Dans l’édition de Septembre 2019 de Nature Biotechnology, un collectif de scientifiques en grande partie issus d’Insilico Medicine, menés par Alex Zhavoronkov, CEO et fondateur de l’entreprise, publie un article qui fera date.
Deep learning enables rapid identification of potent DDR1 kinase inhibitors[1] n’est pas seulement un article défendant l’intérêt de l’IA pour la recherche de molécules pharmaceutiques.
C’est le récit de l’industrialisation d’une nouvelle molécule en 46 jours, incluant sa synthèse et ses essais in-vitro. Sa phase amont de conception n’a nécessité que 21 jours. La durée d’une telle réalisation est de 2 à 3 ans par les moyens traditionnels.
Qui plus est, la technologie de Machine Learning employée n’est pas anodine : il s’agit des GAN, Generative Adversarial Networks, méthode que l’on pensait cantonnée au traitement et à la génération d’images.
Pourquoi cette réussite attire-t-elle notre attention plutôt qu’une autre ? Parmi les innombrables applications de l’IA, dans le domaine du contrôle industriel, de la reconnaissance vocale, de la détection d’objets sur image, de la relation client, pourquoi celle-ci occupe-t-elle une place privilégiée ?
La tripartition fondamentale des domaines de l’IA
Comme nous l’avons développé lors de précédents articles, une ligne de démarcation importante doit être considérée pour toute application de l’IA : avons-nous affaire à un domaine sémantiquement fermé, sémantiquement ouvert ou intermédiaire entre les deux ?
Un domaine sémantiquement fermé est celui dans lequel le système de règles qui le définit est :
- Explicite
- Formalisé à l’aide d’un langage ne laissant aucune ambiguïté
Tous les grands jeux de stratégie répondent à cette définition : Echecs, Go, Bridge, Dames, Awélé..
Egalement, les activités de diagnostic employant un langage technique précis et formel en font partie : Diagnostic de pannes dans des domaines industriels techniques, Diagnostic médical, analyse juridique en droit commercial.
Dans les domaines sémantiquement fermés, l’IA est d’une efficacité implacable. Dans les grands jeux de stratégie, non seulement elle dépasse largement l’homme, battant les champions du monde de la discipline, mais elle surclasse également les algorithmes fondés sur le calcul combinatoire brut [2].
Des corps de métier prestigieux, tels que celui des médecins ou des avocats d’affaire, ont ressenti une grande vexation en voyant l’IA démontrer que leur expertise n’était rien de plus que la compilation synthétique d’un grand nombre de règles [3] [4] [5].
Cette performance doit cependant être modérée concernant le diagnostic médical, des éléments psychologiques ou tenant au contexte de vie du patient peuvent fortement impacter le jugement du praticien. L’IA dépasse le médecin humain seulement dans des cas où les observations cliniques pertinentes sont totalement formelles. Parfois ces observations formelles sont suffisantes, parfois des éléments bien plus implicites sont nécessaires au diagnostic.
Les performances impressionnantes de l’IA dans les domaines sémantiquement fermés ont alimenté le discours d’une IA surhumaine, prenant d’assaut la forteresse de la conscience, débouchant sur les fantasmes trans-humanistes des technos-prophètes. Ces discours mêlent habilement le rêve positif d’immenses progrès et le frisson de machines nous dépassant et menaçant de prendre le pouvoir, cocktail destiné davantage à obtenir un succès médiatique qu’à mener une analyse scientifique.
Dans de nombreux autres domaines de la connaissance, ceux que l’on peut qualifier de « sémantiquement ouverts », l’IA fait non seulement beaucoup moins bien que l’humain, mais même mon chat obtient des résultats bien supérieurs en termes de capacité d’adaptation. En très résumé, l’IA fera toujours beaucoup mieux que l’humain dans un jeu donné, mais la vie concrète consiste à jouer à une multitude (une infinité ?) de jeux très variés, sans qu’aucune indication explicite nous soit donnée que nous sommes en train de glisser d’un jeu à l’autre.
Jusqu’à maintenant, la conscience humaine et même la conscience animale ont le privilège de savoir opérer ces glissements, c’est-à-dire d’être capable de sortir de leur conditionnement en se trouvant pourtant entièrement à l’intérieur de celui-ci. La conscience humaine est capable de décider par elle-même de se placer « out of the box », ce qu’aucune IA ne sait faire.
Enfin, un champ assez large de connaissances mixe les caractères sémantiquement ouverts et sémantiquement fermés. Dans ce cas, l’IA est performante et réalise des percées importantes, mais demeure tributaire d’une supervision humaine, notamment pour prendre la décision finale résultant du traitement. La relation de l’homme à la machine est alors celle de la coopération ou « aide à la décision ». Ce sont les domaines souvent les plus intéressants, où l’IA montre toute sa valeur par rapport à de l’algorithmique classique, investissant des domaines qu’il est impossible de traiter par cette dernière.
Le partage des différents champs d’application de l’IA peut être résumé par le tableau suivant :
Le jeu des inhibiteurs biologiques
La biologie moléculaire nous l’apprend, beaucoup de maladies comme de guérisons sont une question de molécule épousant la forme d’une autre molécule. Le modèle archétypal de ce mécanisme est celui de l’action catalytique d’une enzyme sur une autre molécule, le ligand ou substrat, dont l’enzyme va aider à la transformation :
Le complexe Enzyme-Substrat peut se former par un ajustement de type « clé-serrure » (modèle de Fischer), dans lequel les molécules conservent leur forme de façon rigide. Dans ce cas, seule la correspondance stéréométrique des molécules permet la formation du complexe : le substrat s’emboîte simplement dans le site actif de l’enzyme comme une clé dans une serrure.
Des complexes Enzyme-Substrat plus élaborés peuvent être obtenus, soit par une déformation préalable du site actif de l’enzyme qui s’adapte à son substrat avant emboîtement (ajustement induit de Koshland), soit par une déformation ex-post de l’enzyme (sélection conformationnelle), qui sera choisie préférentiellement par le substrat parce que son site actif est davantage compatible que d’autres sites concurrents, même si l’emboîtement n’est pas parfaitement ajusté.
Dans le cas de maladies bactériennes, des toxines sont émises, celles-ci ressemblant en tous points à des enzymes. Les toxines prennent la place des enzymes saines, substituant leur site actif à celui de la fonction naturelle. Elles peuvent empêcher la réaction catalytique par simple inhibition ou encore dégrader le substrat selon une réaction néfaste, au lieu de celle de la catalyse.
Dans le cas d’une maladie virale, ce mécanisme ne semble pas en jeu car l’agression virale consiste à ce que la molécule invasive se réplique en parasitant une cellule saine. Mais dans certains cas, l’on peut agir indirectement contre l’agression virale à partir d’un complexe enzyme / substrat, lorsque l’enzyme en question se trouve faciliter la progression de la maladie. C’est le cas de la lutte contre la grippe, où des protéases – les calpaïnes – se trouvent faciliter la cascade inflammatoire de la maladie. En inhibant les calpaïnes, l’on ne combat pas directement le virus de la grippe mais l’on « assèche » l’un des carburants de sa propagation [6].
Les formes moléculaires sont ainsi employées comme activateurs ou inhibiteurs, aussi bien dans les mécanismes naturels de transformation catalytique, que dans les agressions par des molécules ennemies qui tentent de substituer leurs sites actifs et enfin dans des médicaments qui bloquent précisément cette invasion par des sites actifs hostiles.
Le vivant ressemble à un jeu de Tetris géant, dans lequel une lutte s’engage pour occuper les sites actifs libres, les organismes hostiles dévoyant la réaction d’origine lorsqu’ils parviennent les premiers à occuper un site.
La lutte entre nos défenses naturelles et leurs agresseurs ressemble également aux leurres du domaine militaire et aux techniques de camouflage des insectes : l’agresseur cherche à imiter l’apparence et la fonction de l’auxiliaire ami, pour occuper son poste, dans une lutte constante pour les espaces libres de l’emboîtement. Les poisons les plus mortels sont ceux qui ressemblent en tous points à nos catalyseurs naturels de la fonction respiratoire ou de la transmission musculaire.
L’activation ou l’inhibition sont les deux leviers contraires employés aussi bien par les substances amies qu’ennemies, une médecine pouvant tout autant consister à combattre directement une toxine qu’à lui retirer certains éléments naturels de sa propagation, en les inhibant volontairement avant qu’elle ne les utilise.
Le jeu des inhibitions / activation est un jeu formel semi-fermé, impliquant une concurrence des leurres et de la tromperie.
Le constat de Jacques Monod dans « Le hasard et la nécessité » n’a pas pris une ride : dans le vivant, la matière est instrumentée pour servir à un jeu de clés logiques. Les spécificités matérielles d’une molécule ne sont employées que pour le jeu stéréométrique de l’emboitement, lui-même n’étant que le vecteur d’une transmission d’information et de signaux de déclenchement ou d’arrêt d’une production.
Ce Tetris géant est bel et bien un jeu formel, dont on peut identifier les différentes conformations de pièces, en nombre fini et les conséquences de chaque coup. Est-ce un jeu sémantiquement fermé ? Il serait tentant de répondre par l’affirmative, car après tout il se résume aux pièces en bois d’une grande boîte à construction et à des fonctions de transformation positives ou négatives après emboîtement, parfaitement connues.
Cependant, les possibilités de déformation adaptative de l’enzyme avant ou après l’enclenchement au substrat (ajustement induit de Koshland ou sélection conformationnelle) définissent une palette continue de nuances possibles, de petites variations infinies autour de l’ajustement. Ces marges de manœuvre rendent le jeu sémantiquement semi fermé / ouvert.
Il en est de même pour le génie génétique, dont les règles formelles semblent parfaitement définies. Elles le sont, mais plongées dans un nuancier continu de petites modifications possibles, introduisant une dépendance au contexte. Nous avons déjà mentionné ce fait concernant les OGM, Jean-Paul Oury nous rappelant qu’ils nécessitent des champs expérimentaux spécifiques, une ingénierie génétique pouvant fonctionner pour une gamme étroite de plants donnés sans être transposable à l’un de ses cousins apparemment proche. [7]
Ajoutons à cela que le petit jeu de leurre / tromperie entre les sites actifs et leurs substrats expliquent le succès de techniques d’IA telles que les GAN : leur principe est justement d’apprendre de plus en plus finement à discerner un signal authentique de celui produit par un faussaire. Dans le vivant, nos ennemis léthaux cherchent à ressembler à nos meilleurs amis, et ceux de plus en plus finement et subtilement, ce qui est précisément le sujet des GAN.
La pharmacologie moléculaire, prochain terrain révolutionné de fond en comble par l’IA
Pour toutes ces raisons, la pharmacologie moléculaire est le prochain domaine dans lequel l’IA va réussir des percées d’une valeur inestimable. Il n’est guère besoin d’insister sur les enjeux gigantesques de telles avancées : une recherche de molécules médicinales dont la détection passe de deux ans à deux mois permettra des victoires massives sur nombre de maladies rares voire réputées incurables. Comme expliqué plus haut, le principe n’est pas restreint aux affections bactériennes, certaines agressions virales pouvant être indirectement combattues par des mécanismes d’inhibition.
Comme toujours, ces percées nourriront les discours médiatiques vivant sur le spectaculaire : nous aurons à nouveau droit à de mauvais éditoriaux sur l’homme fait dieu, capable d’un auto-soin infaillible et pourquoi pas en temps réel en extrapolant un peu.
Fort de connaissances véritablement rationnelles sur la barrière aujourd’hui infranchissable des changements de contexte, nous sommes à même d’apprécier le progrès authentique apporté par ces techniques, sans sombrer dans les discours laudateurs.
De nombreuses vies humaines seront sauvées ou grandement améliorées dans les prochaines années grâce à l’IA en pharmacologie moléculaire, motif de se réjouir bien meilleur que de rêver à un homme-dieu.
[1] https://www.gwern.net/docs/rl/2019-zhavoronkov.pdf
[2] https://www.europeanscientist.com/en/features/properly-used-ai-could-pave-the-way-for-a-new-renaissance/
[3] https://siecledigital.fr/2019/09/25/lia-peut-realiser-un-diagnostic-medical-avec-plus-de-precision-quun-humain/
[4] https://www.developpez.com/actu/213148/Une-IA-bat-15-medecins-humains-dans-un-concours-de-diagnostic-de-tumeurs-cerebrales-un-autre-temoignage-de-l-importance-de-l-IA-dans-la-sante/
[5] https://www.developpez.com/actu/230977/Intelligence-artificielle-vingt-avocats-experimentes-se-font-battre-par-un-algorithme-lors-d-un-test-de-detection-de-problemes-juridiques/
[6] https://presse.inserm.fr/les-calpaines-enzymes-cellulaires-cles-pour-la-lutte-anti-grippale/22434/
[7] https://www.europeanscientist.com/fr/opinion/ia-et-ogm-les-deux-revelateurs-de-notre-rapport-a-la-nature-seconde-partie/
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