Ce texte fait suite à un premier texte rédigé par l’expert énergéticien André Pellen en hommage à Marcel Boiteux, ancien président d’EDF qui s’est éteint le 6 septembre 2023.
La sûreté nucléaire, française en particulier, l’EPR, l’abandon d’ASTRID
LA SÛRETÉ NUCLÉAIRE
En la matière, il convient en premier lieu de consulter la mise au point ci-après relative à la sécurité comparée des industries de production d’énergie :
La dernière analyse européenne (largement consultable) mettant à jour le bilan de l’étude (1) externe « Subsidies and costs of EU energy 2014 », lancée dans les années 1990, sur l’impact sanitaire et financier de la production et de la consommation d’énergie(s) affiche les résultats suivants :
Sur 442 accidents survenus dans l’ensemble des pays de l’OCDE, de 1970 à 2008, faisant au total 8882 morts, le nucléaire n’en compte aucun, quand le charbon cher à nos amis allemands et indispensable à la stabilité de leur système électrique en compte 2259, soit 0,157 mort par Gigawatt electrical (GWe) produit et par an, quand le gaz naturel et l’hydraulique, entre autres exemples, comptent respectivement 1258 et 14 morts.
Sur 2925 accidents hors OCDE, faisant au total 92 672 morts, le nucléaire compte les 31 de Tchernobyl (voir, à ce sujet, les rapports de l’UNSCEAR et les projections sanitaires de l’OMS établies sur plusieurs décennies), l’hydraulique 30 069, soit 14,896 morts par GWe produit et par an (!), le pétrole 19 516 (0,896 par GWe produit et par an)… et le charbon 38 672 (0,597 par GWe produit et par an)…
Tout ceci est confirmé par le rapport AEN n°6862 de l’OCDE de 2010, intitulé « Évaluation de risques d’accidents nucléaires comparés à ceux d’autres filières énergétiques » et par le rapport Paul Scherrer Institut de mai 2005 intitulé « Les accidents graves dans le secteur de l’Énergie ».
On aura ensuite intérêt à prendre connaissance du bilan sanitaire définitif de l’accident de Fukushima, établi par le gouvernement japonais et rapporté par Guillaume Bucher, au lien (2)
Ce bilan montre qu’une calamité naturelle ayant quand même tué 25 000 personnes n’a fait indirectement aucune victime nucléaire. L’essentiel des victimes « Fukushima » à déplorer est à attribuer au stress et aux dépressions provoqués par l’évacuation massive des populations. L’évaluation des conséquences sanitaires différées de cet accident nucléaire reste, somme toute, assez limitée.
D’une façon générale, il convient de préciser que, en matière de retour d’expérience accidentel, de tous les exploitants nucléaires de la planète, EDF a jusqu’ici fait preuve du comportement le plus exemplaire. Chacun des accidents nucléaires majeurs y a, en effet, systématiquement donné lieu à la réalisation d’un lourd et onéreux train de modifications et d’améliorations des installations, sur l’ensemble du parc de production.
Pourtant, sur les trois trains Post-TMI (Three Miles Island), Post-Tchernobyl et Post-Fukushima, on serait fondé à considérer que, en toute rigueur, seul, Post-TMI (Three Miles Island) était légitime : les réacteurs RBMK et à eau bouillante, respectivement de Tchernobyl et de Fukushima, étaient d’une conception technologique notablement différente de celle des REP français et de TMI, mais, surtout, aucun des deux accidents dont ils ont fait l’objet n’a eu pour origine une quelconque défaillance technologique des installations, des consignes d’exploitation ou des opérateurs : l’accident ukrainien fut un accident purement soviétique, dû à l’improvisation d’un exercice de défense passive impensable dans la doctrine d’exploitation des centrales occidentales ; quant à l’accident japonais, il est entièrement dû à l’inconséquence du maître d’œuvre de la construction de la centrale qui, pour des raisons d’économie, a limité à 6 mètres la construction d’une digue de protection anti tsumani que les archives nationales lui prescrivaient de construire à une hauteur d’au moins 12 mètres.
Enfin, n’ayant rien à cacher, la France n’a aucune peine à reconnaître que l’exploitation de sa filière électronucléaire n’a connu qu’un accident sérieux de toute son histoire, n’ayant toutefois donné lieu à aucune conséquence sanitaire, y compris sur le personnel. Il se produisit le 13 mars 1980 sur l’un des deux réacteurs UNGG de Saint-Laurent-des-eaux, provoquant la fusion partielle du cœur du réacteur, soit environ 20 kg d’uranium…
L’EPR
La décision purement politique de le construire avec les Allemands et de mêler leur technologie déjà condamnée à la nôtre, au détriment d’un leadership industriel français alors plein de promesses commerciales et technologiques, fut la première félonie délibérément perpétrée contre des intérêts nationaux bien compris. Voir à ce sujet l’article au lien (3)
Cependant, bien que n’étant qu’un réacteur de deuxième génération à eau pressurisée (REP) ne marquant aucune rupture technologique avec ses prédécesseurs, l’EPR présente sur eux un net progrès en étant plus sûr, plus rentable et plus robuste, ce qui, selon ses pères, devrait le rendre plus compétitif.
Plus sûr : dimensionnement de la double enceinte de confinement lui permettant de résister à la chute d’un avion de ligne (ajout de la coque avion) ; installation de recombineurs d’hydrogène, à l’intérieur de l’enceinte (l’hydrogène qui a produit les explosions de Fukushima) ; création d’une zone d’étalement du corium (cœur fondu), avec refroidissement par l’eau du réservoir intérieur de l’enceinte ; installation de dispositifs de dépressurisation ultime de l’enceinte, en cas de fusion du cœur ; accroissement de la performance du dispositif d’aspersion et d’évacuation de la puissance résiduelle « accidents graves » avec réfrigération de l’eau ; systèmes de sauvegarde conçus avec une redondance d’ordre 4 (4 trains).
Plus rentable : Une puissance thermique optimisée à 4500 MW, soit 1650 MW électrique, un rendement porté à 37 %, une disponibilité moyenne portée à 91 % et une durée de vie (prolongeable) à 60 ans.
Plus robuste : Une meilleure résistance au séisme, à l’incendie et à l’explosion ; une prise en compte des inondations internes et externes ; un dimensionnement des systèmes et équipements tenant compte du cumul des accidents et du séisme de dimensionnement.
Pourquoi une industrie française qui coupla au réseau une soixantaine de réacteurs, en moins de 20 ans, n’est-elle aujourd’hui plus capable de conduire correctement à son terme la construction d’un seul réacteur enlisée depuis une douzaine d’années et subit-elle l’affront d’une première exploitation des EPR par l’industrie Chinoise ?
La réponse suivante à cette question peut paraître brutale, mais c’est pourtant la seule que la lucidité commande de regarder en face : dans un lent et délétère processus amorcé en France au début des années 1990, l’opinion et l’intention partisane ou idéologique ont progressivement pris le pas sur la connaissance, voire sur la raison, dans le débat public, au point de finir par dominer tous les processus décisionnels de l’administration française et des organismes publics ou privés en dépendant plus ou moins directement et à des titres divers.
Non seulement nous payons aujourd’hui chèrement les conséquences d’une telle dégénérescence de la sagesse du corps social, dans laquelle la classe politique et une certaine presse portent une lourde responsabilité, mais, loin de l’avoir éradiquée, le pouvoir politique actuel la fait redoubler de nuisance.
Outre que ce pays ne construit plus de réacteurs, depuis près de 30 ans, que, sous l’empire d’une mentalité antinucléaire triomphante, personne, aux plus hauts niveaux, n’a depuis longtemps jugé bon de renouveler des compétences progressivement parties en retraite ou décédées, de ne pas dissoudre les précieux services qu’elles avaient fondées et de ne pas encourager le tissus industriel ad hoc de faire autre chose que du nucléaire, les jeunes continuent de se détourner et de se défier de la science et de la techno science, en désertant massivement les filières universitaires et les métiers correspondants.
Le dramatique déficit de compétences résultant d’une incurie aussi généralisée se fait aujourd’hui cruellement sentir dans tous les rouages de ce qui reste d’une filière électronucléaire naguère rayonnante, à un CEA, en particulier, qui n’est plus que l’ombre du prestigieux service créé par le général De Gaulle, aujourd’hui incapable du moindre développement techno scientifique de pointe. C’est en réalité ce que montre son pathétique renoncement au projet ASTRID, à n’interpréter que comme un lamentable aveu d’incompétence.
L’abandon d’ASTRID
Comme indiqué précédemment, le prototype aurait dû être la version moderne et sophistiquée de feu le surgénérateur Superphénix, notamment en matière de numérisation et de robotisation du contrôle-commande.
En prenant la décision de mettre un terme à sa R et D et donc de renoncer définitivement à la surgénération, le gouvernement français a fait preuve d’une inconséquence coupable, gravement préjudiciable à la compétence techno scientifique de son pays et, plus encore, à son économie et à son confort. Car, ce faisant, il a officiellement entériné le déclassement de la compétence R et D nucléaire de la France, tourné résolument le dos à l’évidence criante selon laquelle l’avenir de l’approvisionnement électrique de l’humanité c’est précisément la surgénération nucléaire, et s’est assis sans vergogne sur le trésor énergétique que possède le pays, avec son considérable stock d’uranium appauvri.
Cet uranium est, certes, appauvri en uranium 235 « fissile », mais très riche en uranium 238 « fertile » qui, dans les conditions déjà évoquées, produit un plutonium 239 « fissile », avec le meilleur rendement, dans un surgénérateur.
Un tel stock énergétique, complété de celui d’un plutonium que le pays s’efforce de « fourguer » dans le MOX et de multi recycler, promettrait à la France une production d’électricité de durée bi millénaire, au niveau actuel !
Quel avenir réserve-t-on réellement au nucléaire français en 2023 ?
D’une certaine façon, Marcel Boiteux fut à la transformation de notre approvisionnement électro énergétique ce que le baron Haussmann fut à celle de Paris. À ceci près qu’il fallut moins de 30 ans à un clientélisme politique de gouvernement pour abîmer gravement l’œuvre du premier et tout juste 40 ans pour la mettre en péril. Pourtant, comment oublier ce qui amena un gouvernement parmi les plus courageux et les plus brillants de notre histoire contemporaine à faire le formidable pari d’un nucléaire de substitution, avec la foi inébranlable en la capacité de l’économie, de l’industrie, de la science et de la technologie françaises de le relever ? Je veux parler du péril économique causé par la raréfaction et le renchérissement géopolitiques (récurrents) des hydrocarbures dont le spectre nous revient plus menaçant que jamais.
Ce pari tenait en les trois points suivants : un KWh électronucléraire moins cher que la quasi-totalité de ses concurrents ; une sûreté-sécurité de production et de distribution de ce dernier et une innocuité environnementale maitrisées ; une pérennité de la ressource combustible assurée par la surgénération. Cinquante ans de retour d’expérience ont sans conteste coché favorablement les trois cases, attestant que le pari est gagné et, par conséquent, homologuant le recours à l’électronucléaire comme la voie d’approvisionnement énergétique à privilégier résolument.
Dans l’actuelle situation économique de la France, semblable en pire à celle de 1973, peut-on dire que l’on y privilégie résolument l’approvisionnement électronucléaire à l’échelle alors requise ? Il faut une sacrée dose de mauvaise foi pour oser répondre un oui catégorique à cette question, quand – révélateur ! – le pouvoir, ses auxiliaires et une presse complaisante ne cessent de clamer que le temps de l’énergie pas chère est définitivement révolu. Tous s’épargnent ainsi d’avoir à jeter une lumière crue sur le sabotage délibéré d’une indépendance électro énergétique nationale durement conquise qu’on ne se donne pas vraiment les moyens de rétablir à marche forcée. Pire, n’ignorant nullement la disette de KWh électriques nationaux se profilant à un horizon inférieur à la décennie, tous ne craignent pas de participer à une promotion débridée du recours massif à la voiture électrique et à la pompe à chaleur, n’hésitant pas à agiter le chèque en bois de la subvention devant les récalcitrants.
Laissons donc à Marcel Boiteux le soin de conclure le présent article bien à propos, avec cette considération relative au difficile arbitrage entre toutes les formes d’aides censées destinées aux plus nécessiteux : savoir ce qu’[un gouvernement] devrait faire, c’est déjà un sérieux atout pour améliorer les choses. Et, je le répète, vaut-il mieux manger de la viande dans la pénombre, ou éclairer une assiette vide ? C’est le genre de question qu’une bonne organisation [gouvernementale] doit contraindre à se poser (revue Passages, septembre 2013).
(1)https://ec.europa.eu/energy/sites/ener/files/documents/ECOFYS%25202014%2520Subsidies%2520and%2520costs%2520of%2520EU%2520energy_11_Nov.pdf
(3) https://www.contrepoints.org/2022/12/25/446460-ereinter-lepr-plus-quune-profession-de-foi-une-ligne-editoriale?utm_source=Newsletter+Contrepoints&utm_campaign=1a9eb68d87-Newsletter_auto_Mailchimp&utm_medium=email&utm_term=0_865f2d37b0-1a9eb68d87-114224609&mc_cid=1a9eb68d87&mc_eid=94fbf2d702
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