Quand IBM imite Bull
Les premières machines Bull construites à Paris furent conçues par K.A. Knutsen, qui avait perfectionné depuis 1925 les inventions de Fredrik Bull, mettant notamment au point une innovation majeure : l’imprimante numérique à roues. Elle est inventée et brevetée par Knutsen. L’idée maîtresse qui préside à la conception de cette im-primante est de remplacer les crémaillères supportant les caractères à imprimer dans les tabulatrices par des roues. En disposant les carac-tères sur une roue tournant toujours dans le même sens, on allège le dispositif et on supprime un mouvement à grande inertie. En sep-tembre 1931, la première tabulatrice imprimante T30 était livrée au service des Assurances Sociales du ministère du Travail. Elle com-portait 60 roues (numériques seulement) et imprimait 120 lignes par minute avec une grande qualité d’impression. Aucune autre machine n’est en mesure d’approcher cette vitesse à l’époque.
On décide d’étendre immédiatement le principe à l’impression de l’alphabet. On crée alors une imprimante de 30 roues alphabétiques que l’on juxtapose à une autre de 60 roues numériques. Cette nou-velle imprimante alphanumérique est sortie fin 1932. La vitesse a été augmentée à 150 lignes par minute. Cette cadence ne sera atteinte chez le concurrent IBM qu’avec la sortie de son IBM 407 en 1949 ! Les roues ont remplacé les barres sur ce modèle, comme chez Bull, avec 17 ans de retard tout de même. En 1934, Bull a sorti l’imprimante dont toutes les roues étaient capables d’imprimer soit de l’alphabet, soit des chiffres selon ce qui se présentait dans la carte. La première machine fut exposée au Salon des machines de bureau tenu en octobre 1934. La suite sera surtout une ère de perfec-tionnements accessoires, car déjà en 1934, l’imprimante Bull était assez mature. Elle sera d’ailleurs construite, sans modification ma-jeure, jusqu’en 1968 !
Entre-temps, le développement de la Compagnie se heurte à de nombreux obstacles, tant intérieurs qu’extérieurs. Les problèmes aigus de trésorerie retardent la rationalisation des ateliers de fabrica-tion, la mise au point des machines, leur adaptation aux besoins des utilisateurs. Un rapport de 1933, écrit par Vieillard, fait état d’incidents mécaniques fréquents, de dysfonctionnements de ma-chines, de modèles livrés sans être stabilisés… Il s’agit, en grande partie, de « maladies infantiles » d’une entreprise qui fait son ap-prentissage dans le domaine exigeant de l’électromécanique de pré-cision. Des dépenses importantes doivent être consacrées à l’entretien, au détriment des études : il faut coûte que coûte faire fonctionner les machines pour conserver la confiance des premiers clients. Cela implique parfois de reprendre les équipements déjà livrés pour les modifier en atelier ou les échanger contre d’autres modèles. Les obstacles ne rebutent pas le petit groupe du « Syndicat des Utilisants » qui maintiennent leur confiance et leur appui finan-cier à la Compagnie. Certains, à la fois clients et actionnaires, accep-tent ainsi un double risque.
À partir de 1934, la situation se redresse et les incidents techniques diminuent de 70 % par rapport aux premières livraisons. Le premier bénéfice d’exploitation, plus de 800 000 francs, apparaît. La Com-pagnie contrôle plus de 15 % du marché français. En 1935, Bull avec plus de 60 équipements installés dépasse Powers-SAMAS et devient le principal concurrent d’IBM dans l’Hexagone. Une crois-sance d’autant plus remarquable qu’elle se situe en pleine crise éco-nomique. Pour rappel, la production automobile par exemple a di-minué de 35 % de 1929 à 1935. De plus, la France de cette époque était réputée, trop souvent sans nuances, peu entreprenante, peu in-novatrice et peu exportatrice. Rares sont donc les grandes entreprises susceptibles de s’équiper en machines à cartes perforées. Au milieu des années trente, le secteur de la carte perforée emploie moins de mille personnes dans tout le pays .
Vers une longue gouvernance familiale
Les années 1935-1937 ont été décisives pour l’avenir de Bull. L’innovation exigeant des investissements coûteux, des pourparlers sont entrepris avec les pouvoirs publics en vue d’obtenir une aide pour le développement des études. Au même moment, Genon est mandaté par le Conseil d’Administration pour la recherche d’accords de licence et de distribution auprès de différentes firmes aux États-Unis. Il rencontre, entre autres, Thomas Watson, président d’IBM qui lui fait une offre de collaboration amicale. Mais la compagnie préfère demander l’engagement du gouvernement français. La déci-sion de ce dernier tarde à venir. Genon, sans avoir reçu l’autorisation du Conseil d’Administration, vend alors à IBM la majorité des ac-tions de Bull AG, la société de commercialisation des machines Bull, qu’il dirigeait. Il y voit un moyen d’obtenir « une paix tacite » des brevets entre IBM et Bull et de « développer les affaires de Bull sur le plan international, avec l’appui d’un groupe américain ». L’intraitable Gérard Vieillard somme Genon de choisir entre Bull ou IBM. Après dix ans d’une intense activité souvent décisive, Genon quitte Bull et laisse une impression de trahison auprès des dirigeants. De nouveaux acteurs entrent en scène alors, notamment la famille Callies-Aussedat. La Société des Papeteries Aussedat fournit Bull en cartes mécanographiques. Depuis 1932, elle a réalisé d’importants investissements dans ce domaine et est représentée au Conseil d’Administration de Bull par Jacques Callies. La menace d’une ab-sorption de la Compagnie par IBM inquiète fortement Aussedat, car IBM exige de ses clients qu’ils lui achètent les cartes en exclusivité. Cette situation a par ailleurs poussé le Gouvernement américain à intenter un procès en justice contre IBM en 1932 dans le cadre de la loi Antitrust. Mais le verdict, le Consent Decree qui oblige la firme à cesser cette pratique, ne tombe que tard, en de 1936 . La situation de 1932 est donc analysée par les dirigeants d’Aussedat, apparentés à la famille Michelin, et c’est l’avis de l’ancêtre Édouard Michelin qui emporte la décision. De même qu’il faut éviter le rachat de Ci-troën par General Motors, il ne faut pas que la Compagnie Bull tombe entre les mains des Américains. Et puisque l’État ne réagit toujours pas, la famille Callies décide d’accroître son engagement financier dans l’entreprise. Elle en prend la direction qu’elle confie à Jacques Callies, un ancien officier issu de l’école militaire de Saint-Cyr. Il est nommé administrateur délégué de Bull en décembre 1935, puis président-directeur général. Il remplira cette fonction jusqu’à sa mort en novembre 1948. Il aura comme successeur son frère Joseph Callies, un centralien devenu ingénieur aux papeteries Aussedat puis à la Compagnie des Machines Bull. L’équipe qui animera et assurera pendant près de 30 ans l’expansion de la Compagnie est désormais en place. Comme est en place la forme de capitalisme familial qui la gérera jusqu’en 1964, les Callies possédant 55 % du capital. Durant toute cette période, un esprit caractérisera la Compagnie : sentiment que chaque employé est important, paternalisme social, conviction d’être les meilleurs, souci extrême du client. À l’instar de Michelin, dont la culture d’entreprise semble avoir influencé Bull, la compa-gnie fait fi des titres officiels et des organigrammes rigides. Un bon exemple est donné par Roger Clouet, jeune employé recruté par la compagnie en 1933. Doué d’un véritable génie de la mécanique à la fois pour la conception des machines et pour leur adaptation aux besoins des clients, Clouet devient dans les années quarante le véri-table directeur technique de Bull. Il y formera une bonne partie de la génération d’ingénieurs recrutés après la guerre. Les responsables, à commencer par les Callies, ont laissé l’image de dirigeants habités par le sens du devoir et payants de leur personne. Ils arrivent tous les matins à 8 h en conduisant leurs voitures personnelles, sans véhicule de fonction, ni chauffeur, ni parking réservé. Une interview de Jo-seph Callies (Entreprise n° 117 du 30 novembre 1957) résume assez bien l’esprit maison de la compagnie : « esprit pionnier, nous tenons à éviter le fonctionnarisme et l’impersonnalité. Nous ne publions pas d’organigramme officiel, afin de laisser une grande souplesse d’adaptation aux structures et de faciliter la promotion des meil-leurs ». À cela s’ajoute un système de primes pour récompenser l’effort personnel. Joseph Callies insiste sur « la nature innovatrice de son activité », l’âge moyen du personnel étant de 35 ans à l’époque de l’interview. Il met également l’accent sur « le patrio-tisme » vis-à-vis de la Compagnie. Le crime majeur pour lui, serait de quitter Bull pour IBM et envers le pays. Le fait que Bull soit une firme 100 % française est un argument fréquemment utilisé, notam-ment dans les négociations avec les administrations clientes. Le made in France est un label ancien finalement…