Dans un monde où la communication est devenue un enjeu stratégique majeur, cette tribune prend appui sur le chapitre « Components of Human Communication » du livre Zoosemiotic de Thomas A. Sebeok pour éclairer les dérives et les potentiels des techniques d’influence modernes. Sebeok, en décortiquant les modes d’expression (Umwelt versus Innenwelt, vocaux vs non vocaux, verbaux vs non verbaux, hémisphère gauche versus hémisphère droit, inné vs acquis) nous offre des clefs pour comprendre les mécanismes de la communication humaine, en se basant sur des études réalisées sur le comportement animal. A l’ère des réseaux sociaux, ces concepts prennent une dimension nouvelle et éclairante.
Nous vivons aujourd’hui dans des bulles cognitives, des écosystèmes informationnels qui, loin de favoriser l’ouverture et la diversité d’opinions, renforcent les biais et fragmentent les réalités perçues. Les notions d’Innenwelt et d’Umwelt de Jakob von Uexküll, qui décrivent respectivement le monde intérieur et la perception subjective de l’environnement, trouvent ici une résonance pertinente. Les réseaux sociaux, avec leurs algorithmes sophistiqués, exploitent ces dimensions pour façonner des réalités numériques sur mesure, exacerbant la polarisation des opinions et minant le débat public.
Cette tribune défend l’idée que les techniques d’influence contemporaines, bien que puissantes, doivent être réévaluées à la lumière de ces dynamiques. En usant à la fois des perceptions internes et externes des individus, les communicants possèdent un pouvoir inédit, mais aussi une responsabilité immense. Il est impératif de penser de façon éthique les stratégies de communication pour œuvrer à la construction d’un espace public véritablement démocratique et inclusif.
Umwelt versus Innenwelt
Les concepts d’Umwelt (le monde intérieur / univers mental) et d’Innenwelt (le monde propre de l’individu, sa perception du monde et ce qu’il peut y faire en termes d’action) de Jakob von Uexküll (biologiste et philosophe allemand, 1864-1944) trouvent une résonance frappante dans les bulles cognitives créées par les réseaux sociaux actuels. Tout comme l’Umwelt décrit l’environnement perçu de manière subjective par chaque organisme, les algorithmes des réseaux sociaux construisent une réalité numérique personnalisée pour chaque utilisateur, façonnée par ses préférences, ses interactions, et ses comportements en ligne. Cette bulle cognitive, similaire à l’Umwelt, crée un univers informationnel unique où l’utilisateur est exposé principalement à des contenus qui renforcent ses croyances et ses intérêts préexistants. De même, l’Innenwelt, qui représente le monde intérieur des expériences et des perceptions, est comparable à l’état émotionnel et cognitif d’un individu influençant la manière dont il interprète et réagit aux informations dans ces bulles numériques. Ainsi, les réseaux sociaux, en modélisant et en exploitant les Umwelten et Innenwelten de leurs utilisateurs, exacerbent les effets des bulles cognitives, conduisant à une fragmentation des réalités perçues et à une polarisation accrue des opinions.
Vocal versus non vocal & verbal versus non verbal
Dans les chapitres « Vocal versus Non-Vocal » et « Verbal versus Non-Verbal » de Zoosemiotic, Thomas A. Sebeok explore les dimensions multiples de la communication, en distinguant les modes d’expression vocaux et non-vocaux, ainsi que verbaux et non-verbaux. Sebeok met en lumière l’interdépendance entre ces différents modes, soulignant comment la voix et le langage, d’une part, et les gestes, expressions faciales, et autres signaux corporels, d’autre part, se combinent pour créer des messages riches en signification. Cette analyse devient particulièrement pertinente lorsqu’on la transpose à l’ère des réseaux sociaux, où la communication multimodale a pris une nouvelle forme. Aujourd’hui, les images et les vidéos dominent l’espace numérique, reflétant une évolution vers une communication de plus en plus visuelle, où les éléments non verbaux jouent un rôle crucial. Les influenceurs, par exemple, utilisent leur image de manière stratégique pour transmettre des messages, influencer des comportements et construire leur marque personnelle. Cette prédominance du visuel sur le verbal dans les plateformes sociales illustre l’importance persistante des éléments non verbaux dans la communication, comme l’avait anticipé Sebeok, et montre comment ces modes de communication se sont adaptés et renforcés dans le contexte de la culture numérique moderne.
Witting versus Unwitting (conscient et non-conscient)
L’étude de Eckhard H. Hess (1964) sur les pupilles dilatées (article à lire ici) a révélé que la dilatation des pupilles, processus inconscient, est un indicateur d’émotion et d’intérêt, jouant un rôle subtil mais puissant dans la communication non verbale. Lorsque nous voyons des pupilles dilatées, cela peut inconsciemment nous signaler que l’autre personne est engagée ou intéressée, créant ainsi une connexion plus forte. Ce phénomène est exploité dans des domaines comme la publicité, où les images montrant des personnes aux pupilles dilatées sont parfois utilisées pour évoquer des réponses émotionnelles positives chez les spectateurs. Par exemple, des publicités peuvent montrer des modèles avec des pupilles légèrement dilatées pour suggérer l’attirance ou le désir, ce qui peut rendre le produit plus attrayant aux yeux des consommateurs. En jouant sur ce signal non verbal, les publicitaires cherchent à convaincre leur cible en déclenchant une réaction émotionnelle qui renforce l’impact du message visuel. Cette technique souligne à quel point des éléments subtils de la communication non verbale, comme la dilatation des pupilles, peuvent être puissamment influents dans des contextes de persuasion commerciale.
Hémisphère gauche versus hémisphère droit
Les hémisphères cérébraux gauche et droit jouent des rôles distincts dans la communication et le traitement de l’information. L’hémisphère gauche est généralement associé à des fonctions analytiques, logiques et verbales, telles que le langage, les mathématiques et la pensée séquentielle. En revanche, l’hémisphère droit est lié à la créativité, à l’intuition, et à la perception globale, jouant un rôle clé dans l’interprétation des signaux non verbaux, des émotions et des images.
Cette dichotomie a des implications profondes pour la communication et l’influence, notamment dans les domaines de la publicité, du marketing et des relations publiques. Les entreprises, les individus et les institutions qui cherchent à influencer un public peuvent tirer parti de cette connaissance en concevant des messages qui activent à la fois l’hémisphère gauche et l’hémisphère droit. Par exemple, une campagne de communication efficace peut combiner un argument rationnel (ciblant l’hémisphère gauche) avec des éléments visuels et émotionnels puissants (ciblant l’hémisphère droit), créant ainsi un impact plus holistique et persuasif.
En mobilisant simultanément les capacités analytiques et émotionnelles du cerveau, les communicants peuvent renforcer la mémorisation du message et susciter une réponse plus profonde de la part du public.
La distinction entre les hémisphères droit et gauche du cerveau, telle qu’explorée par Sebeok, trouve un écho pertinent dans les sciences comportementales et la théorie du nudge en communication. Les sciences comportementales s’appuient sur la compréhension de la manière dont les individus traitent l’information pour concevoir des interventions subtiles, ou nudges, qui influencent les décisions sans restreindre le choix. Le parallèle avec la spécialisation des hémisphères cérébraux est frappant : l’hémisphère gauche, orienté vers la logique et le langage, peut être ciblé par des nudges qui exploitent des informations claires, des statistiques et des arguments rationnels, incitant à des décisions délibérées. En revanche, l’hémisphère droit, plus réceptif aux stimuli visuels, émotionnels et intuitifs, peut être influencé par des nudges qui jouent sur la perception, les émotions ou l’attrait visuel, guidant des comportements plus impulsifs ou instinctifs.
Les communicateurs et les entreprises peuvent donc tirer parti de ces connaissances pour créer des dispositifs de communication efficaces en combinant des éléments qui engagent à la fois les aspects rationnels et émotionnels du cerveau. Par exemple, une campagne de communication peut utiliser des messages clairs et des chiffres (pour l’hémisphère gauche) tout en présentant des images ou des récits émotionnels (pour l’hémisphère droit) pour encourager des comportements sains. En intégrant cette compréhension neurocognitive dans la conception des activations de communication, il est possible d’influencer les choix de manière plus précise et efficace, en s’assurant que les messages résonnent pleinement avec la manière dont les individus perçoivent et traitent le monde qui les entoure.
Inné versus acquis, universel versus particulier
Les concepts d’inné versus acquis et universel versus particulier sont fondamentaux pour comprendre les dynamiques de communication et d’influence. L’inné renvoie à ce qui est biologique, génétiquement déterminé, tandis que l’acquis englobe les influences culturelles, sociales, et personnelles qui façonnent le comportement et les perceptions. De manière similaire, le contraste entre universel et particulier fait référence à ce qui transcende les cultures et est partagé par l’humanité entière, par opposition à ce qui est spécifique à une culture ou un individu.
En communication, ces distinctions sont cruciales. Pour convaincre un large auditoire, il est souvent efficace d’adopter une approche universelle, qui s’appuie sur des valeurs, des émotions, ou des expériences partagées, transcendant les différences culturelles. Par exemple, des thèmes comme la famille, la sécurité, ou l’espoir sont des points d’accroche puissants car ils résonnent de manière innée avec la majorité des êtres humains. À l’inverse, lorsque l’on s’adresse à une personne ou à un groupe restreint, l’influence passe par la prise en compte des particularités culturelles, sociales et personnelles de l’audience. Adapter son discours à ces spécificités, en intégrant des références culturelles précises ou en reconnaissant les valeurs propres à l’interlocuteur, renforce l’impact du message en le rendant plus pertinent et plus convaincant pour ce public particulier. Ainsi, maîtriser l’équilibre entre l’universel et le particulier, entre l’inné et l’acquis, permet aux communicateurs d’optimiser leur stratégie d’influence selon le contexte et l’audience visés.
En conclusion, si les techniques d’influence modernes offrent des outils puissants pour façonner la communication, elles posent aussi des questions cruciales sur l’éthique et la responsabilité des communicants. Alors que nous évoluons dans des bulles cognitives de plus en plus isolées, il devient essentiel de réfléchir à l’impact de ces dynamiques sur la société et le débat public. Comment pouvons-nous utiliser ces outils pour renforcer la cohésion plutôt que la division ? Quelles stratégies devons-nous adopter pour garantir que la communication reste un vecteur de diversité et de dialogue ? Il est temps d’ouvrir un débat sur ces enjeux pour construire des perspectives qui allient influence et intégrité.
Sources :
- Eckhard H. Hess, Scientific American, The Role of Pupil Size in Communication
- Thomas A. Sebeok, Zoosemiotic