Alors que les marchands de peur ont introduit le concept infondé d’ « aliment ultratransformés », pour faire croire que des aliments contenant des additifs alimentaires sont mauvais pour la santé, nous proposons de bien considérer les enjeux de l’alimentation du futur : en 2050, il faudra nourrir environ 10 milliards d’êtres humains. La « cuisine note à note » est une proposition pour y parvenir.
Certainement, il y a de l’illogisme énergétique à faire voyager des aliments de l’autre bout du monde, afin que quelques nantis puissent manger des fruits hors de saison. Certainement, certains composés de l’alimentation qui présentent des dangers doivent être soigneusement réglementés, afin que l’on évite les risques. Certainement il y a lieu de faire évoluer les étiquetages des produits alimentaires afin de mieux informer les citoyens, de les aider à mieux choisir leurs aliments. Certainement…
Mais certainement aussi, il est bon de rester sur des principes sains, telle la loi française de 1905 sur le commerce des denrées alimentaires, à savoir que ces dernières doivent être saines, loyales et marchandes. Et cette loi doit être intelligemment interprétée, avec le plus de bonne fois possible. Par exemple, il n’est pas certain que nous devions supporter l’emploi du mot « naturel », pour les aliments, car aucun ne l’est : le dictionnaire reconnaît pour naturel ce qui n’a pas fait l’intervention d’un être humain… alors que toute transformation culinaire impose l’intervention d’un cuisinier, artisan ou artiste (le mot « art » est présent dans artiste et dans artificiel).
Pour les additifs, également, il y a lieu de ne pas les mettre tous dans le même sac, d’une part, mais il faut aussi considérer que leur liste est « positive », ce qui signifie qu’ils ont fait l’objet d’évaluations, et parfois même de réévaluation (comme pour l’aspartame, dont on n’a pas assez dit que, critiqué, il est sorti deux fois indemnes des évaluations).
Et, sans céder à des peurs irraisonnées suscitées par des marchands de cauchemar, observons que ce sont le plus souvent des produits qui sont nés avec la cuisine domestique. Par exemple, les cuisiniers ont toujours (disons, depuis au moins le Viandier de Guillaume Tirel, au 14 e siècle) préparé des colorants verts pour colorer les mets. Et l’on aura de faire plus confiance aux colorants reconnus aujourd’hui comme additifs qu’aux pratiques culinaires qui utilisent des bassines en cuivre pour donner une belle couleur verte aux végétaux. Ou encore, à propos de caramel : pourquoi douter des additifs de code E150, alors que nous ne maîtrisons rien, en cuisine, quand nous chauffons du sucre excessivement, en vue de produire des caramels ? Plus généralement, il en va des additifs comme des médicaments : une certaine partie du public doute de leur sécurité, alors même que le même public est prêt à s’empoisonner avec des huiles essentielles (méfions-nous absolument de celles de basilic, d’estragon ou de noix muscade !), auxquelles il prête des vertus associées à leur « naturalité ».
Naturalité ?
Naturalité : le mot est lâché, et il fait aujourd’hui débat. On a vu ce que l’on pouvait penser d’aliments qui seraient prétendus « naturels », mais il faut observer que les deux camps opposés sur la scène politique sont également fautifs. D’une part, on est fautif de croire que le « naturel » est bon, car après tout, la cigüe, la peste ou le choléra sont naturels, n’est-ce pas ? Et les Centre anti-poisons ne cessent de recenser des cas d’intoxications par des produits « naturels » : des champignons, mais souvent des plantes, et il est éclairant de croiser le « compendium des plantes toxiques » établi par l’Efsa (l’agence européenne de sécurité sanitaire des aliments) avec les ventes sur internet, car on voit alors que nombre de plantes employées traditionnellement méritent bien plus de prudence. D’autre part, une partie du monde industriel fait un usage que je condamne du mot « naturel », notamment à propos des préparations qui donnent du goût, et qui sont fautivement nommées « arômes », en français (en anglaise le mot flavouring est judicieusement différent du mot flavour, qui signifie goût). Considérons ces préparations, qui « aromatisent » nos yaourts, par exemple. La raison pour laquelle je commence par condamner le mot « arôme », pour les désigner, est que le mot « arôme » est un terme de la langue française pour désigner l’odeur de plantes aromatiques. Autrement dit, on gauchit la langue, et l’on verse vite dans la déloyauté, quand on désigne ainsi des préparations qui donnent du goût aux aliments. Le mot « naturel » pour désigner ces préparations ? Rien que le fait qu’elles soient des préparations implique l’intervention d’un être humain, et donc de l’artificialité ! Mais admettons un moment que l’on retienne le mot « naturel » pour certaines : c’est le doigt dans l’engrenage, comme l’a bien montré l’exemple de la vanilline. Au départ, il y a la vanille, des gousses fermentées d’une liane, que l’on utilise pour donner à des préparations (une crème anglaise par exemple) un goût apprécié d’une large partie de la population humaine. Ce goût est dû à des composés variés, dont un -la vanilline- suffit presque à donner le goût tout entier. Or ce composé qu’est la vanilline est très simple à synthétiser moléculairement. La vanilline de synthèse est exactement identique à la vanilline de la vanille… mais bien sûr, la vanille ne se résume pas à de la vanilline, d’une part, et, d’autre part, la loyauté veut que l’on distingue l’origine de ces deux vanillines. D’où le mot « naturel » qui avait été retenu pour dénommer la vanilline extraite de gousses de vanilles. Là, le ver est dans le fruit, car on a rapidement appris à utiliser des aiguilles de pin (parfaitement naturelles) et des micro-organismes de l’environnement (parfaitement naturels également) pour faire des fermentations qui produisent de la vanilline… parfaitement naturelle, par conséquent.
Je milite donc depuis des années pour que l’on interdise le mot « naturel », source de contentieux, de conflits, de déloyauté, et que les préparations aromatisantes soient plutôt nommées des « extraits » (sous-entendu : de plantes ou d’animaux) ou des « compositions », tels des parfums. M’aiderez-vous dans ce combat ?
Et pour terminer dans ce registre, si la tentation est grande de définir une mesure de la naturalité des aliments, il n’est pas certain que la classification si populaire aujourd’hui des « aliments ultra-transformés » soit bien valide. Pour ceux qui veulent en savoir plus, je renvoie vers une séance publique organisée à l’Académie d’agriculture de France le 20 mai 2018, et podcastée à l’adresse https://www.academie-agriculture.fr/actualites/academie/seance/academie/des-matieres-premieres-agricoles-aux-aliments-quel-impact-des
La cuisine note à note
Alors que ces discussions font rage, je ne cesse, depuis 1994, de promouvoir la « cuisine note à note », qui est en réalité une cuisine de synthèse, tout comme une musique de synthétiseur est une musique de synthèse.
Une comparaison historique de la musique et de la cuisine montrera combien cette cuisine note à note est… naturelle, évidente. Il y a deux siècles, tout d’abord, on faisait de la musique avec des instruments (violons, trompettes, flutes…), qui ont l’intérêt de donner des sons tout faits, propres à chaque instrument : le timbre d’une flute n’est pas celui d’un violon. Et, à cette époque, on cuisinait avec des fruits, légumes, viandes, poissons… qui ont chacun le goût de ce qu’ils sont. Puis, il y a un siècle environ, la physique a réussi à analyser les sons : on a compris que tout son peut être décomposé en un « fondamental » et en des « harmoniques », tandis que le timbre des instruments de musique classique découle d’une proportion particulière, évoluent particulièrement dans le temps. Au même moment, la chimie a commencé à analyser les aliments, et l’on a compris, progressivement, que tous les aliments sont faits de « composés » variés : protéines, acides aminés, sucres, lipides, vitamines… Il y a cinquante ans, la musique a alors évolué davantage, quand l’électronique est apparue ; il fallait alors une pièce pleine d’ordinateurs pour parvenir aux premiers sons de synthèse, aux premières musiques de synthèse… qui sont aujourd’hui partout. Un synthétiseur se trouve aujourd’hui dans un magasin de jouet pour environ 20 euros.
Et en cuisine ? En cuisine, j’ai proposé en 1994 que l’on fasse comme pour la musique, à savoir que l’on construise des aliments composé par composé : c’est cela, la cuisine note à note. La première présentation à la presse s’est faite au Mandarin Oriental de Hong-Kong en 2009, et, depuis, des cuisiniers de plus en plus nombreux, dans le monde entier, travaillent pour produire des plats nouveaux. Je n’ai pas ici la place pour expliquer l’intérêt de ces travaux, mais j’en retiens au moins deux : (1) un art culinaire nouveau se développe ; (2) la cuisine note à note semble utile, en vue de nourrir dix milliards d’humains.
Mais arrivons enfin au fait : le 7 juin 2019, nous avons tenu la finale du septième concours international de cuisine note à note.
Bien plus positivement !
Au lieu de perdre mon temps à discuter idéologiquement, de m’engager dans des controverses interminables, je ne cesse de promouvoir la cuisine note à note dans le monde entier, pays après pays… Les cuisiniers sont intéressés par la possibilité d’un art culinaire nouveau, comme je l’ai signalé, mais, surtout, un concours international a l’intérêt de faire rayonner internationalement les avancées, tout en proposant des travaux bien circonscrits.
Chaque année depuis sept ans, nous annonçons un thème nouveau, et les concurrents du monde entier travaillent, et proposent des recettes, qui sont jugées le premier vendredi de juin. Après l’emploi de méthional (un composé au goût de pomme de terre cuite), nous avons eu un concours faisant usage de protéines, un autre concours consacré aux consistances craquantes… Et, cette année, nous avions annoncé deux thèmes : les cocktails et les « diracs ».
Les diracs ? Le mot dirac, qui est le nom du physicien anglais Paul André Marie Dirac, est utilisé pour désigner des « viandes de synthèse ». Pourquoi ne pas parler de viande de synthèse, plus simplement ? Parce que le mot « viande » désigne la chair des animaux. Et pour parler de préparations faites principalement de protéines et d’eau, le mot dirac a été retenu.
Ce thème étant annoncé, des concurrents du monde entier ont concouru… et des concurrents sont même venus à la finale de Corée, d’Italie ou d’Irlande ! Il y avait trois catégories : étudiants, cuisiniers professionnels, autres, et onze nationalités ont été représentées. Les propositions ont immédiatement été placées en ligne, sur le site du Centre International de Gastronomie moléculaire, puisque c’est ce centre qui était en charge de l’organisation du concours.
Le thème de l’an prochain ? Des associations inédites de composés afin de bien faire comprendre que les arts -et notamment l’art culinaire- échappent aux règles. En musique, l’accord do-fa dièse était nommé l’accord du diable… mais Jean-Sébastien Bach en a fait des usages merveilleux. En cuisine, traine aujourd’hui une théorie fausse du « food pairing », qui prétend donner les règles du beau à manger, à savoir le « bon ». Cette théorie, qui flirte avec d’autres théories fausses de prétendues « harmonies moléculaires » n’a pas de base scientifique, et c’est ce que nous démontrerons l’an prochain. Voulez-vous participer ?
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