Dans « Qui veut la peau de notre agroalimentaire », livre paru aux Editions Sydney Laurent (28 octobre 2020) Richard Menu avait en quelque sorte anticipé la crise du monde agricole au travers d’une critique plus large du système agro-alimentaire contemporain qui balaye les sujets de l’agro-industrie, de la distribution, de l’agriculture, des médias, des consommateurs et des politiques. Nous avons pu l’interviewer sur la crise de l’agriculture. Comme dans l’ouvrage, il ne se contente pas d’une analyse, mais il propose des solutions concrètes pour que les agriculteurs puissent gagner décemment leur vie. Plus que jamais la crise actuelle incite à la lecture d’un ouvrage toujours d’actualité.
The European Scientist : Au regard de la crise agricole qui s’installe, pensez-vous avoir été visionnaire quand vous avez écrit votre ouvrage « Qui veut la peau de notre agroalimentaire » ? La situation actuelle est elle explicable au regard de vos analyses de l’époque ?
Richard Menu : Quand j’ai décidé d’écrire mon livre il s’agissait déjà de contredire les avis médiatiques idéologiques sur l’agriculture et l’alimentation. Les urbains qui ne connaissent la nature que via les films de Walt Disney et les documentaires sur Netflix considèrent l’agriculture comme une activité agressive pour la nature. Or, quand vous traversez la France vous êtes frappés par la beauté des paysages agricoles. Les parcelles de céréales, les bocages herbagés, les vergers et les vignes taillés au cordeau, les légumes en pleine terre….L’agriculture a construit nos paysages et a dompté la nature pour le meilleur.
C’est sans doute pour corriger les excès de certaines exploitations ultra intensives que les politiques de Bruxelles se sont constituées : les serres hollandaises ou espagnoles chauffées au gaz, les fraises espagnoles gonflées à l’auxine (une hormone végétale qui fait grossir les fraises) ; les élevages de poules pondeuses gigantesques sans lien au sol, les feed lot pour les bovins…Ces excès constituent à mon avis le fond d’écran des nouvelles politiques européennes. Or ces nouvelles politiques sont mal pensées car elles impactent d’abord l’agriculture paysanne et dans une moindre mesure l’agriculture industrielle. Ca me rappelle comment la politique énergétique de l’Allemagne a, au nom de l’environnement, remplacé le nucléaire par le charbon et les éoliennes !
Je partage donc tout à fait le terme « on marche sur la tête ». Les politiques ont des résultats inverses des objectifs annoncés.
Pour l’environnement comme pour la bonne santé économique des territoires il me semble qu’il faut corriger l’ultra spécialisation des productions plutôt que de réduire leur intensification. On a besoin d’une agriculture efficace pour une industrie alimentaire compétitive et prospère. Il faut par contre diversifier à nouveau les productions sur un même territoire. Allonger les rotations de cultures plus diversifiées, réintroduire l’élevage au cœur des bassins céréaliers. Ceci afin de réduire les flux physiques et reboucler les cycles biologiques de l’azote, du carbone et de l’eau. Cela réduira les besoins d’intrants et donc les externalité négatives de l’agriculture moderne. Je rappelle qu’aujourd’hui, la technologie permet une agriculture de précision : les tracteurs sont connectés aux satellites qui analysent les parcelles en temps réel. Les buses d’épandage sont réglées automatiquement par le satellite pour distribuer les doses exactes d’engrais et de phytosanitaires. On est loin des excès des années 60 et des caricatures présentées par les média, au moins dans notre pays.
TES. : On entend actuellement de nombreuses critiques à l’égard de la distribution. Vous mêmes critiquez des paramètres tels que des marques de distributeur, des premiers prix, du hard discount… Est-ce la faute aux distributeurs si les agriculteurs ne font pas de marge ? Que pensez-vous d’Egalim ?
R.M. : J’ai vécu depuis 40 ans la surpuissance de la distribution française. Elle s’est concentrée pour aboutir aujourd’hui à un oligopole incontournable par les entreprises agro-alimentaires. Ces dernières ont été ruinées en 40 ans et se sont transformées en sous-traitants de la distribution pour la fabrication des MDD et des premiers prix. Nombre de PME familiales ont été vendues soit aux filiales des grandes enseignes de distribution, soit aux coopératives agricoles. Il ne reste pratiquement que des entreprises multinationales qui seules sont capables de peser sur les négociations avec les centrales d’achat françaises. Ces multinationales établissent leurs usines là où les matières premières agricoles sont les plus compétitives. Alors oui la pression sur les prix agricoles s’en ressent, surtout si les coopératives sont en concurrence avec ces multinationales.
Il me semble nécessaire de déconcentrer la distribution et revenir à 12 centrales d’achat au minimum.
On peut noter que l’Italie, seul pays où la grande distribution ne s’est pas implantée, possède une industrie alimentaire qui génère suffisamment de marge pour soutenir la qualité des produits et financer des exportation toujours plus importantes et renommées.
TES. : Faut-il interdire la concurrence internationale sur certains produits ? Comment faire respecter les clauses miroirs ?
R.M. : La meilleure protection contre la concurrence c’est la compétitivité. Si notre agriculture est performante elle sera protégée. Il faut ensuite interdire d’importer les produits fabriqués avec des moyens interdits en Europe. C’est ce que font tous les pays du monde. Par des audits et des vérifications dans les usines à qui sont attribués les certificats d’exportation.
Pour être compétitif il faut libérer la capacité des entreprises agricoles à investir dans les technologie et la technicité. C’est le meilleur moyen de monter le niveau de l’agriculture française.
TES. : Que proposeriez-vous pour que les agriculteurs gagnent leur vie ?
R.M. : On peut imaginer des barrières douanières autour de la France pour protéger le revenu agricole et imposer les normes environnementales que l’on souhaite. Cela existe déjà, c’est la Suisse. L’agriculture y est très peu productive et surtout l’alimentation est au mois deux fois plus chère que chez nous. Cela n’est possible que grâce aux importations pour combler le manque de produits disponibles en Suisse. Vous comprenez bien que cette politique est inapplicable en France.
Il faut comprendre que l’agriculteur ne fixe pas son prix de vente. Celui-ci est déterminé par l’écart entre l’offre et la demande dans un marché donné. Pour qu’un agriculteur gagne sa vie, il faut que son coût de production soit inférieur au prix du marché, idéalement à tout moment. Pour cela il a deux options :
- Être très performant grâce à une bonne technicité et des investissements qui rendent son exploitation efficace et capable de tenir la comparaison face à la concurrence
- Sortir du marché de masse et se spécialiser sur des cahiers des charges à haute valeur ajoutée permettant de couvrir largement les surcoûts. Il faut pour cela trouver les entreprises intéressées et signer des contrats de long terme avec elles.
- Sortir du marché des matières premières afin de transformer tout ou partie des productions de l’exploitation et vendre les produits fermiers via les circuits courts.
En France le terroir est béni. Peu de pays peuvent bénéficier de telles qualités de sols et de climat pour l’agriculture. La France est structurellement compétitive et l’a déjà démontré dans les années 80 alors qu’elle était la deuxième puissance exportatrice du monde. Pour qu’elle retrouve son lustre passé il faut, je crois, la libérer des contraintes inutiles, normatives et fiscales.
TES. : L’autre critique que l’on entend beaucoup concerne les lois des technocrates bruxellois. Quel est votre point de vue sur le sujet ?
R.M. : L’agriculture a été l’un des premiers secteurs administrés par Bruxelles. Les quotas ont permis de protéger une agriculture européenne plus ou moins performante des marchés mondiaux très subventionnés. La France a été particulièrement bénéficiaire de cette politique agricole sous la puissance politique du Général de Gaulle et de Jacques Chirac. Cette PAC qui subventionnait la production était efficace mais très couteuse pour le budget européen. Sous la pression des pays libéraux, la PAC a été modifiée. Elle n’a plus subventionné la production mais des actions favorables à de nouvelles exigences écologiques. Pour vivre correctement un agriculteur moyen a besoin des subventions et donc doit appliquer les normes environnementales demandées par la PAC. Elles représentent tout de même 9 milliard d’€ par an pour l’agriculture française.
Je pense que tout a basculé lorsque la commission a décidé de réduire la production agricole de manière volontaire au nom de l’environnement (la politique Farm to fork). Ce sont les lobby écologiques qui ont, depuis 10 ans, réussi à imposer des critères environnementaux et de bien-être animal dans les textes européens. Ils sont pour certains financés par les fondations américaines qui lorgnent sur nos parts de marchés mondiales.
D’autre part les Allemands ont encouragé les accords de libre échange afin de vendre leurs automobiles et leurs machines-outils sacrifiant à l’occasion l’agriculture européenne.
Du fait de la structure familiale, les agriculteurs français sont particulièrement exposés aux conséquences de Farm to fork. Les paysans français ont besoin des subventions européennes et donc s’imposent ces nouvelles normes environnementales qui les éloignent de plus en plus de la performance productive.
TES. : Une petite musique commence à s’installer selon laquelle si on renonce aux normes environnementales, on va perdre en qualité. Cette thèse est-elle fondée ?
R.M. : C’est à mon avis totalement faux. Les normes environnementales telles qu’elles sont écrites dans Farm to Fork n’ont rien à voir avec la qualité des denrées agricoles. La qualité dépend des pratiques agraires et d’élevage (génétique, assolements, alimentation des animaux, technologies à tous les niveaux). Certains cahiers des charges existent pour justement produire de la qualité : bio, label rouge, AOC, AOP…ces cahiers des charges ne sont en rien impactés par les normes environnementales nouvelles issues de « Farm to Fork ».
Il faut aussi que le gouvernent supprime les dossiers d’installations et les recours pour nouveaux investissents agricoles et alimentaires fixés par la loi Voynet de 2002. Ces procédures sont des obstacles majeurs au développement agricole et pèsent sur les prix des denrées et sur la compétitivité française.
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