Après l’Utopie de la croissance verte, Philippe Charlez, experts des questions énergétiques publie les 10 commandements de la transition énergétique chez VA Editions (1). Cet ouvrage offre un condensé des « bonnes pratiques » à mettre en oeuvre. Il a bien voulu répondre à certaines de nos questions.
The European Scientist : Pourquoi ce titre les « 10 commandements de la transition énergétique » ? Est-ce une nouvelle Bible que tout le monde se doit de lire ?
Philippe Charlez : Il ne faut pas entendre les dix commandements comme dix ordres mais comme dix recommandations. Considérez donc ce livre comme un manuel de bonnes pratiques que tout le monde se doit de lire mais en rien une nouvelle Bible. Les verbes utilisés dans la plupart des commandements (optimiser, adapter, convertir, méfier, accepter ou encore soutenir) sonnent davantage comme des conseils et non comme des injonctions. Toutefois il faut aussi y lire un soupçon de malice pour rappeler que la transition énergétique est devenue pour certains une religion dont les préceptes gravés dans le marbre ne peuvent être discutés. Et comme toute religion, elle est alors instrumentalisée à des fins détournées. Ainsi le réchauffement climatique est aujourd’hui instrumentalisé pour remettre la lutte des classes au goût du jour et s’attaquer à la société de croissance et à son démon capitaliste. C’est ce que j’ai appelé le « climato-gauchisme ».
TES : Dans les deux premiers commandements vous renvoyez dos à dos les climato-sceptiques et les décroissantistes collapsologues? Les mettez-vous sur un pied d’égalité ?
PC. : Bien que je sois énergéticien et non climatologue, j’ai étudié en détails la problématique climatique tant sur le plan des données géo-historiques que des phénomènes physiques. Les données disponibles conduisent sans aucune ambiguïté aux conclusions suivantes (1) la terre s’est réchauffée de 1°C en 60 ans (2) le CO2 dans l’atmosphère s’est accru durant la même période de 100 ppm (soit de 30%) (3) cet accroissement est bien d’origine anthropique. En considérant l’effet de serre comme principal mécanisme physique du réchauffement (phénomène indiscutable mis en évidence dès le début du XIXeme siècle par Joseph Fourier), ces 100 ppm ne justifient toutefois qu’un tiers du réchauffement actuel (que j’appelle réchauffement primaire). Les deux tiers restants sont expliqués par des boucles de rétroaction climatique (phénomènes comme la fonte des glaces ou la densification des nuages engendrés par le réchauffement primaire mais eux-mêmes sources de réchauffement secondaire) dont la modélisation est aujourd’hui peu fiable. En conséquence, si qualitativement le déclenchement du réchauffement est bien anthropique, la part d’incertitude quant à sa valeur globale reste très élevée. Selon les modèles utilisés et les rétroactions choisies la fourchette d’incertitude pour un doublement des émissions varie de 1,5°C à 7°C. Chacun utilise alors la valeur qui lui convient pour satisfaire son agenda idéologique. Les négationnistes retiennent la valeur basse, les collapsologues la valeur haute.
Ces incertitudes entraînent évidemment des conséquences majeures quant à la stratégie à adopter. Entre le principe de précaution des décroissantistes prêts à renoncer au nom du climat à 200 ans de développement humain et le négationnisme des climato sceptiques j’ai choisi la voie de la raison. Je promeus une approche « bénéfices risques » reposant sur une transition énergétique raisonnable et pragmatique. Aussi, après avoir déconstruit le climato-scepticisme je combat fermement le décroissantisme.
TES : Vous critiquez le scénario Négawatt soutenu par la NUPES mais aussi celui de RTE soutenu par le Président Macron. Quel est selon vous la bonne politique d’optimisation énergétique?
PC. : Défenseur inconditionnel de la société prométhéenne, je ne promeus pas la sobriété énergétique (qui sous-entend « privations et décroissance ») mais l’optimisation de la consommation d’énergie. Le paramètre pertinent pour piloter les économies d’énergies ne s’appelle pas sobriété énergétique mais intensité énergétique. Il rapporte l’énergie consommée à la richesse produite et s’exprime en kWh/$. Réduire l’efficacité énergétique revient à produire autant voire plus de richesses avec moins d’énergie. Alors qu’au début du XXéme siècle, il fallait 7 kWh pour produire un dollar de richesses aujourd’hui ce chiffre est tombé à deux. L’efficacité énergétique de notre société de croissance a donc été multipliée par trois et demie. Ces chiffres cachent toutefois une grande hétérogénéité mondiale. Alors que tous les pays de l’OCDE sont nettement en-dessous des 2 kWh/$ (1,3 aux US, 1 en France, 0,8 au Royaume-Uni) tous les pays émergents sont largement au-dessus (5 kWh/$ en Russie, 3 en Inde, 2,8 en Chine). Ces différences sont pour 20% dues à la délocalisation de certaines activités industrielles très énergétivores mais pour l’essentiel liées à l’inefficacité des systèmes énergétiques des pays émergents : habitat mal isolé, voitures mal entretenues, outil industriel obsolète. Il relève aussi de comportements aberrants. Ainsi pour des niveaux de développement similaires un Français consomme annuellement 3 fois moins d’énergie qu’un Emirati !
Pour autant on ne peut totalement décorréler la croissance économique de l’énergie. En d’autres termes, l’intensité énergétique ne peut être nulle. En extrapolant les historiques on peut montrer qu’il existe un seuil de l’ordre de 0,5 kWh/$ en dessous duquel la réduction de la consommation d’énergie se fait aux dépends de la croissance économique. Ainsi les scénarios de la Nupes (-55% d’énergie finale en 2050) et le scénario RTE (-40%) sont-ils des scénarios décroissantistes. En France, l’optimisation énergétique pourra difficilement aller au-delà d’une réduction de 25% de l’énergie finale. Avec cette valeur on peut toujours garantir une croissance moyenne du PIB de l’ordre de 1%.
TES : Vous faites de la nécessité de décarboner votre cinquième commandement mais vous semblez lister davantage d’obstacles que d’opportunités. Notamment sur des sujets tels que le véhicule électrique ou l’industrie. Pouvez-vous revenir sur ces deux sujets ?
PC. : Décarboner les usages dans les trois secteurs que sont l’habitat, les transports et l’industrie consiste à remplacer les équipements thermiques actuels (voitures thermiques, chaudières au fioul et au gaz, plaques de cuisson au gaz) par des équipements électriques (voitures électriques et/ou à hydrogène, pompes à chaleur, plaques de cuisson électrique, chauffe-eaux thermodynamiques). L’industrie n’est pas en reste. La décarbonation des procédés très énergétivores en sidérurgie, verrerie ou encore cimenterie passeront aussi par l’électricité : réduction du minerai de fer à l’hydrogène, utilisation de fours à arc électrique. Certains usages posent en effet des problèmes d’ordre pratique et sociétal. Ainsi je ne crois pas aux véhicules électriques batteries pour les longues distances (>150 km) et les fortes puissances (camions, bateaux). L’hydrogène est une solution mais, compte tenu des transformations successives, le rendement final peut tomber en dessous de 10%. Dans l’Industrie, certains procédés comme la transformation du calcaire en chaux (cimenterie) ne peuvent être décarbonés : il ne s’agit plus d’émissions de combustion mais d’émissions de procédé. Pour totalement décarboner le ciment, il faudrait le fabriquer sans son ingrédient de base !
TES : Vous semblez méfiant à l’égard de la biomasse. Quel rôle celle-ci doit-elle jouer dans la transition ?
PC. : Produire massivement de la biomasse qu’elle soit solide (bois), liquide (biocarburants) ou gazeuse (biogaz) pose de gros problèmes d’échelle : déforestation massive, quantité de terre arable et quantité d’eau pour les cultures sucrières et oléagineuses de biocarburants, quantités de déchets industriels et domestiques à collecter pour le biogaz. Par ailleurs il y a un risque élevé de compétition des terres arable quant à leur destination alimentaire ou énergétique. La biomasse ou mais sans excès ! Si la biomasse jouera un rôle dans la future transition énergétique, son poids relatif dans le mix primaire ne devra pas excéder une dizaine de pourcents.
TES : Vous condamnez le 100% renouvelable et appelez à une conversion au nucléaire. Récemment Fabien Bouglé (2), en s’appuyant sur le rapport RTE, a affirmé qu’EDF qui a perdu 18 Milliards d’euros en 2022 a subi un manque à gagner de 57 milliards d’Euros. Cette situation désastreuse d’après lui, aurait pour origine l’Energiewende allemande. Quel est votre avis sur le sujet ?
PC. : Je n’ai jamais cru à un mix 100% renouvelable qui reste pourtant aujourd’hui ancré dans l’imaginaire européen : le « green deal » ambitionne toujours d’y arriver et c’est effectivement cette ambition erronée promue par l’Energiewende allemand qui nous a amené dans l’impasse actuelle. Les renouvelables fournissant de l’électricité « combien, où et quand Dame Nature veut » et l’électricité ne se stockant pas les ENR ne peuvent se suffirent à eux-mêmes. Elles ont besoin d’une source pilotable capable de fournir de l’électricité « combien, où et quand je veux ». La biomasse ne pouvant jouer qu’un rôle secondaire, l’hydroélectricité n’étant pas extensible et désirant sortir du charbon il reste deux sources possibles pour accompagner les renouvelables : le gaz et le nucléaire. Le nucléaire ayant été ostracisé en particulier par les Allemands au cours deux dernières décennies le Green Deal européen et son utopie des 100% renouvelables a implicitement jeté l’électricité européenne dans les bras du gaz devenu aujourd’hui meilleur ami des renouvelables. Tant que le prix du gaz restait raisonnable on n’y a vu que du feu. Quand les prix du gaz se sont mis à grimper à l’été 2021 les européens ont subi la double peine : gaz et électricité indexée sur le prix du gaz.
La dette d’EDF repose sur de multiples raisons et n’a pas pour origine l’Energiewende Allemand. Lors de la création du grand marché européen de l’électricité (2007) la France en bon Etat Jacobin refusa de privatiser EDF et son parc nucléaire couvrant les trois quarts de la production française d’électricité. L’Etat a alors négocié avec Bruxelles une position hybride pour EDF. EDF gardait le contrôle du nucléaire mais cédait pour des raisons de concurrence 25% de sa production nucléaire à prix coûtant aux producteurs alternatifs. Pour satisfaire ses clients EDF parfois en manque de MWh est alors obligé de s’approvisionner sur le marché de gros. Le mécanisme porte en lui le déficit abyssal d’EDF.
TES : Alors que les énergies fossiles n’ont jamais été autant subventionnées, vous les soutenez du bout des lèvres en parlant de « reliquat ». Que pensez-vous de la thèse qui veut que toutes les transitions pour réussir doivent s’appuyer sur les énergies qu’elles souhaitent abandonner pour réussir (Vaclav Smil). Quid d’un Alex Epstein qui vient de sortir un nouvel ouvrage pour parler du futur des énergies fossiles dans l’optique de dédiaboliser celle-ci ainsi que la société de croissance ?
PC. : Les subventions des énergies fossiles ne sont pas des subventions de projet (comme pour les renouvelables) mais principalement des aides aux consommateurs et à l’économie pour d’une part prévenir le mécontentement social et d’autre part éviter la faillite de l’économie. Ainsi en France on est passé du quoi qu’il en coûte pandémique au quoi qu’il en coûte énergétique en aidant massivement le consommateur (réduction des prix à la pompe, subvention du gaz, chèque énergie…). Ce message complètement contradictoire avec celui de la nécessaire décarbonation montre combien nous sommes dépendants des énergies fossiles et combien il est douloureux d’en sortir tant elles sont efficaces et faciles d’utilisation. Derrière le mot « reliquat » j’indique qu’il est illusoire de penser que la société 2050 sera une société sans fossiles, il faut entendre reliquat par rapport aux 84% actuels. Selon le dernier BP Energy Outlook sorti en janvier le prolongement des politiques actuelles conduirait à 58% de reliquat fossiles alors que le scénario « Net Zéro Carbone » en contiendrait encore entre 20% et 40%. Le mix sera toutefois différent au sein des fossiles eux-mêmes : presque plus de charbon, beaucoup moins de pétrole mais encore beaucoup de gaz pour supporter les ENR comme indiqué plus haut. Le reliquat serait alors compensé par de la séquestration biologique (planter des arbres) ou mécanique (stockage du CO2 dans le sous-sol). Si je considère comme Smil qu’il faut continuer d’investir dans les fossiles pour éviter une rupture structurelle offre demande aux conséquences insoupçonnées sur les prix, je ne pense pas pertinent de continuer à encourager la croissance des fossiles comme le fait Epstein. En communiquant de la sorte il prend de facto une posture négationniste par rapport au réchauffement climatique.
TES : Dans votre dernier commandement sur la nécessité de la coopération internationale vous chargez la commission européenne et ses agendas inversés (Green deal, interdiction du véhicule thermique) : cela n’illustre-t-il pas que l’UE fait davantage confiance à la science des législateurs plutôt qu’à celle des ingénieurs (3)
PC. : Les évolutions implacables de la démographie et de la distribution de la richesse mondiale au cours des 20 dernières années ont profondément affaibli les formes classiques d’organisation intermédiaire et en particulier les Etats Nations. Ils n’ont plus, comme par le passé, les moyens de peser sur l’organisation du monde. En 1990, le PIB cumulé de l’Allemagne et de la France comptait pour 13,5% du PIB mondial alors que celui de la Chine ne représentait que 1,5%. Les courbes se sont croisées en 2010. Aujourd’hui la Chine compte pour 16,5% du PIB mondial, la France et l’Allemagne pour 7,4%. Face à la Chine, aux Etats-Unis et demain à l’Inde la France ou l’Allemagne n’ont plus qu’un poids négligeable.
Bien qu’Européen convaincu, je reconnais que dans sa mouture actuelle l’UE s’avère incapable de répondre aux grands enjeux économiques (mondialisation), sécuritaires (montée de l’intégrisme, problème des migrants) et environnementaux (transition énergétique) du futur. Je suis comme beaucoup de nos concitoyens exaspéré par une « technocratie Bruxelloise » stérile et sans légitimité démocratique, décrétant de façon idéologique des projets aberrants en fonction de petits calculs électoraux. Je fais ainsi référence à l’Allemagne qui refuse d’intégrer le nucléaire dans la taxonomie verte ou refuse de discuter des prix du gaz et de l’électricité avant…les européennes de 2024. La fin de la voiture thermique, le 100% renouvelable ou les 55% de réduction des émissions à l’horizon 2030 sont autant d’agendas idéologiques ne reposant sur aucune étude sérieuse et conduisant jour après jour l’Europe à sa perte.
Le besoin de coopération énergétique entre voisins n’est guère différent d’une escalade en montagne : « si je suis seul je peux vivre ma vie et prendre seul mes décisions alors que si je suis encordé, je suis fortement dépendant de mes compagnons d’escalade ». En termes énergétiques, « la cordée » fait principalement référence aux énergies liées aux réseaux de distribution en l’occurrence le gaz et l’électricité. Au contraire, le charbon, le pétrole et l’Uranium voguant en « apatrides » sur tous les océans de la planète et changeant de propriétaire plusieurs dizaines de fois avant d’arriver à destination peuvent aisément vivre en « stand alone ». Dans la mesure où la transition consacrera l’électricité comme principal vecteur énergétique avec à moyen terme un important support du gaz, la transition énergétique européenne réclamera inévitablement un renforcement appuyé de la coopération énergétique entre Etats Membres. Coopérer intelligemment ou mourir tel est aujourd’hui les deux destins possibles pour l’Europe.
(1) https://www.va-editions.fr/les-10-commandements-de-la-transition-energetique-c2x38447478
(3) Greta a ressuscité Einstein: La science entre les mains d’apprentis dictateurs
Image par pgandersson de Pixabay
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