André Pellen a travaillé comme ingénieur spécialisé en radioprotection dans les centrales nucléaires entre 1980 et 1998. Depuis 2002, il préside le Collectif pour le Contrôle des Risques Radioactifs, un groupe d’association qui veille à l’application des règles françaises et internationales sur les déchets radioactifs. Auteur récemment d’une lettre adressée aux autorités au sujet des exercices de sureté nucléaire, il répond ici à nos questions à ce sujet.
The Europeanscientist : Ayant participé activement au développement de la filière nucléaire française, quel regard portez-vous sur l’actuelle mise en danger des centrales ukrainiennes ?
André Pellen : La destruction partielle ou totale d’une centrale électronucléaire par acte de guerre constituerait une première dans l’histoire des tragiques prises en défaut de la sûreté d’un réacteur civil. On rappelle que, à ce jour, une seule de ces prises en défaut est à attribuer à quelque carence d’exploitation et/ou de conception des installations : celle qui causa l’accident de la centrale américaine de Three Mile Island, en 1979, n’ayant fait ni victime ni dégât à l’extérieur du site. À Fukushima, c’est à un tsunami d’une rare intensité que les Japonais durent une telle prise en défaut. Certes, de très nombreuses victimes doivent être imputées à cette dernière, mais aucun décès dû à la radioactivité ne fut enregistré là-bas. Quant à Tchernobyl, c’est un irresponsable essai de défense passive, exécuté dans le contexte de la guerre froide et ayant très mal tourné, qui prit en défaut la sûreté de la tranche détruite. Toutefois, en dépit des surenchères statistiques fusant de toutes parts, depuis 1986, la communauté scientifique, dans sa grande majorité, et l’OMS s’accordent à attribuer à « l’accident soviétique » de l’ordre de 4000 décès directs et indirects, étalés sur deux à trois décennies.
Ceci étant précisé, force est de reconnaître que la brutale mise à ciel ouvert du cœur d’un réacteur nucléaire en puissance ou tout juste arrêté, par bombardement, réduirait les riverains du lieu et toute organisation de crise à une improvisation guère différente de celle qui fut observée, dans la précipitation, à Tchernobyl. Le caractère hors dimensionnement de pareil sinistre est tel qu’il est impossible d’en modéliser la situation accidentelle, un préalable permettant, le moment venu, à ladite organisation de gérer efficacement tout sinistre nucléaire standard. C’est pourquoi je n’imagine pas un seul instant les troupes russes se livrer délibérément à un tel bombardement, encore moins à un tir ciblé sur les réacteurs. Tout au plus, peut-on redouter que l’imprudence offensive des militaires cause quelque dégât collatéral plus ou moins grave à la partie nucléaire d’une des 15 centrales ukrainiennes. Cette occurrence est surtout à redouter à la centrale de Rivne dont deux des quatre réacteurs de technologie VVER 440 sont dépourvus de l’enceinte en béton précontraint avec peau d’étanchéité équipant les autres centrales du pays, de technologie VVER 1000 plus récente.
TES. : La sureté nucléaire est un sujet fondamental pour l’opinion. Vous êtes impliqué à titre personnel dans ce sujet au travers d’un collectif local. Pouvez-vous nous expliquer quelles sont vos actions ?
A.P. : Le collectif que je préside à Toulon a pour vocation principale de contribuer à l’optimisation organisationnelle du plan ORSEC découlant de la présence d’installations et de bâtiments nucléaires dans le port militaire et, surtout, à renforcer et à garantir la meilleure protection sanitaire possible de la population, en cas d’accident.
Pour faire simple, le déploiement de ce plan ORSEC nucléaire consiste à mobiliser en parfaite synergie deux plans d’urgence : le Plan d’Urgence Interne, ou PUI, de la totale responsabilité de l’exploitant, la Marine Nationale en l’occurrence, et le Plan Particulier d’Intervention, ou PPI, un plan de protection civile de la responsabilité du préfet de département, tant en ce qui concerne le contenu qu’en ce qui concerne la mise œuvre.
Mon expérience professionnelle m’a enseigné que, dans son principe, la gestion de tout accident compromettant l’intégrité du cœur d’un réacteur nucléaire et, par là même, menaçant la santé publique doit se conformer à la procédure sommairement décrite dans l’encart (1). La conduite de cette procédure est de la responsabilité de l’exploitant, dans le prolongement ou non de la mise en œuvre de son PUI. En grands professionnels, des marins de Toulon très entraînés se prêtent tous les 3 ans à une action combinée avec l’organisation PPI, dans le cadre de l’exercice ORSEC national. En la circonstance, ils se voient dotés du partenariat expert de cette organisation tenue par une procédure précise de s’articuler le plus judicieusement possible avec l’organisation PUI. Le but d’une telle synergie opérationnelle placée sous la direction du préfet du Var est de parvenir à appliquer les bonnes contremesures de prévention et/ou de protection sanitaires aux moments les plus opportuns.
Hélas, c’est là que le bât blesse à Toulon où, pour l’occasion, l’organisation civile de crise se contente de mettre en scène une opération de communication dans laquelle l’improvisation le dispute à la démagogie. Simuler ORSEC nucléaire ne se réduit pas à de la communication publique, ai-je récemment protesté dans une lettre (2) adressée au préfet du Var, au préfet maritime de Méditerranée et au Délégué à la sûreté Nucléaire des activités de Défense (DSND), leur demandant instamment de statuer sur ce que je considère être le dévoiement d’un mandat.
TES. : La protection contre l’iode radioactif semble occuper une place centrale dans la prévention du risque que vous venez de décrire. Pouvez-vous en dire plus à ce propos ?
A.P. : L’administration des comprimés quadrisécables dosés à 65 mg d’iodure de potassium est destinée à prévenir le cancer de la thyroïde provoqué par une dose excessive d’Iode 131 radioactif. Cette ingestion doit être contemporaine du rejet, c’est-à-dire intervenir entre 2 à 4 heures avant et 1 à 2 heures après ; le but étant de bloquer transitoirement l’entrée d’iode stable ou radioactif dans la thyroïde, en le diluant dans une grande quantité d’iode stable.
Les premiers concernés par ce risque sont les fœtus – l’iode radioactif absorbé par la mère passe la barrière du placenta – et les enfants de moins de 15 ans. Jusqu’à cet âge, la thyroïde est sensible au rayonnement radioactif, ce qui n’est pas le cas des adultes. Ainsi a-t-on déploré environ 4000 cas de cancers de la thyroïde à Tchernobyl, chez des enfants de 15 ans ou encore dans le ventre de leur mère (in utero) au moment de l’accident, des cancers qui auraient pu être évités en restant confinés, fenêtres fermées, en attendant l’évacuation et en avalant au plus vite de grandes quantités d’iode stable.
Les autorités polonaises qui eurent l’idée lumineuse de faire administrer de l’iode stable dans tout le pays, sous forme de gouttes dans le lait pour les enfants, n’eurent à déplorer aucun cancer supplémentaire de la thyroïde, du fait de l’accident.
Jusqu’à 18 ans, le bénéfice de la prévention du cancer thyroïdien est largement supérieur au risque, ce qui justifie une consultation médicale après la prise d’iode stable. Il en est de même de la femme enceinte et du bébé à naître, que le traitement protégera. En revanche, à partir de 50-60 ans, la prise massive d’iode comporte un risque d’hyperthyroïdie « induite par l’iode », pathologie rare mais de traitement délicat et qui peut avoir des conséquences cardiologiques très graves. Dans ce cas, il vaut mieux s’abstenir car le risque du traitement dépasse le bénéfice. En effet, chez l’adulte, le risque de cancer thyroïdien après irradiation est très faible ou nul et seules des irradiations très élevées pourraient entraîner une hypothyroïdie.
Bref, à défaut de disposer d’iode stable à la maison, en cas de risque de contamination radioactive, confiner soigneusement la famille et envoyer les plus âgés chercher des comprimés à la pharmacie, pour les enfants, ne serait pas impertinent…
TES. : Le nucléaire tient une place de choix dans la campagne présidentielle. Certains candidats veulent relancer la filière. Pensez-vous que ce soit possible ?
A.P. : En premier lieu, il convient de s’assurer que, pour une majorité de Français, cette relance est désormais souhaitable, que, comme Elon Musk (3), elle est convaincue qu’il y va des sécurités nationale et internationale à ne pas y procéder rapidement et partout. Pour s’être frotté à l’optimisation de la « transition énergétique » en Australie, avec le succès que l’on sait, et pour être en situation d’inonder le monde développé de ses berlines consommant 18 KWh au 100 Km, Elon Musk sait mieux que quiconque de quoi il parle. Pour autant, dites-vous bien que l’antinucléarisme militant est moins que jamais disposé à désarmer, le conflit ukrainien lui offrant l’occasion inespérée d’agiter le fallacieux amalgame entre nucléaire civil et nucléaire militaire.
En définitive, si le syndrome Tchernobyl devait reprendre du service dans l’opinion publique, cette dernière n’aurait aujourd’hui d’autre choix que mettre en balance l’hypothétique péril dont je vous ai donné tout à l’heure la dimension et celui de la menace sous laquelle se trouve aujourd’hui l’Allemagne : Nord Stream 1 obstrué ou détruit par acte de guerre ou coupure délibérée du gaz par la Russie, et l’économie de ce pays est mise à genou en moins d’un mois.
Pour répondre maintenant à votre question, je dirai bien entendu que la relance de notre filière nucléaire est possible, mais certainement pas dans les conditions optimisées des années 60 à 90. La raison en est que le pays a perdu une grande partie des compétences dont il disposait alors et, surtout, le vaste écosystème industriel et artisanal ayant fait sa richesse, durant les 30 glorieuses. EDF, par exemple, n’est plus en capacité d’occuper la fonction d’architecte industriel, maître d’œuvre et maître d’ouvrage, dont les expertises rivalisaient autrefois avec celle de ses sous-traitants, au travers de sa puissante et pluridisciplinaire Direction de l’Équipement.
Résultat : il faut compter aujourd’hui une dizaine d’années, au mieux, pour construire et mettre en service un EPR ou un EPR2, idem, selon les experts, pour raccorder au réseau un prototype SMR et, en désespoir de cause, 3 à 4 ans, dans le meilleur des cas, pour refaire prendre du service aux deux tranches de Fessenheim. Autant dire qu’il devient vital de prolonger à 60 ans la durée de vie de tous nos réacteurs.
À l’heure qu’il est, avec une maturité largement trentenaire de Superphénix et celle, moindre, d’un possible jumeau, la France serait de loin le pays le plus avancé au monde dans la technologie et dans l’exploitation des surgénérateurs. L’électeur de ce pays devrait donc avoir prochainement bien des raisons de déplorer dans l’urne le clientélisme politique scélérat qui ne s’est pas contenté de le priver d’une richesse faisant aujourd’hui tant défaut, en récidivant avec le sabordage de Fessenheim.
(1) Plan
PUI-PPI : Contrôle d’un rejet radioactif
Phase 1 – Détermination de l’enveloppe des rejets prévisibles dès les tout premiers développements de l’accident (de dimensionnement), à l’aide de données types préétablies pour un nombre suffisant de situations accidentelles prévisibles. Ces données types sont désignées par le vocable terme source. Le caractère précoce de cette phase est primordial pour une mise en œuvre, dans les meilleures conditions possibles, de contremesures sanitaires idoines à prévoir dans les heures, voire dans les minutes qui suivent. => Informatique souveraine
Phase 2 – Suivi et calculs informatiques des rejets réels à la cheminée du bâtiment accidenté (ou à tout autre exutoire contrôlé), à l’aide des mesures d’activités et de débits des gaz et à l’aide des mesures par prélèvements de l’activité et du débit des « iodes » (gamma total) et des « aérosols » (béta total). Dès lors, comparaison continue avec l’estimation enveloppe des données types ci-dessus et correction en continu de ces dernières. => Informatique souveraine et désormais alimentée par les relevés de mesures sur les balises fixes – à Toulon le réseau 2SNM – et les appareils de mesures itinérants répartis sur la zone géographique concernée.
Phase 3 – Suivi et calcul informatique des conséquences radiologiques des rejets ainsi déterminés, à différentes distances de leur lieu d’émission. => Informatique plus que jamais souveraine
Phase 4 – Mesures effectives des activités dans l’environnement, à différentes distances du lieu de l’accident jusqu’à la fin de l’alerte. => Réseau 2SNM et appareils de mesures itinérants répartis sur la zone géographique concernée.
(3)
Hopefully, it is now extremely obvious that Europe should restart dormant nuclear power stations and increase power output of existing ones.
This is *critical* to national and international security.
— Elon Musk (@elonmusk) March 6, 2022
De André Pellen
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