé de répartition à définir entre les acteurs et les ONGs ; une grande partie de celui-ci ira bien tout en bas de la chaîne d‘approvisionnement, où les besoins se font le plus sentir.
La filière du caoutchouc naturel deviendra-t-elle un exemple à suivre ?
Si nous pouvions dire à nos producteurs de lait que la laiterie préférera leur production à celle d’un autre producteur parce qu’ils l’ont produite en respectant les principes du développement durable et que le surcoût, payé par le consommateur final, leur reviendra en grande partie, nous aurons, en effet, franchi une étape importante dans le respect de nos agriculteurs.
[1] https://www.globalreporting.org/
[3] http://www.rubberstudy.com/welcome
[4] http://snr-i.org/index.php
[5] https://sustainablenaturalrubber.org/
[6] Situation au 8 février 2021
[7] « Préférer » est le terme exact utilisé dans la politique
[8] « Shared Responsibility Working Group »
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