Quel est le rapport entre imagination et science ? Pour le savoir rendez-vous au théâtre de la Reine Blanche ce dimanche pour applaudir Pierre Bonnefoy, épistémologue et Mathieu Genet, comédien, dans un spectacle sur Shakespeare et la relativité. Dans cet événement unique et original, l’épistémologue et le comédien entretiennent un dialogue afin de prouver la proximité entre science et imagination artistique…. Afin de développer un peu ce propos Pierre Bonnefoy a bien voulu répondre à nos questions; sans oublier – actualité oblige – un commentaire rapide au sujet de la découverte de l’intrication quantique par Alain Aspect qui vient tout juste d’être récompensée par un prix Nobel… un sujet qui soulève un problème sous-jacent de ce spectacle.
The Europeanscientist : Tout d’abord un commentaire d’actualité. Vous rappelez qu’Einstein disait que l’imagination est plus importante que le savoir. Le prix Nobel récemment attribué à Alain Aspect pour sa découverte de l’intrication des particules en est une belle illustration, non ?
Pierre Bonnefoy : Vous avez raison, d’autant plus que l’idée d’intrication quantique est totalement contre-intuitive. J’avoue avoir été enchanté d’entendre l’interview d’Alain Aspect sur Science étonnante (1) il y a quelques mois : il y disait qu’Einstein et Bohr n’étaient pas en désaccord sur le formalisme de la mécanique quantique, mais sur l’interprétation de ce formalisme. Einstein considérait que l’interprétation probabiliste de Bohr, conduisant donc à admettre l’existence d’événements sans causes, revenait à quitter le domaine de la science. Il s’agit donc d’un débat épistémologique fondamental que je présente d’ailleurs dans l’un des chapitres de mon livre Principes non-mathématiques de la science, où je prends le parti d’Einstein contre Bohr. Cependant, comme Alain Aspect le remarque dans son interview, étant donné que ce formalisme « fonctionne », les générations de scientifiques qui ont suivi Einstein et Bohr, se sont désintéressées du débat. Ce pragmatisme constitue pour moi un manque d’imagination préjudiciable pour la science fondamentale. Les belles expériences d’Alain Aspect montrent que la réfutation de Bohr imaginée par Einstein, l’hypothèse de « variables locales cachées », doit être rejetée. Son prix Nobel était donc mérité depuis très longtemps. Pour autant, le débat épistémologique de fond n’est toujours pas résolu.
TES : En quoi l’œuvre de Shakespeare est proche de la relativité ? Comment allez-vous vous y prendre pour en faire la démonstration sur scène ?
PB. : Einstein fréquentait beaucoup les artistes, comme le poète indien Rabindranath Tagore, et il jouait lui-même du violon en amateur éclairé. Il reconnaissait que l’art, la musique, était la force motrice derrière sa découverte de la relativité restreinte. Ceci est d’autant plus légitime que l’idée scientifique que l’espace et le temps ne sont pas absolus mais déterminés par les événements du monde physique, a des échos dans d’autres domaines de la pensée humaine comme l’art ou la philosophie. Pas dans le théâtre « classique français » qui est sclérosé par les règles des trois unité (lieu, temps, action), mais dans le théâtre de Shakespeare qui viole allègrement ces règles : dans le prologue de la pièce Henri V qui, ainsi que d’autres monologues de pièces de Shakespeare, sera lu dans mon spectacle du 9 octobre au théâtre de la Reine Blanche, le personnage du chœur donne le ton en montrant que le théâtre contracte le temps et l’espace. A l’époque des Humanistes, dont Shakespeare est l’un des héritiers, il n’y avait pas de séparation entre la science et l’art, comme on peut le percevoir dans beaucoup de passages de ses pièces dont nous donnerons quelques exemples.
TES. : Comment le théâtre peut-il aider le public à aimer la science ? Et vice-versa, comment les amateurs de science peuvent développer leur imagination en allant au théâtre ?
PB. : Élisabeth Bouchaud, la directrice de la Reine Blanche, serait certainement l’une des personnes les mieux placées pour répondre à cette question, du fait que non seulement elle est comédienne, mais qu’elle a fait carrière dans la recherche scientifique. Elle organise régulièrement des événements pour rapprocher le public de la science. Par exemple, mon spectacle fait partie d’un festival intitulé « Les savants sur les planches », où des chercheurs associés à des artistes présentent leurs travaux. Pour le public, c’est le moyen de voir que la science n’est pas une activité austère réservée à une élite intellectuelle ; et pour un scientifique, le fait de présenter son travail en jouant face à des non-scientifiques, impose un effort d’imagination considérable pour cerner ce qui est vraiment fondamental là-dedans.
(1) https://www.youtube.com/watch?v=OeZ_63iKPho
https://www.reineblanche.com/informations#acces