Laurent Alexandre est un chirurgien-urologue, essayiste, et entrepreneur français. Fondateur du site web Doctissimo, il s’intéresse au mouvement transhumaniste et aux bouleversements que pourrait connaître l’humanité, conjointement aux progrès de la science dans le domaine de la biotechnologie. Son dernier livre est L’IA va-t-elle aussi tuer la démocratie ?
Grégoire Canlorbe : La responsabilité alléguée des émissions carboniques humaines dans le réchauffement contemporain est un sujet propice à faire monter la température dans les débats. Pourriez-vous nous rappeler les grandes lignes de votre réévaluation de la politique climatique ?
Laurent Alexandre : Contrôler les émissions de CO2 va être incroyablement compliqué. On va passer plusieurs décennies très difficiles. Et si, comme je le crois, il y a un lien entre CO2 et climat, on ne va pas pouvoir réduire les émissions de CO2 avant 2050. On va avoir des soucis climatiques sans doute jusqu’à la fin du siècle.
Première raison à cela, les collapsologues surestiment l’acceptation par le corps social d’une politique de réduction du CO2. On a vu ce que signifie une toute petite baisse du pouvoir d’achat des Gilets Jaunes pour lutter contre l’effet de serre : on imagine ce que donnerait une baisse de 30 à 40% du pouvoir d’achat des classes populaires.
Du reste, comme le monde écologique s’est bâti sur le combat anti-nucléaire, les stratégies qui sont défendues à l’heure actuelle ne sont pas vraiment des stratégies de réduction du CO2. Ce sont, en réalité, des stratégies de sortie du nucléaire – qui ont pour conséquence une non-baisse, sinon une augmentation, du CO2. Cela est évident dans le discours écologique en France : on voit que Jadot, cette semaine encore, réclame la fermeture du nucléaire. Or, tant que les énergies renouvelables intermittentes ne seront pas associées à des systèmes de stockage de l’électricité, la fermeture des centrales nucléaires et l’arrivée des éoliennes et des panneaux photovoltaïques se traduiront – dès qu’il n’y a pas de vent ou qu’il n’y a pas de soleil – par un allumage de centrales au gaz qui produisent plus de 400 grammes de CO2 par kilowatt produit.
La stratégie écologique qui est privilégiée aujourd’hui est donc une stratégie d’augmentation du réchauffement climatique. Les écologistes de 2019 sont les pires ennemis du climat en raison du fait qu’ils confondent deux objectifs : un objectif fantasmatique ancien qui est la sortie du nucléaire, et la lutte contre le CO2. Il y a quelques écologistes qui échappent à ce dilemme néanmoins : c’est le cas de Jancovici, qui est pour le nucléaire. C’est aussi le cas d’Aurélien Barrau dont je dois bien reconnaître, même si je le critique sur ses aspects malthusiens, qu’il est plutôt pro-nucléaire dans son dernier livre… ce qui, au vu de la mouvance à laquelle il appartient, est très courageux de sa part. Il reconnaît qu’il y a débat sur le sujet, et que tirer un trait sur le nucléaire est un peu compliqué d’un point de vue climatique.
Troisième point, les partis verts sont malthusiens. À ce titre, ils refusent la recherche sur les technologies qui permettraient d’accélérer la transition énergétique : ils souhaitent bloquer la science et la technologie. Or le freinage technologique est absolument incompatible avec le fait de trouver des solutions au changement climatique, lesquelles aujourd’hui ne sont pas du tout faciles à identifier.
Laurent Alexandre (sur la droite) en compagnie de Grégoire Canlorbe
— Mai 2019, Paris
Grégoire Canlorbe : Selon vous, d’où vient donc l’âme prométhéenne de l’Europe – qu’elle semble malencontreusement renier dans la « guerre des intelligences » en cours avec les nations de l’Asie de l’Est ?
Laurent Alexandre : Je pense que la dimension socio-culturelle est plus importante que la race dans le progrès technique et cognitif. Il suffit de constater la parenthèse survenue – à partir de 1450 jusqu’en 1980 – dans le développement de la Chine… alors même qu’elle était la première puissance technologique mondiale. Il est bon de rappeler à quel point Gutenberg n’a pas inventé grand chose, sachant qu’en réalité, l’imprimerie et le papier avaient été inventés plusieurs centaines d’années auparavant en Chine, le papier vers 250 après Jésus Christ, et les caractères mobiles vers 1050. On voit comment un facteur socio-culturel – l’arrivée d’un empereur qui a interdit le commerce et les grands bateaux – a donné lieu à une éclipse de la Chine sur plusieurs siècles… avant sa remontée en puissance.
Sur la question du prométhéisme, j’aurais donc plutôt tendance à croire en des facteurs socio-culturels qu’en des explications racialistes, lesquelles ne me semblent pas vraiment fondées. Aujourd’hui, l’on voit bien que l’effondrement technologique de l’Europe est lié à un facteur culturel : l’arrivée d’une génération anti-science, anti-technologie, malthusienne… et puis, masochiste sur le plan géopolitique. Un phénomène auquel s’ajoute celui d’une classe politique dont le niveau est faible ; et ce, parce qu’il n’y a plus aucun bénéfice secondaire à faire de la politique : l’on est mal payé, l’on est mal considéré, et l’on a un risque pénal permanent. Des conditions institutionnelles ont été mises en place, qui font que l’on a une mauvaise classe politique en France et dans d’autres pays européens.
Grégoire Canlorbe : Sous ces conditions, le fait d’intervenir sur le génome de l’embryon saurait-il vraiment suffire à redresser l’Europe au plan culturel et cognitif ?
Laurent Alexandre : Il est clair que de toute manière, l’épicentre de l’eugénisme se situe davantage en Californie – et a fortiori en Chine – qu’en Europe. Les technologies de sélection ou de modification embryonnaire risquent d’être encouragées essentiellement en Asie… et de se voir très largement contrôlées, si ce n’est interdites, en Europe inversement.
Les pays eugénistes qui chercheront à favoriser la montée en gamme cognitive de la population par voie génétique seront vraisemblablement des pays du Pacifique… comme la Corée du Nord, le Japon, et surtout la Chine où a pu exercer – même s’il a été réprimandé, et qu’il n’est pas impossible qu’il s’expose à des sanctions ex post – le chercheur qui a effectué les trois premières manipulations génétiques sur embryons. Ces expérimentations, He Jiankui ne les a pas menées en Californie où cela aurait été interdit… il les a faites en Chine. En Europe, l’enjeu pour nos gouvernements ne va pas être de modifier notre génome à des fins géopolitiques ; cela va être de l’interdire. Et il n’est pas impossible que cette décision se traduise par une accélération du déclin de l’homme européen…
Grégoire Canlorbe : Vous ne manquez pas de dénoncer le battage médiatique autour de Greta Thunberg. Quel regard portez-vous donc sur l’idée d’instaurer un délit qui consisterait à adopter un comportement contredisant le discours public que l’on tient ?
Laurent Alexandre : Instaurer un délit d’hypocrisie reviendrait à instaurer une dictature. Or nos vices ne sont pas des crimes – la formule n’est pas de moi. L’observation continue des gens et de leur comportement est quelque chose de fort possible à l’heure des réseaux sociaux et de l’informatique telle que l’on la connaît, mais ce n’est pas souhaitable. Poursuivre chaque individu en trouvant une discordance entre son discours et ce qu’il fait est très pratique… très apprécié par l’opinion. Dans le passé, l’on s’est moqué de Hulot « l’hélicologiste » parce qu’il aimait beaucoup les hélicoptères. Mais il serait déraisonnable, à mon avis, d’entrer dans une société de la délation écologiste : il n’y a que les Khmers verts, les Ayatollah verts, les Savonaroles qui seraient enchantés d’entrer dans un monde de délation. 1943, mais en vert.
S’agissant de Greta Thunberg, je suis profondément pacifiste et non-violent : l’idée de brûler ses ennemis politiques (comme l’ont fait les Médicis avec Savonarole… avec la bénédiction d’Alexandre VI) me révulse. En revanche, combattre les Savonarole et les « Grands Moineaux » par la politique me semble nécessaire : il faut combattre les idées mortifères des décroissantistes malthusiens apocalyptiques… même lorsqu’elles sont à la mode. La tâche est difficile, car aujourd’hui, comme le dit Bruno Latour dans Le Monde récemment, l’apocalypse c’est enthousiasmant : on a une émotion qui est donnée aux gens par la perspective apocalyptique. Beaucoup de gens trouvent encore plus amusant d’observer les pulsions de fin du monde que de regarder ce que Leonardo DiCaprio a fait dans le Gala de la semaine dernière.
Un vrai combat se prépare entre les collapsologues et les gens rationnels : ceux qui prêchent la fin du monde et ceux qui cherchent des solutions techniques et pratiques pour régler les problèmes de l’humanité comme on l’a fait depuis longtemps. Il est plus facile de prêcher la venue de l’apocalypse que de diminuer la mortalité par sida ou que de diminuer le CO2. Je fais partie des pragmatiques plutôt que des prêcheurs d’apocalypse ; et ce, parce que je n’ai pas une pensée religieuse. La collapsologie est fondamentalement une idéologie religieuse… mais au lieu de demander pardon à Dieu, l’on demande pardon à la Nature. La collapsologie est une idéologie de rédemption et de culpabilisation à laquelle je n’adhère pas. Je ne crois pas plus à la Transcendance que je ne crois au dieu Gaïa…
Grégoire Canlorbe : On parle certes de « transhumanisme », mais rarement de « transcaninisme » ou « transfélinisme ». Vous semblerait-il judicieux de tenter « l’augmentation » génétique des animaux, de telle sorte que leurs capacités mentales et physiques soient accrues, mais de manière suffisamment faible pour qu’ils ne développent pas l’idée de se rebeller contre notre hégémonie sur la planète ?
Laurent Alexandre : L’augmentation génétique des animaux pose une vraie question. On sait que les Chinois ont procédé à une première manipulation génétique cérébrale sur le singe… avec une augmentation de ses capacités cognitives qui laisse entrevoir l’arrivée, dans quelques décennies, non pas de la planète des singes, mais d’une main-d’œuvre de singes capables d’effectuer des tâches ouvrières et manuelles. Le spécialiste du cerveau Pierre-Marie Lledo disait que l’on se rapproche du moment où un singe pourrait visser des boulons. Mais a-t-on vraiment besoin d’ouvriers singes à l’heure où la robotique et l’intelligence artificielle arrivent ? Je ne le crois pas. Néanmoins l’on risque d’avoir des propriétaires qui voudront des chiots augmentés.
Dès lors, va-t-on faire passer une loi pour interdire le transcaninisme ? Ou bien va-t-on autoriser les gens à avoir des chiens plus intelligents ? On sait que la race canine la plus intelligente est le border collie : sera-t-il souhaitable de laisser les propriétaires d’un berger allemand augmenter génétiquement l’intelligence de leur chien pour qu’elle soit rendue égale à celle d’un border collie ? Sera-t-il souhaitable de rendre un border collie plus intelligent qu’il ne l’est déjà ? Ce sont des questions compliquées… et il assez peu probable que l’on parvienne à un consensus mondial sur le sujet. Les propriétaires parisiens qui voudront un chiot augmenté prendront l’avion et trouveront un paradis génétique canin pour transgresser la loi française.
Grégoire Canlorbe : Selon une vue à laquelle vous semblez souscrire dans un article récent, la nature est au mieux indifférente à notre sort ; au pire une ennemie qui ne souhaite pas la prospérité du genre humain, qui tient en horreur notre technologie et notre industrie, et que nous devons combattre jour après jour pour assurer notre survie et notre bien-être. Une autre opinion est que la nature est certes sadique et impitoyable, mais qu’il s’agit pour elle de tester notre créativité ce faisant… de nous mettre au défi de l’exploiter et de la « violer », et de repousser les limites d’un environnement qui nous est inhospitalier de prime abord.
Laurent Alexandre : La nature n’est rien. On est un animal darwinien comme tous les animaux… qui est dans une nature qui est sans vision, sans projet, et sans âme. Il se trouve que le hasard génétique nous a dotés d’une intelligence conceptuelle qui nous permet d’être le maître de la nature plutôt que le jouet de la nature. La nature n’est pas intentionnellement sadique, mais elle est parfois bien cruelle : il y a peu de gens qui vont faire des risettes au dragon de Komodo ou au cobra, ou qui sont enchantés quand un virus les terrasse. Notre rapport à la nature, entre les bio-conservateurs et les transhumanistes, va être l’un des axes importants de la reconstruction de la politique dans les décennies qui viennent. Mais une nouvelle dimension, qui n’est pas totalement parallèle à l’axe transhumanisme/bio-conservatisme, va venir perturber la politique : l’axe des collapsologues, qui ne sont pas uniquement des bio-conservateurs.
L’idéologie apocalyptique fout le bordel dans la reconstruction de l’échiquier politique selon l’axe bio-conservateur/bio-progressiste. Elle est un axe inattendu. Personne n’avait imaginé qu’en quelques mois, les prophètes apocalyptiques prendraient autant de voix… notamment en Europe. On va avoir beaucoup de surprise à mesure qu’à l’axe droite/gauche, qui n’est pas encore mort, va s’ajouter l’axe transhumaniste/bio-conservateur qui est en train de se structurer… et qui va devenir très inattendu au fur et à mesure que les nouvelles technologies NBIC vont se développer. Le troisième axe collapsologie/optimisme technologique ne va faire que mettre encore plus d’incertitude dans la réorganisation politique qui est en cours, et qui ne fait que commencer.
Image extraite du long métrage Alien Covenant. Augmentation génétique, intelligence artificielle, mandat prométhéen, ou colonie spatiale sont autant de thèmes traités dans le film de Ridley Scott…
Grégoire Canlorbe : En parlant de l’exploration de nouveaux territoires, la conquête spatiale est un sujet qui mérite bien que l’on prenne de la hauteur., quel est le cadre de vie – au sens large – qui vous semble le plus propice à mettre en marche l’exploration du cosmos… et à instaurer des colonies sur Mars dans un futur plus ou moins lointain ?
Laurent Alexandre : Le XXIème siècle ouvre de nouvelles frontières… dont l’espace, mais pas seulement. Le nano-monde et les nano-tech (jouer avec notre ADN), ainsi que les neuro-tech (manipuler l’âme, le cerveau, la conscience) sont autant de nouvelles frontières ouvertes : le cosmos est certes la plus visible puisque les neurotechnologies sont peu visibles, et les nanotechnologies invisibles pour leur part.
La régulation de l’espace ne sera pas seulement étatique : les OGNI – Objets Géopolitiques Non Identifiés – que sont les GAFA et les BATX n’ont certes pas une souveraineté aussi forte que celle des États traditionnels, ils cochent beaucoup des cases d’un État néanmoins. On voit le projet de Jeff Bezos de mettre en place des stations spatiales voguant dans la galaxie, ou ceux d’Elon Musk et de Richard Branson (qui, certes, ne sont pas des GAFA) d’organiser respectivement la colonisation de Mars et le tourisme spatial. Ce sont autant de structures entrepreneuriales qui acquièrent progressivement des volontés géopolitiques… dont une volonté de contrôle du cosmos. L’on peut dire la même chose de la volonté de Facebook – même s’il ne s’agit pas de l’espace – de créer une nouvelle monnaie d’un genre particulier, le libra, qui est une crypto-monnaie originale par rapport au bitcoin.
Aujourd’hui, le plus avancé en matière spatiale reste les États-Unis, mais la Chine veut dépasser rapidement – potentiellement dans tous les domaines – l’Amérique. Par rapport à la Chine, les États-Unis ont cette particularité qu’il y a des entreprises géantes qui participent à la conquête spatiale. Comment va se jouer la régulation entre la Nasa, l’État fédéral, et puis les nouvelles sociétés privées qui veulent aller dans l’espace : c’est l’un des grands enjeux en géopolitique à l’horizon de 2030. On rejoint le débat général sur la régulation des GAFA et des géants de l’intelligence artificielle. Quant à savoir qui, de l’Amérique ou de la Chine, va assurer le leadership futur dans la conquête spatiale, je pense que personne ne peut le prédire à l’heure d’aujourd’hui.
La population chinoise va-t-elle se révolter contre la surveillance d’État et le crédit social… avec un retour des tentations centrifuges et des guerres civiles qui ont souvent été difficiles en Chine ? Ou bien le Napoléon de l’intelligence artificielle qu’est le Président Xi Jinping va-t-il faire de la Chine la première puissance mondiale ? À mon avis, cela est impossible à dire, mais il est clair que la bataille pour le contrôle des technologies est engagée entre l’Amérique et la Chine… avec l’Europe en spectateur impuissant. L’Europe s’est émasculée sur le plan géopolitique, et les collapsologues sont en train de l’achever. La question se pose : les collapsologues sont-ils manipulés – volontairement ou involontairement – par la Chine ?
Grégoire Canlorbe : Merci pour votre temps. Y a-t-il quelque chose que vous voudriez ajouter ?
Laurent Alexandre : Message aux jeunes : profitez de la vie, jouissez. N’adorez pas les idoles apocalyptiques qui vont bousiller vos vies et finir par vous mettre sous Prozac.
Une version non-abrégée de cet article a été publiée sur Dreuz.
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