Cet article est la première moitié d’une étude des moyens et des enjeux de la mobilité de demain.
Le rêve du village planétaire
L’abolition des distances est une thématique explorée maintenant depuis des décennies. La mise en place de moyens de transport à très grande vitesse, qu’il s’agisse de l’aérien, du rail ou des routes a modifié profondément notre vision du monde. La Terre devient un petit espace, accessible en quelques heures de tout point à un autre. Ce qui semblait une destination exotique devient notre voisinage. Passer une semaine de travail à l’autre bout de la planète, changer de continent pour les vacances, deviennent monnaie courante et ne sont l’affaire que de quelques heures, comme l’était un voyage en province proche il y a quelques siècles. Quant aux pays limitrophes, par exemples ceux qui constituent l’Europe, ils sont considérés maintenant comme des voisins de quartier à qui l’on peut rendre facilement visite.
Les progrès en vitesse et en fiabilité des transports classiques donnèrent lieu à une vision idyllique il y a de cela 30 ou 40 ans. L’expression « village planétaire » était monnaie courante. Dans un espace raccourci, « l’ailleurs » n’existe plus. Le monde ressemblait à une grande communauté ou barrières de langues et de cultures s’abattraient naturellement par la simple proximité physique. Cette approche naïve pensait que si la distance spatiale était réduite, la distance entre les hommes le serait aussi. Un sentiment d’appartenance au même village planétaire naîtrait spontanément, parce que l’effort d’aller voir quiconque deviendrait minime.
Or, c’est exactement le contraire qui est en train de se produire. En témoigne le fait que plus personne n’ose employer une expression telle que « village planétaire », qui parait désuète. Nous vivons dans un monde de tensions, de barrières, de protections. L’effort de rapprochement entre les hommes semble de plus en plus difficile et insurmontable, à mesure que leur distance spatiale s’amenuise.
L’erreur est de considérer que l’effort et la difficulté d’un voyage est une pure affaire de spatialité. Ou plus précisément de croire que l’espace que nous avons à parcourir dans le monde moderne est géométrique.
Plusieurs faits très concrets se sont rappelés aux idéalistes du village planétaire :
Le transport a un coût. Les performances obtenues en vitesse et en fiabilité nécessitent encore des moyens coûteux de propulsion, thermiques ou électriques. Le réseau parcouru librement de la mobilité idéale doit être pondéré par un coût associé à chaque chemin. La libre circulation devient plus relative, car il s’agit de se mouvoir dans un espace économique et non géométrique. La crise actuelle des gilets jaunes en France est venue se rappeler au bon souvenir de ceux qui ont oublié ce facteur concret : la propulsion coûte cher et représente une part croissante du budget d’un ménage. Pour les populations vivant dans des zones isolées, ce budget élevé conditionne de surcroît leur survie matérielle immédiate.
La logistique reste une question complexe, dont la gestion ne va pas de soi. Affréter des transports totalement adaptés aux volumes de circulation et aux usages de chacun demeure un exercice de haute volée. Elon Musk a été mis en difficulté par un problème bien plus terre à terre que les hautes technologies embarquées dans ses Tesla : la nécessité de les transporter au bon endroit en fonction des commandes client. Etre constructeur automobile nécessite de se plier aux contraintes de la logistique, rappelant que la mobilité est aussi affaire de mise à disposition de moyens.
Enfin – et c’est là l’argument le plus important – il est parfois aussi long et difficile de se rendre d’une banlieue vers sa métropole d’appartenance que de changer de province voire de pays. Une expédition dans Paris depuis l’Ile de France peut être exténuante, tandis qu’une virée en Normandie ou même dans la région Lyonnaise paraît plus agréable et prend à peine plus de temps, parfois moins.
Ceci parce que la difficulté principale à résoudre n’est pas la vitesse mais la saturation. Les meilleures technologies de transport rapide ne peuvent rien contre un trafic engorgé. L’automobiliste de n’importe quelle grande métropole européenne doit se préparer à un parcours du combattant chaque fois qu’il effectue des trajets péri-urbains, ceux empruntant les voies rapides et périphériques saturés en permanence, se terminant par un exercice non moins exténuant s’il roule dans la métropole. Le « dernier kilomètre », celui qui passe par de petites rues et nécessite de se garer temporairement, pour déposer bébé à la crèche, aller chercher les enfants à l’école ou faire un crochet par l’épicerie avant de rentrer, est celui qui consomme le plus de temps et d’énergie. Le flux massif des voies péri-urbaines comme le flux fin et capillaire de l’intra-urbain superposent leurs difficultés et contraignent les conducteurs à de véritables prouesses physiques et nerveuses.
C’est ainsi que nous avons décrété le village planétaire, sans réaliser que c’est la jungle urbaine qui fixerait sa loi. Nous nous sommes émerveillés avec raison de faire un Paris – New-York en quelques heures, mais avons oublié que nous rendre en ville pour la moindre sortie deviendrait un pensum. La réalité locale de notre monde en inextricable réseau nous a tiré de l’idyllique rêve de globalité.
Un espace de la complexité d’étapes
L’espace moderne n’est pas une étendue géométrique neutre. Nous vivons dans un monde de réseaux d’interdépendances croisées, d’une densité et d’une complexité effrayantes. La distance qui nous sépare d’un point à un autre ne se compte pas en mètres, miles ou kilomètres, mais en nombre d’étapes élémentaires avant d’y parvenir. Nous ne nous déplaçons pas spatialement, nous parcourons des graphes et réseaux enchevêtrés. Comme dans les sciences de l’information, l’espace est abstrait, il se mesure en nombre de pas d’exécution. Dans la ville, il s’agit d’aller de tel bloc à tel bloc, de telle jonction à tel carrefour. Et si un réseau hyper-dense comporte mille pas d’exécution élémentaires concentrés sur quelques kilomètres, il sera aussi long et fatigant à parcourir que le même réseau étendu sur des centaines de kilomètres.
Après la révolution classique des transports rapides et massifs, vient celle de la mobilité contemporaine. Certains ont répondu aux problèmes qui précèdent par un cocktail de nouvelles technologies maintenant bien connu : la mobilité de demain sera autonome, connectée et électrique. Nous roulerons dans des voitures toutes propulsées électriquement, sans souci de conduire, ce qui nous redonnera du temps – celui que nous passions sur la route – et la connectivité à bord nous donnera les mêmes capacités de travail et de loisir qu’en entreprise ou à la maison.
Ce plaidoyer pour la voiture électrique, connectée et autonome est devenu une figure imposée de la communication sur les transports depuis 5 ans. Mais répond-il aux véritables enjeux du transport moderne ?
La propulsion électrique présente un bilan économique et énergétique plus que contestable, la production d’électricité demeurant un procédé cher, ainsi que la production et le recyclage de batteries à haute capacité. Les coûts indirects de la voiture électrique n’apparaissent pas dans le bilan du véhicule, mais le rendraient peu intéressant s’ils étaient intégrés. De surcroît, la généralisation de la propulsion électrique à une partie importante du parc automobile buterait rapidement sur des pénuries concrètes : pics de production électrique pour charger et recharger les batteries, pénurie de ressource sur les terres rares nécessaires aux batteries de longue durée. A part si une technologie révolutionnaire comme celle des graphènes passait au stade industriel rapidement, la propulsion en tout électrique trouvera très rapidement ses limites. L’engouement actuel des politiques pour ce mode de propulsion et la condamnation rapide de certains autres relèvent en cela beaucoup plus de l’idéologie irresponsable que de la recherche de rationalité ou de bien être.
La connectivité dans de bonnes conditions est encore loin d’être acquise. Il est cocasse de voir des discussions porter sur les applications de la 5G, quand le niveau minimal d’une 4G ou d’une 3G comporte encore des trous béants sur des portions très importantes d’autoroutes européennes. La couverture mobile fiable et de haut débit en situation de déplacement rapide est loin d’être acquise : les faits sont têtus, tout comme le sont les lois de propagation des signaux hertziens sur des topographies compliquées.
Le véhicule autonome semble fournir un argument imparable : qu’importe le temps passé à bord d’une voiture. Si celle-ci se transforme en salon ou en bureau mobile, nous laissant le loisir de lire ou de travailler, deux heures d’embouteillage n’auront plus d’importance. Ce raisonnement trop simple ignore quelques facteurs décisifs : même en temps libéré, un trajet long coûte cher en mode de propulsion. Egalement, tout ne peut pas se faire à distance dans l’habitacle d’une voiture : certaines réunions nécessitent une présence physique. Ajoutons que les limitations du réseau citées au paragraphe précédent amoindrissent sensiblement la libération du temps et des activités à bord. La saturation des réseaux provoque des accidents (ils ne sont pas absents en conduite autonome) et dégrade la chaussée à grande vitesse. L’intérêt du temps retrouvé pour le particulier n’est pas l’intérêt des pouvoirs publics. Enfin, rappelons qu’une voiture autonome de pleine délégation de conduite, même restreinte aux voies rapides, n’est pas pour un avenir proche.
La mobilité du futur passe bien par des défis technologiques, mais pas ceux que l’on croît ou qui occupent le devant de la scène. La réponse technologique devient pertinente dès lors qu’elle comprend la problématique essentielle : c’est la saturation d’un réseau de connexions enchevêtrées qu’il faut résoudre, non la conduite d’un point à un autre, aussi confortables les conditions de conduite soient-elles. Nos technologies ont évolué, mais pas notre perception de l’espace. La spatialité géométrique est celle du monde ancien, celui dans lequel nous avions encore de la place et où les services restaient simples. Nos raisonnements ont un habillage technologique très en pointe, mais sur des données qui ne comprennent pas la véritable transformation de notre monde.