Dans la nuit du 3 au 4 juillet 2018, les deux propositions de loi du gouvernement français pour lutter contre les fake news ont été adoptées par l’Assemblée nationale. Cette discussion nocturne, pendant une période d’actualité sportive, montre le peu d’empressement à ce qu’une loi qui prétend à la vérification des informations s’expose elle-même à la vérification.
Cette auto-contradiction est saluée ironiquement par la coïncidence des dates : le gouvernement français inscrit historiquement la notion d’une vérité définie, contrôlée et autorisée par l’Etat le jour où 242 ans auparavant, les pères fondateurs d’une jeune nation déclaraient son indépendance sur les principes de liberté individuelle, en droite ligne de John Locke et de l’héritage des Lumières.
Les pièges logiques de l’auto-référencement sont sans merci : quiconque prétend détenir la démarcation objective entre le vrai et le faux s’enfoncera dans les pires mensonges, quiconque prétend dicter par un critère univoque la limite entre la manipulation et la sincérité sera lui-même le pire des manipulateurs.
A la recherche de l’impossible définition
Nos nouveaux justiciers du discours ont rencontré dès le départ un problème qu’ils n’ont pas perçu comme fondamental : celui de donner la définition de ce qu’est une fake news.
La première mouture du texte de loi faisait figurer la formulation suivante : « toute allégation ou imputation d’un fait dépourvu d’éléments vérifiables de nature à la rendre vraisemblable ».
Cette définition butte sur deux insuffisances. La première est que la vérification d’un fait n’est jamais binaire, à part dans des cas triviaux comme la mort annoncée d’une personne ou la survenue d’une catastrophe. Même la « vérification » d’un chiffre en économie (inflation chômage, …) n’est pas une opération simple, son moyen de mesure prêtant à discussion et interprétation. Il est impossible de considérer isolément un fait – et un chiffre – en économie.
La seconde est qu’une vérité voire seulement une vraisemblance ne consiste pas en une collection de faits accumulés. Les discours révisionnistes par exemple s’appuient très souvent sur des faits vérifiables et confirmés, mais ils ne sélectionnent que la partie qui les arrangent. Par ailleurs, ils ne les confrontent pas avec des récits concurrents ordonnant les fait selon une chronologie qui pourrait être plus vraisemblable que la leur.
Le seul mérite de cette première définition est d’avoir mobilisé les notions pertinentes – vérification et vraisemblance – montrant qu’une telle loi nous plonge d’emblée dans les racines de la logique et des théories scientifiques de la vérification qui ont occupé les deux derniers siècles de l’épistémologie moderne.
Or précisément, leur résultat est de montrer qu’il ne peut exister de critère de démarcation objectif et a priori de la véracité d’un énoncé.
Notre seule ressource est de comparer des énoncés concurrents et de classer ceux-ci du plus au moins vraisemblable, évaluation qui ne peut être effectuée qu’a posteriori, c’est-à-dire sans aucune censure préalable. N’importe quel étudiant en logique ou en épistémologie contemporaine aurait pu renseigner le gouvernement sur cette impossibilité.
Conscients malgré tout des insuffisances de cette définition, une deuxième mouture figure dans le texte voté le 4 juillet : Est une « fake news » « Toute allégation ou imputation d’un fait, inexacte ou trompeuse. »
Nos législateurs en herbe, parmi les moins superficiels, se sont aperçus qu’il allait être extrêmement difficile de trouver un critère objectif de démarcation. Aussi tentent-ils un palliatif connu depuis plus d’un siècle, celui d’incorporer l’intention humaine de l’auteur dans le jugement sur l’énoncé.
Là encore, cette tentative échoue lourdement. En dehors des vérités mathématiques, tout énoncé est « inexact » à un degré de précision près. Qui fixera le seuil a priori de l’inexactitude admissible ? Quant au caractère « trompeur » de l’énoncé, comment discerner l’erreur de bonne foi de la volonté patente de mentir ? A part dans les cas très rares où une preuve de la production d’un faux a pu être apportée, par exemple lors de l’affaire Dreyfus, il sera impossible de prouver qu’une volonté de mentir est à l’œuvre. La plupart des auteurs de théories fantaisistes du complot sont fermement convaincus de leurs thèses aberrantes, ils peuvent être tout à fait sincères dans leurs allégations.
Le parcours erratique de nos législateurs ne sachant quelle définition adopter et tâtonnant désespérément fera sourire n’importe quel étudiant en logique, pour la même raison qu’un physicien s’amusera de voir des bricoleurs à la recherche du mouvement perpétuel ou un mathématicien professionnel observer des gribouilles lui démontrer la quadrature du cercle. Lorsqu’un cénacle de personnes se prenant très au sérieux s’agite dans tous les sens autour d’un problème intrinsèquement insoluble, celui qui connaît l’impasse jouit du spectacle d’un petit théâtre ridicule.
Il pourrait être objecté que de nombreux pays d’Europe ont lancé des législations similaires. Or justement, un seul pays a franchi le cap, l’Allemagne en janvier 2018, avec le NetzDG qui est d’une teneur très différente : les dérives visées sont les appels explicites à la haine et au meurtre. Ce critère doit pouvoir effectivement être bien plus démontrable devant un tribunal : un appel au meurtre n’est pas un discours, mais un délit, qui doit pouvoir être sanctionné. L’Italie et Le Royaume-Uni travaillent à des propositions de lois, mais butent sur les mêmes difficultés fondamentales que leurs homologues français. Seule la Commission Européenne paraît très pressée de légiférer sur le sujet. Il est vrai qu’elle a manifesté dans le passé un très grand appétit, ou plutôt une grande soif, pour les moyens de contrôle non démocratique.
Des esprits faibles égarés sur l’épaule des géants
Le problème d’un critère a priori de démarcation du vrai et du faux a été abordé de différentes façons, mais peut être résumé par une discussion à trois voix entre des géants de l’épistémologie contemporaine : Karl R. Popper, Willard V. O. Quine, Thomas Kuhn. Traiter sérieusement de ce problème nécessite de comprendre la nature de leurs échanges. On peut tout à fait l’expliquer en quelques paragraphes à des non spécialistes :
Karl Popper fit observer qu’il ne peut y avoir d’observation neutre et s’il fut loin d’être le premier à le faire, sa démonstration en est restée l’une des plus marquantes. Une connaissance ne consiste pas en une accumulation d’observations, comme le voudrait une image naïve nous faisant ingurgiter le monde par les sens et recracher une pensée à la sortie. Le pouvoir prédictif et généralisateur des sciences ne consiste pas en la répétition des expériences antérieures, précisément parce qu’une connaissance scientifique permet de prédire un phénomène qui n’a jamais été observé jusqu’ici mais que des expériences ultérieures vont confirmer. La théorie du scientifique n’est pas le témoignage du reporter.
Toute observation, même la plus simple, passe par un nombre considérable de filtres sensoriels et cognitifs. Nous n’observons que dans les limites de fréquence de la vue et de l’ouïe, ainsi qu’aux échelles qui nous sont disponibles, les variations d’échelle pouvant apporter d’ailleurs des informations contradictoires : telle paroi impénétrable à une certaine échelle devient franchissable considérée à une autre.
Enfin les biais cognitifs sont plus importants encore que les biais sensoriels. Lorsque nous observons une scène, la mise en relief des points importants et des points négligeables dépend pour beaucoup de l’observateur et de ce qu’il cherche à percevoir, principalement du fait des conditionnements de la sélection naturelle. Lorsque nous observons la nature, nous conservons toujours en arrière-plan la question que nous voulons lui poser.
Ceci ne fait nullement de Popper un relativiste, lui qui a forgé un critère de démarcation des connaissances scientifiques. Popper a seulement dit que nos connaissances n’étaient pas la résultante directe d’observations « neutres ».
Le scientifique n’est nullement quelqu’un qui serait doté d’une vertu supérieure rendant ses observations plus objectives. Les thèses qu’il avance ne sont nullement déchargées de passions ou d’affects. Ce sont des personnes très éloignées des sciences qui croient en une telle image d’Epinal.
Ce qui permet au savoir scientifique de s’extraire de la gangue des passions et des préjugés n’est pas d’en être exempt au départ, mais de bénéficier d’une procédure de test qui passera ceux-ci à un crible impitoyable, qui calcinera les erreurs d’appréciation pour les corriger sans relâche. Le savoir scientifique ne naît pas pur, il se forge par d’incessantes vérification obligeant à revoir ses théories. Son énoncé de départ peut être tout aussi fantaisiste qu’une fable, il ne cessera de se renforcer par ses corrections et ses erreurs successives.
L’énoncé scientifique s’offre ainsi volontairement à la réfutation : il invite de lui-même à être bombardé d’arguments qui lui sont opposés. L’idéologue y verrait une marque de faiblesse, lui qui ne tolère pas d’être contredit. C’est au contraire celui qui s’expose volontairement à la contradiction qui est fort, car lui permettant de s’améliorer sans cesse.
Popper renvoie ainsi dos-à-dos le relativiste qui pense que toutes les thèses se valent et l’intégriste ou l’idéologue qui prétend détenir à lui seul le vrai.
Si le modèle Poppérien a constitué l’armature de l’épistémologie contemporaine pendant plusieurs décennies, il devait être lui-même soumis à l’épreuve de la réfutation.
Willard V. O. Quine mit en lumière une faille dans le principe Poppérien. Le même argument qui permet à Popper de montrer qu’il n’existe pas d’observation neutre peut se retourner contre les faits invalidants qui servent à mettre la théorie à l’épreuve. De même que l’on ne peut avoir une lecture directe de la réalité, l’on ne peut convoquer un morceau isolé et pur de celle-ci pour servir à nos vérifications. Toute théorie inclut en elle-même une interprétation de ses faits invalidants.
Le modèle soviétique par exemple perdura très longtemps malgré l’apparition de faits qui le contredisaient sans cesse, mais qui étaient « expliqués » par une insuffisance d’être allé assez loin dans le soviétisme. Lorsque quelque chose ne fonctionne pas, soit l’on en remet le principe en cause, soit l’on estime que l’échec provient du fait que l’on en a pas assez rajouté. L’adoration de l’Union Européenne relève de cette logique.
Toute thèse finit par être réfutée par des faits, mais ceux-ci n’agissent pas comme des chocs extérieurs bombardant le modèle : ils induisent des contradictions internes obligeant le modèle à rejustifier sa cohérence. Une thèse finit par s’effondrer non parce que les faits l’ont détruite mais parce qu’elle s’écroule sous le poids de ses propres incohérences, que des faits ont fait rentrer en résonnance. Il faut voir le fait invalidant comme une vibration qui fait tressaillir le modèle jusqu’à le faire éclater plus que comme une particule qui le percute.
Enfin, Thomas Kuhn fait observer que le principe Poppérien suppose que toutes les thèses adverses sont comparables, permettant de les ordonner sur une échelle de vraisemblance. Or une thèse scientifique est aussi un modèle de représentation du monde, un univers en soi, un « paradigme ». Ces univers n’admettent pas les mêmes métriques permettant de les mettre à l’épreuve. La théorie de la relativité et la mécanique quantique par exemple, représentent le monde selon des visions opposées et contradictoires, au point que leur comparaison n’a tout simplement plus de sens. Ce n’est que leur résultat final qui les départage, l’histoire des sciences n’ayant d’ailleurs désigné aucun vainqueur, la relativité ou la mécanique quantique étant toutes deux d’une grande efficacité dans des domaines de la physique qui ne se recouvrent pas. Deux scientifiques de haut niveau peuvent ainsi être d’avis diamétralement opposés sans que l’un d’eux ait tort. Le dialogue entre Einstein et Bohr en est la meilleure illustration : leurs visions totalement opposées de la physique n’empêchait nullement une grande estime entre les deux hommes.
Quelle est la conséquence de cette trame épistémologique sur les « fake news » ? Avec Popper nous savons qu’il n’existe pas un point de vue au-dessus des autres tant que celui-ci n’a pas fait ses preuves. L’honnêteté intellectuelle consiste à avoir l’humilité de reconnaître que notre propre thèse est entachée de partialité et d’imperfections et le courage de la soumettre à l’épreuve du feu. Il n’existe pas d’autre moyen de preuve et de vérification : cela fait partie de la condition humaine.
Interdire des thèses adverses, pour odieuses que nous les trouvions, fait perdre la chance de les réfuter et nous enfonce nous-mêmes dans un mensonge pire encore : l’interdiction d’un discours fait plus que tromper nos semblables, elle nous fait prétendre adopter « le point de vue de Dieu », selon une expression ironique connue des logiciens.
Avec Quine nous voyons que la réfutation par les faits est chose bien plus complexe qu’il n’y paraît : le « fact checking » en est une version abêtissante applicable dans une petite minorité de cas. Soit nous avons affaire à des cas triviaux, comme des rumeurs sur la mort d’une personne ou la survenue d’une catastrophe naturelle, pouvant être réfutés par des faits élémentaires simples. Mais ce ne sont pas ces nouvelles qui polluent les réseaux sociaux, mais des thèses bien plus complexes ou bien des nouvelles dont les moyens de vérification sont flous. Les diffuseurs de fake news sont suffisamment intelligents pour choisir des nouvelles qui ne se réfutent pas par une vérification élémentaire. Dès lors, le « fact checking » manque toujours son but. Il ne clarifie que les événements triviaux, tout ce qui est sujet à débat intéressant relevant au contraire ses insuffisances.
L’entremêlement entre une thèse et ses faits invalidants oblige à une procédure de vérification bien plus complexe qu’une simple « check-list » de points à cocher. Ce qui constitue la solidité d’une thèse réside dans quatre procédures :
- Vérifier qu’elle n’est pas contredite par des faits élémentaires simples (fact checking).
- Vérifier qu’elle explique la plus grande partie possible des faits : de nombreuses thèses aberrantes passent le fact checking mais ne présentent que les faits qui les arrangent.
- Ordonner les faits selon un récit chronologique : La cohérence ne consiste pas seulement à vérifier chaque fait isolément : leur enchaînement et les explications causales avancées font partie de la vraisemblance.
- Comparer la thèse à d’autres thèses concurrentes, afin de distinguer la plus solide, celle qui explique le plus de phénomènes.
Quelques exemples issus de l’information concrète :
- Certains sites complotistes ont nié l’effondrement des twin towers sur la base d’arguments « scientifiques », à savoir que la température dégagée par l’impact d’un avion ne pouvait être qu’inférieure au point de fusion de l’acier qui tenait la structure. Tout physicien réfute facilement cet argument : à la température de l’impact, la ductilité de l’acier est beaucoup plus importante. Nul besoin qu’il soit liquide pour que les tours s’effondrent, s’il a déjà la consistance d’un fromage à température ambiante. Si l’on interdit la thèse complotiste, on manque l’occasion de la ridiculiser en montrant la nature pseudo-scientifique de son argument. Au contraire, l’interdit lui donnera un charme secret aboutissant à l’effet inverse. Une réfutation est toujours cent fois plus efficace qu’une censure, car elle permet à chacun de se faire sa propre opinion.
- Lors de la reprise d’Alep par les troupes loyalistes, beaucoup de journaux ont présenté cette opération militaire comme l’écrasement de courageux résistants situés à Alep Est par les brutes malfaisantes de Bachar El-Assad appuyées par les troupes russes en provenance d’Alep Ouest. Et d’insister sur le bombardement d’hôpitaux abritant des enfants blessés, ce qui est une information factuellement vraie. Cette présentation oublie de préciser que l’action militaire des quartiers d’Alep Est était conduite par des leaders se réclamant de Daesh, que ceux-ci s’étaient livrés à des bombardements similaires sur Alep Ouest quinze jours plus tôt, y compris sur des hôpitaux abritant des enfants, frappes orientées sur les quartiers chrétiens. Il fut également prouvé que les frappes sur des hôpitaux d’Alep Est étaient dues à la technique des boucliers humains. Enfin certains condamnèrent la brutalité des frappes russes même avec l’emploi de boucliers humains, … avant de s’apercevoir quelques semaines plus tard lors de la reprise de Mossoul que leur propre camp n’avait pas réussi à faire mieux. Le souci d’embrasser l’ensemble des faits et de les replacer dans une chronologie modifie la signification de chaque fait unitaire. L’on peut proposer une telle analyse adverse sans être le moins du monde un partisan du sanguinaire Bachar El-Assad, mais faire remarquer qu’une explication en termes de bons et de méchants possède un pouvoir explicatif bien faible.
- Lors de l’élection présidentielle de 2017, les fautes légales et morales du candidat Fillon étaient des faits avérés et vérifiables. Leur signification varie en revanche si l’on rajoute qu’une majorité de ténors politiques, en particulier chez ses concurrents, avaient commis des infractions comparables. Et quant au récit chronologique, il doit mentionner qu’aucune procédure juridique ne fut jamais menée avec une telle célérité de mémoire de citoyen. Il ne s’agit pas là encore de nier ou de dédouaner les fautes commises. Mais elles revêtent un sens différent lorsqu’on les plonge au milieu des autres faits et que l’on en reconstitue l’historique.
- L’économie est une source inépuisable de pièges de la « factualité ». Par exemple, l’inflation est restée factuellement très faible depuis des années. Certains économistes s’en sont étonnés, car la création monétaire n’a jamais été aussi forte, par la pratique du « quantitative easing » mis en œuvre par les banques centrales pour « soutenir l’économie » ou plus précisément pour éviter un effondrement financier. Plusieurs études ont montré que les injections de liquidité sur les marchés ont créé une inflation masquée, perceptible sur les prix des actifs financiers ou sur le parc immobilier. Mais elle n’apparaît pas, l’inflation étant mesurée par un indice des prix à la consommation qui ne concerne que les biens et services courants, très en aval du circuit d’échange monétaire. Le « fact-checking » en économie semble simple, car quoi de plus élémentaire que de mettre un chiffre en face d’un autre ? Ceux qui prétendent qu’il y a eu pourtant inflation doivent-ils être poursuivis pour diffusion de fake news ? Tout chiffre économique repose la question de son moyen de mesure et des autres indicateurs avec lesquels il est interdépendant : l’économie est le domaine par excellence où le fait isolé n’a pas de sens. Il en est de même des chiffres du chômage, de la précarité, de la démographie, etc.
- Un argument souvent entendu par les tenants de la « mondialisation heureuse » est que si celle-ci a provoqué un appauvrissement des classes modestes dans les pays développés, elle a élevé le niveau moyen de richesse au niveau mondial. Mais supposons que sur une échelle de 0 à 50, les classes modestes des pays développés soient passées d’un niveau de 12 à 9 tandis que celles de l’ensemble des pays au niveau mondial soient montées du niveau de 5 à 7. Et qu’en dessous du niveau de 10, l’on voit apparaître des structures politiques de pays non démocratiques (zones de non-droit, communautarisme, marché du crime), la démocratie s’appuyant sur des classes moyennes suffisamment fortes. La préservation des libertés civiques et celles de traditions démocratiques centenaires sont gravement menacées, ce qu’aucun indice économique ne mesure et l’organisation politique de pays précaires se généralisant à l’ensemble de la planète, elle peut amorcer un recul généralisé de la croissance. Le problème des raisonnements fondés sur une moyenne est qu’ils négligent les phénomènes de seuils, de barrières activantes ou désactivantes qui sont légion en économie. Celui qui osera critiquer les bienfaits de la mondialisation telle qu’elle est pratiquée sera-t-il condamné par les « fact-checkers » qui se contenteront de placer un chiffre en face d’un autre ?
La déontologie est-elle soluble dans l’infantilisation ?
Après Popper et Quine, quel fut l’apport concret de Kuhn ? Nous pourrions dire qu’il s’agit d’un cinquième principe adjoint aux quatre autres : c’est le seul libre arbitre de chacun qui estime quelle est la thèse résistant le mieux à la confrontation au réel. Kuhn a montré que chaque thèse est un univers mental ne pouvant se comparer directement aux autres. Il en résulte que des thèses contradictoires voire totalement opposées peuvent coexister. Ainsi du dialogue d’Einstein et de Bohr.
Le temps est loin où une presse de qualité pouvait présenter deux ou trois thèses opposées mais toutes également respectables sur nos grands sujets de société. L’obsession de pourchasser les fake news est corrélative d’une conception appauvrie du journalisme considérant qu’il n’existe qu’une seule ligne respectable et véridique sur les sujets économiques et sociaux, les autres étant entachées de partialité. Il y aurait un seul point de vue objectif et tout discours le contestant serait précipité parmi les points de vue idéologiques. Par une extraordinaire coïncidence, l’interprétation convenable se trouve toujours être celle des pouvoirs constitués, nationaux ou européens.
Car derrière la croyance dans le « fact checking », se profile rapidement la normalisation de l’information à travers une cotation. Les « pastilles » vertes, orange et rouge des « décodeurs » du journal « Le Monde » réalisent ce saut de la factualité que l’on est le seul à détenir à l’attribution de bons points à l’égard de toute thèse adverse. Comment ne pas faire le parallèle entre cette cotation infantilisante et le « scoring » mis en place par le gouvernement chinois, permettant de calculer une note de « bon ou mauvais citoyen » accessible en temps réel par le gouvernement et actualisée en permanence.
Une telle prétention ne pousserait qu’à sourire, si l’infantilisme ne gagnait le sommet de l’état. Les « décodeurs » sont à mille lieux d’imaginer les contre-vérités et les menaces critiques contre les libertés que leurs agissements entrainent. Tout discours sur la vérification et la preuve nous plonge directement au milieu de Karl Popper, de Wittgenstein, de Bertrand Russell, de Tarski, de Gödel.
Les « décodeurs » plongés parmi les philosophes analytiques anglo-saxons reviennent à peu près à l’irruption de Cyril Hanouna face à Einstein et Poincaré ou au parachutage de joyeux touristes en tongs et en tee-shirt au sommet de l’Anapurna. »
Le petit totalitarisme et le grand totalitarisme
Admettre qu’il puisse y avoir des fake news est un dommage colatéral de nos libertés, tout comme un corps biologique ne sera jamais parfait et comportera toujours des impuretés. Est-ce à dire qu’il ne faut rien faire et laisser des ragots parfois dangereux envahir les réseaux sociaux ? Il faut bien sûr agir, mais en ayant l’inlassable patience de réfuter, contre-argumenter, ouvrir des explications adverses qui s’imposent par leur cohérence et le sérieux de leur documentation. On ne peut combattre les errements de la pensée par l’interdiction car la pensée a besoin d’errer, de tâtonner, de se confronter pour progresser.
Le seul moyen de montrer que son point de vue est au-dessus des autres est de le frotter à la bataille des arguments, de le faire émerger après l’épreuve du feu. L’égalité devant la mort et l’égalité devant l’argumentation sont deux principes de la condition humaine qui délimitent le mérite, qui évitent tout arbitraire ou abus de pouvoir. S’estimer au-dessus des autres a priori, notamment sous le prétexte du bien commun, est la pire forme de malhonnêteté intellectuelle, celle qui dissimule une avidité au pouvoir absolu derrière le service des autres.
Assimiler une vérification à une « check-list » de points supposée être plus objective est profondément fallacieux : une telle « vérification » dissimule qu’elle est elle-même une thèse, afin de se soustraire à des interprétations concurrentes.
A ce titre, notre époque confronte les deux figures du petit totalitarisme et du grand totalitarisme. Leurs natures et leurs rôles ne doivent pas être confondus.
Le petit totalitarisme est celui des dangers de la démagogie et du populisme. Celui des propos de comptoirs, avinés et limités. S’il n’en est pas toujours à la source, il est souvent le vecteur de propagation des fake news.
Le grand totalitarisme est beaucoup plus dangereux, dans le sens où il provient de personnes qui se pensent éclairées et se sont mis en tête de rééduquer et de redresser le peuple. Exagération ? Voici ce que déclarait la ministre de la culture française à l’occasion de l’audition de la loi « fake news » par les commissions des affaires culturelles :
« Ne pas céder à la démagogie, en renvoyant à la seule capacité de discernement des citoyens. »
Il semble ainsi que le gouvernement s’arroge le droit de juger du discernement des citoyens et indique déjà quelle est la presse « autorisée » qui sera chargé de les remettre dans le droit chemin, les « décodeurs » et « fact checkers faisant l’objet d’un vibrant éloge de Françoise Nyssen un peu plus haut dans le même texte.
L’imbécile de comptoir peut à l’occasion être dangereux, mais Lyssenko l’est bien plus encore. Françoise Nyssen devrait se souvenir que dans l’ex Union Soviétique, le marché noir dépassait largement l’économie officielle, car ce que vous interdisez est aussitôt paré d’un attrait irrésistible. Ceux qui pestent contre le populisme n’imaginent pas une seule seconde qu’ils sont les premiers à en être responsables, en interdisant toute thèse adverse par appétit de pouvoir.
La récente affaire dans laquelle le gouvernement français est empêtré en est la meilleure illustration et les valeureux défenseurs de « l’information vraie » se sont livrés à cette occasion à une véritable orgie de « fake news », montrant par l’exemple les infinies possibilités de travestir un discours « factuel » en une série de mensonges intéressés. Ils sont en train d’éclater sous les coups de discours adverses tout aussi factuels, mais beaucoup plus vraisemblables. CQFD.
Le mépris du peuple n’est pas la marque des puissants et des éclairés mais celle des faibles. Les personnes véritablement éclairées, celles dont le point de vue se démarque, sont toujours d’une grande simplicité, car ils savent trop bien que nous sommes tous égaux face à l’argumentation et devons à chaque débat refaire à nouveau nos preuves. Georges Washington se retira ainsi de la vie politique lorsqu’il s’aperçut que son influence et son aura faisaient de lui une référence et que son point de vue n’était plus assez contesté.
Les pères de Philadelphie transmettaient ainsi une culture de ce qu’est la véritable liberté d’expression. 11 ans après la déclaration d’indépendance, ils rédigeaient un préambule à la constitution commençant par ces mots « We, the people ». Populisme ? Non « Common Decency » que les plus humbles comme les plus puissants peuvent montrer lorsqu’ils sont attachés à un débat d’idées digne de ce nom, digne de la liberté de l’homme. De tout homme.
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Ce petit message uniquement pour vous remercier de ce texte. Je partage tout à fait votre conclusion.