A l’occasion de la sortie de « La culture du tabac en France, sauvegarder un savoir-faire, promouvoir l’innovation « , Europeanscientist donne la parole à Catherine Regnault Roger, pharmacien, docteur d’État ès sciences naturelles, spécialiste d’écologie chimique et de protection des cultures (protection intégrée et biocontrôle, biopesticides d’origine végétale ; plantes génétiquement modifiées et réglementation). A noter que madame Regnault Roger est également professeure des universités émérite à l’université de Pau et des pays de l’Adour (E2S UPPA/UMR IPREM CNRS), membre du Comité scientifique du Haut Conseil des Biotechnologies, de l’Académie nationale de Pharmacie et de l’Académie d’agriculture de France (section Productions végétales, Chargée de mission pour le Comité Livres de l’Académie), directrice de la collection Académie d’agriculture de France publiée chez Presses des Mines. Elle revient ici sur l’ouvrage qu’elle a coordonné.
The European Scientist : Vous avez dirigé la publication de « la culture du tabac en France, sauvegarder un savoir-faire, promouvoir l’innovation », pourquoi cet ouvrage collectif ? Était-ce un souhait de l’Académie d’Agriculture de France ?
Catherine Regnault-Roger : Des membres de l’Académie d’agriculture de France de la région du Sud-Ouest s’interrogeaient sur la fermeture de la dernière usine de transformation du tabac existante en France à Sarlat-la Canéda (Périgord) intervenue le 30 septembre 2019. Le tabac est une culture emblématique dans cette région qui en a façonné les paysages et assuré aux petits agriculteurs un revenu appréciable.
Pourquoi et comment en est-on arrivé là ? La situation a interpellé ces académiciens qui ont décidé de faire un voyage en Dordogne pour se rendre compte de la situation et discuter avec des tabaculteurs.
Je me dois de préciser que ce fut une initiative individuelle de ces académiciens qui n’a pas reçu le soutien en tant que tel de l’Académie. Le relais Nouvelle Aquitaine de l’Académie d’agriculture s’est mobilisé mais son initiative fut jugée de manière plus que circonspecte par les instances académiques. En revanche, l’Association des Amis de l’Académie d’Agriculture de France (appelée 4AF) a apporté son soutien à cette démarche ainsi que le Comité des Livres de l’Académie. La 4AF a pour mission de renforcer les liens entre l’Académie d’agriculture de France et le monde socio-économique concerné par les activités liées à l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. Cette démarche de dialogue avec des tabaculteurs et de réflexion académique s’inscrit dans son « ADN », et il est logique qu’elle l’ait encouragée.
TES. : Vous dites que la « tabaculture française est à la croisée des chemins ». Que voulez-vous dire ?
CRR. : La culture du tabac est sur le point de disparaître du paysage français. Les organismes professionnels comme France-Tabac connaissent les pires difficultés à tel point que des échos d’une mise de la clé sous la porte sont évoqués ici ou là. Peut-être même sommes-nous aujourd’hui au-delà de la croisée des chemins. Mais tout est-il perdu pour autant ? Existe-il des valorisations alternatives de la plante tabac autres que la production de feuilles de tabac ?
C’est cette situation critique à cet instant « t » que le livre a voulu saisir et faire partager à ses lecteurs. Il s’agit d’un livre de dialogue entre professionnels et académiciens, sans préjugé et en toute liberté ; et à titre personnel, je suis très heureuse de l’avoir dirigé.
TES. : Dans votre ouvrage vous nous faites même rentrer dans le musée qui est consacré au tabac à Bergerac. Pourquoi cette culture est-elle symbolique du patrimoine agricole français ?
CRR. : La culture du tabac a été introduite à la suite des voyages de Christophe Colomb et la découverte de l’Amérique. Culture de substitution à la vigne dévastée par la phylloxera au XIXème siècle, elle a été encouragée sous le Second Empire et constituait un revenu d’appoint ou principal pour les petites exploitations de polyculture. Elle a façonné les paysages des villes avec des entrepôts et manufactures dans les villes moyennes qui ont été aujourd’hui reconvertis avec des fortunes diverses et surtout avec ses grands hangars à tabac en bois dans les campagnes qui s’élèvent telles des « cathédrales », selon l’expression de René Delon qui a écrit un magnifique chapitre sur « l’épopée tabacole en France ».
TES. : La culture du tabac est-elle partout en déclin, ou seulement en France ? Quid de l’Europe ? Pouvez-vous nous dresser un panorama de la culture du tabac ?
CRR. : Carlo Sacchetto, qui a exercé des fonctions de haut niveau dans plusieurs cabinets ministériels du ministère de l’Agriculture italien, et au sein des instances européennes, décrit de manière détaillée les péripéties de la politique agricole commune (PAC) de la Communauté puis de l’Union européenne dans un chapitre très documenté. Il y évoque les politiques publiques européennes vis-à-vis de cette culture qui ont conduit à la situation actuelle. Il y développe aussi la réponse italienne qui est originale et s’est préoccupée d’assurer un revenu aux tabaculteurs tout en poussant à développer des valorisations alternatives innovantes pour la culture du tabac. François Vedel qui a été, quant à lui, pendant plus de vingt ans en responsabilité dans les organismes professionnels de la filière tabac en France, livre son analyse de la situation mondiale.
Pour faire court, la culture du tabac est en déclin sévère dans les pays producteurs historiques en Europe ou aux Etats-Unis où des politiques publiques de lutte contre le tabagisme ont été développées. Elle se porte très bien dans les pays émergents ou en développement comme le Brésil ou le Malawi qui fournissent le tabac des fumeurs européens ou américains, sans parler de la Chine qui est le principal producteur et consommateur mondial dans un circuit interne très autonome.
TES. : Vous détaillez le savoir-faire de haute technicité dans notre pays. En quoi consiste-t-il et comment le transmettre ?
CRR. : Georgette Catinel, directrice de la coopérative Périgord-tabac, décrit dans un chapitre les différentes étapes de la culture du tabac dans les exploitations agricoles selon les variétés cultivées dans cette belle région et leurs débouchés.
Sur le plan national, Arvalis-Institut du végétal est aujourd’hui chargé de poursuivre les travaux d’amélioration de la culture du tabac dans le domaine agronomique. Son équipe de Bergerac développe des techniques de mise au point de semis flottants pour la production de plants ainsi que des techniques fines de fertilisation et d’irrigation de précision qu’accompagnent des avancées en matière de rotation, d’assolement et d’interculture afin d’optimiser la prophylaxie, la combinaison de la lutte chimique et le désherbage mécanique.
La culture du tabac est par conséquent une culture vertueuse économe en intrants phytosanitaires, mais c’est aussi est un concentré de savoir-faire agronomique et d’innovations qui ouvre des horizons. La transmission de ces connaissances est aujourd’hui un enjeu si cette culture disparaît de notre territoire.
TES. : Vous questionnez le déclin du tabac dû aux aspects sanitaires et le fait qu’il soit une substance addictive en évoquant les problématiques sociétales. Quel bilan en tirez-vous ?
CRR. : L’addiction est un problème médical majeur. Celle liée au tabac provoque de très nombreux morts chaque année avec différentes pathologies dont des cancers sévères, mais ne conduit pas aux comportements égarés, au délabrement de la personnalité tels qu’on peut les constater dans les arrondissements du nord-est parisien où errent les toxicomanes qui consomment du crack.
Quand on examine les différentes campagnes anti-tabac qui sont développés depuis de très nombreuses années, on ne peut qu’être atterré par les résultats décevants obtenus. Frapper au porte-monnaie est une politique qui montre ses limites, la vision d’un paquet « neutre » avec ses photos horribles des pathologies liées au tabac n’est pas plus percutante. Il faut revoir les politiques publiques pour un accompagnement des fumeurs plus performant, moins répressif et plus incitatif.
TES. : Va-t-on vers un monde « sans fumée de cigarette » ?
CRR. : Je ne fume pas et je ne supporte pas un environnement de fumeur à tel point que je déplore en été de devoir me réfugier à l’intérieur des cafés car les terrasses sont occupées par les fumeurs.
Alors, effectivement, j’applaudis à deux mains le développement d’alternatives à la cigarette, au cigare et à la pipe dans lesquels se consume du tabac. Les fumées de ce tabac brûlé sont très toxiques non seulement pour le fumeur mais aussi pour son entourage (tabagisme passif)
En revanche, les cigarettes électroniques et les dispositifs de tabac chauffé de type Iqos ne sont peut-être pas anodins pour le consommateur mais ils présentent des risques réduits et ils ont l’avantage d’être moins polluantes pour les non-consommateurs situés à proximité du fumeur et pour l’air ambiant intérieur… Il faut évaluer de manière scientifique et objective en termes de bénéfices/risques les nouvelles solutions substitutives proposées.
TES. : On lit dans l’ouvrage que le tabac contient plus de 5700 biocomposés d’intérêts. Quels sont les autres usages du tabac ?
CRR. : Le tabac est riche en molécules qui ont des propriétés phytosanitaires (comme la nicotine qui est un insecticide puissant mais aussi un neurotoxique pour l’homme, ce qui a conduit à en interdire son emploi comme biopesticide) mais aussi il contient aussi des molécules d’intérêt thérapeutique pour un large éventail de pathologies telles les maladies neurodégénératives (Alzheimer et Parkinson) ou encore des maladies auto-immunes chroniques comme la thyroïdite d’Hashimoto. Mais pour développer cette voie, il faut mettre au point la sélection des variétés riches en composés d’intérêt et développer des procédés d’extraction et de purification performants. A côté de ces composés thérapeutiques, on peut utiliser le tabac dans la chimie verte (biocarburants des avions) et aussi comme source protéique alimentaire.
TES. : Le tabac joue un rôle fondamental enfin au sein du laboratoire. N’est-ce pas la première plante sur laquelle on a pratiqué la transgénèse ? Vous dites-même qu’on l’a utilisée dans le cadre de la recherche sur le COVID ?
CRR. : Le tabac est une formidable « plante modèle » comme le souligne dans le chapitre qu’il a écrit, Alain Toppan, membre de l’Académie d’agriculture de France et biotechnologue de haut niveau qui a dirigé la société Biogemma avant de se consacrer aujourd’hui à ses administrés. C’est même la première plante transgénique, mise au point par l’université de Gand en Belgique en 1983, et elle a ouvert la porte à la culture des plantes génétiquement modifiées qui sont aujourd’hui cultivées sur plus de 190 millions d’hectares dans le monde.
Aujourd’hui des sociétés outre-atlantiques utilisent une espèce de la même famille (Nicotiana benthamiana) pour mettre au point un vaccin anti-covid et des traitements anti-Ebola
TES. : Emmanuel Macron a fait de la modernisation de l’agriculture l’un des 10 objectifs stratégiques de France 2030. La culture du tabac y a-t-elle sa place et si oui quels enjeux cela représente-t-il ?
CRR. : Ce livre souligne tout l’intérêt agronomique de conserver le savoir-faire de cultiver le tabac et de développer des pistes innovantes (protéines alimentaires, chimie verte, produits thérapeutiques) pour répondre aux nouvelles préoccupations sociétales en valorisant cette culture avec une approche biotechnologique. Reconsidérer la place de la culture du tabac dans les objectifs stratégiques de la France est à mon avis une nécessité qui s’inscrit dans la préservation de l’indépendance agricole française.
La culture du tabac en France: Sauvegarder un savoir-faire, promouvoir l’innovation
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