Si les citoyens européens se captivent pour les sujets de politiques européennes que sont le vaccin et la transition énergétique, ils suivent beaucoup moins le plan F2F (From Farm to Fork) et la problématique des FOP (« front-of-pack nutrition labelling »).
Ces deux acronymes paraitront sans doute bien mystérieux aux yeux du consommateur européen. Ce n’est pourtant pas la faute de l’UE qui a récemment lancé une consultation à ce sujet[1]. Or le sujet est de toute première importance, car il en va de l’avenir de notre alimentation. D’autant plus que les débats font rages parmi les experts.
Deux camps se sont désormais formés autour des principaux systèmes proposés. Une coalition de 7 pays (Belgique, France, Allemagne, Luxembourg, Pays-Bas, Espagne et Suisse) a annoncé la mise en place d’un mécanisme de coordination transnational pour faciliter l’utilisation du Nutriscore français ; en face, on trouve une coalition lancée par l’Italie et regroupant des pays comme la République tchèque, la Grèce, et la Roumanie.
Mais tout n’est pas si clair et il existe des divisions, même au sein des pays. C’est le cas particulièrement en Espagne, où les débats font de nouveau rage. Le secteur de l’huile d’olive espagnole se révolte contre le fait qu’après avoir été mal notée, ladite huile devrait être sortie du système de notation ; les producteurs d’autres produits traditionnels, tels que le jambon ibérique et le fromage manchego, réclament également des exemptions[2]. Des arguments qui démontrent l’imperfection du système que certains veulent imposer à l’Europe.
European Scientist, qui suit ce sujet de près depuis le début, a interviewé le Dr. Rafael Moreno Rojas[3], chercheur en nutrition et professeur à l’université de Cordoue, et la diététicienne spécialisée en pédiatrie Catherine Bourron-Normand[4]. Ces deux experts reviennent sur les enjeux du débat, passent en revue les externalités positives et négatives des systèmes proposés.
Les FOP : une réponse nécessaire aux attentes des consommateurs ?
Si les consommateurs sont peu conscients des débats qui ont lieu au niveau européen au sujet de leur alimentation, il n’en reste pas moins que certains pays de l’Union sont désormais familiers avec les étiquetages en feu tricolores de type Nutriscore où ils sont appliqués. A un tel point que les petits français réclament désormais des produits étiquetés avec le Nutriscore pour faire plaisir à leurs parents, tel que nous le signale la diététicienne Catherine Bourron-Normand :
« Quand j’entends des parents m’en parler je suis plutôt inquiète : une petite fille cherche les étiquettes Nutriscore A sur les paquets de gâteau pour faire plaisir à son papa quand ils font les courses ensemble. Son papa consulte le Nutriscore et Yuka. Elle ne recherche plus des paquets de gâteau pour son plaisir à elle mais pour répondre aux exigences de son père. » et la pédiatre de commenter « ce genre d’attitude pose problème, car il n’y a plus de rêve…. C’est regrettable d’autant plus que malgré cela, elle continue de grossir »
L’étiquetage alimentaire fait désormais partie de notre quotidien, et comme on le voit, c’est une préoccupation qui concerne les plus jeunes. Il est également, comme l’ajoute la nutritionniste, une réponse à une « cacophonie alimentaire » :
« De fait aujourd’hui, on reçoit une quantité inouïe de messages par des personnes spécialistes. L’opinion s’interroge beaucoup sur la validité de ces messages. Pendant longtemps le seul objectif était de faire maigrir, aujourd’hui on nous questionne sur la validité de l’information. »
Mais c’est surtout une nécessité due à la sophistication croissante de l’industrie alimentaire. En effet, comme le souligne le Dr. Moreno Rojas, c’est une réponse de l’industrie alimentaire à un double stimulus du marché : « les demandes des consommateurs et les stratégies de marché. »
« Le consommateur a exigé au cours des dernières décennies des aliments sûrs, bon marché, faciles à conserver et très élaborés au plan culinaire. En ce sens, l’industrie alimentaire a développé toute une gamme de produits dans lesquels les ingrédients naturels ont été remplacés par des additifs alimentaires et la technologie de transformation des aliments, permettant ces prémisses. Plus récemment, cependant, des voix critiques et surtout des tendances se sont élevées contre le degré élevé de transformation, l’utilisation d’additifs ou la responsabilité environnementale. »
C’est dans ce contexte qu’on a vu émerger la nécessité d’étiqueter les aliments pour simplifier la présentation d’une offre alimentaire de plus en plus complexe. Aussi, pour l’expert espagnol, la démarche entreprise par l’UE dans le cadre de F2F est « nécessaire et très intéressante ». Mais il remarque aussi qu’elle est difficile à développer :
« Le grand problème est qu’il n’existe actuellement aucun système d’étiquetage frontal suffisamment utile pour le consommateur, car ces systèmes sont axés sur des aspects nutritionnels très spécifiques, ce qui crée des lacunes sur les avantages et les inconvénients de la consommation alimentaire dans d’autres aspects différents.»
Si tout le monde semble s’accorder sur le fait que le concept de FOP est nécessaire, n’oublions pas qu’il est loin d’être suffisant. Ainsi, comme aime à le rappeler C. Bourron-Normand :
« L’obésité est « multi-factorielle » et dépend de facteurs épigénétiques, psychologiques, de consommation alimentaire, mais également d’activité physique, et qu’il faut pouvoir tout traiter.»
A l’écueil d’une position réductionniste qui voudrait réduire la problématique alimentaire à celle de la mise en place d’un système d’information sur les aliments, s’ajoute que la solution idéale semble loin d’avoir été trouvée, comme le démontre l’absence d’unanimité à son sujet et la difficulté de s’accorder sur les critères.
A la recherche des critères idéaux
La question des critères qui permettront de trouver le système d’étiquetage est fondamentale. Cherchant à illustrer la recherche de ceux-ci, le professeur Moreno Rojas fait une analogie avec un système d’étiquetage qui permettrait de classifier un lieu touristique idéal. On pourrait alors sélectionner toutes les caractéristiques propres à une plage pour attribuer ce label – « mais ce classement laisserait alors de côté le tourisme culturel, rural, gastronomique, de montagne ou de neige, etc… » Comparaison saisissante qui permet de comprendre pourquoi :
« Il en va de même pour l’étiquetage nutritionnel, qui repose finalement sur quelques critères qui, face à une épidémie d’obésité et avec les maladies cardiovasculaires en tête de la mortalité, pourraient sembler intéressants, mais pas uniques. »
Le risque, souligné par l’expert espagnol, étant qu’en privilégiant un type d’étiquetage nutritionnel :
« On néglige le principe de la nutrition, qui est l’équilibre nutritionnel et la variété des aliments, car nous pourrions être tentés de ne consommer que les aliments les mieux valorisés sur l’étiquette de présentation, ce qui créerait un régime alimentaire monotone, biaisé et inadapté sur le plan nutritionnel. »
Selon le Dr. Moreno Rojas, d’autres paramètres rendent l’exercice compliqué et le risque est un déséquilibre entre les types d’alimentation : alors les produits traditionnels ou d’appellation contrôlée sont désavantagés car ils peuvent difficilement changer leurs recettes, les grandes industries alimentaires seront, elles, avantagées, car d’après l’expert :
« Elles basent leur production sur la « formulation » du produit, peuvent parfaitement adapter la composition à une meilleure classification, sans que cela n’implique nécessairement une amélioration nutritionnelle. Par exemple, en remplaçant les sucres intrinsèques fournis par leurs ingrédients naturels par des additifs alimentaires qui apportent du sucre (et réduisent les sucres et les calories), pour lesquels ils devront utiliser des arômes pour dissimuler qu’ils ne contiennent plus l’ingrédient, ainsi que des colorants, des épaississants, des stabilisateurs, etc. qui seraient nécessaires pour que l’aliment ressemble à l’original. »
Il semble compliqué de répondre à la question des critères idéaux. Comme le dit sans ambages Catherine Bourron-Normand :
« La nutrition est quelque chose de trop complexe pour être confiée à un algorithme »
Voici donc une belle phrase de transition pour aborder la question du Nutriscore.
Scientificité et philosophie du Nutriscore en question
Alors que certains voudraient nous faire croire que le Nutriscore est l’Alpha et l’Omega des FOP, il n’y a sans doute pas plus controversé que cet algorithme. Le professeur Moreno Rojas mène un combat féroce à son égard sur son blog[5]. Il nous a confié quelques-unes de ses critiques les plus rudes : « trop d’aliments sont mal classés », « ses calculs basés sur 100g de produits qui ne tiennent pas compte de la consommation alimentaire recommandée depuis 1992 », « algorithme obsolète »… mais cela n’est rien comparé à ce jugement ultime qui démontre, selon lui, la non-scientificité de l’algorithme :
« Le Nutriscore ne tient pas compte des dernières découvertes en matière de préservation de la santé humaine. Il est le reflet fidèle des recommandations diététiques de l’American Heart Association, que l’étude PREDIMED a montré moins efficaces que la consommation du régime méditerranéen avec un complément d’huile d’olive vierge. Celle-ci a été classée avec un C par le NutriScore, après lui avoir fait la faveur de la retirer du D, avec d’autres graisses dont les effets sur la santé sont beaucoup moins évidents sur le plan scientifique. »
Aux critiques sur l’absence de scientificité du Nutriscore s’ajoutent celles qui portent sur les impacts psychologiques qu’un tel système aurait auprès des populations. A la question de savoir pourquoi certains voient le Nutriscore comme un système infantilisant[6], la diététicienne Catherine Bouron-Normand répond :
« Ce n’est pas seulement un système infantilisant, c’est aussi culpabilisant. Or aujourd’hui, on fait face à beaucoup de troubles du comportement alimentaire. Manger devient un vrai sujet et dans les familles c’est de plus en plus compliqué. Il y a toute une philosophie de l’alimentation avec les débats qui se greffent autour : c’est pas bon pour la planète, pas bon pour la santé. Le Nutriscore va encore en rajouter. »
Régime méditerranéen vs taille unique
Au regard de la configuration évoquée dans l’introduction, on pourrait dire en gros qu’une ligne de fracture Nord-Sud se soit formée à propos du Nutriscore. Aussi, on est en droit de se demander si la volonté d’imposer le même système d’étiquetage à tous les pays européens fait sens, puisqu’il semblerait que ce dernier prenne fort mal en compte les qualités du régime méditerranéen. C’est tout du moins ce que dénonce le professeur Moreno Rojas :
« Les résultats de diverses études, dont la plus importante, PREDIMED, montrent que le régime méditerranéen, ou pour être plus précis, le mode de vie méditerranéen (mené par son alimentation), est le plus sain et permet d’espérer une plus grande longévité, associée à une meilleure qualité de vie (en raison d’une incidence plus faible des maladies non transmissibles, plus fréquentes. »
Comme on le sait, ce régime privilégie énormément les aliments gras. Or, le point faible du Nutriscore pour un nombre croissant d’experts et nutritionnistes est qu’il est performant pour d’autres types de régimes que le régime Méditerranéen (mesure des régimes riches en protéines, calcium.…).
Une grande partie de la classe politique espagnole est d’accord, notamment le Parti Populaire, qui a publié un communiqué[7] dans lequel il interpelle le gouvernement espagnol pour qu’il reporte la mise en place du système Nutri-Score en Espagne et qu’il milite pour un étiquetage nutritionnel qui « mette en valeur la haute qualité nutritionnelle et saine des produits alimentaires espagnols ». Selon certains producteurs espagnols, le Nutrinform Battery italien pourrait jouer ce rôle[8] ; une solution que Moreno Rojas cautionne [1] :
« Le Nutrinform semble plus appropriée au régime alimentaire méditerranéen, même si il nécessiterait une étude plus approfondie. »
Mais le professeur espagnol ajoute qu’il serait encore mieux de réfléchir également à d’autres solutions sur-mesure :
« Je pense que nous pourrions développer en peu de temps quelque chose de beaucoup plus utile qu’un simple étiquetage frontal et adaptable aux besoins de chaque consommateur grâce à des systèmes de liaison avec des informations plus complètes sur les aliments, directement en identifiant, par le biais d’une application mobile, le code barre que tous les aliments emballés portent, ou mieux encore, grâce à des systèmes spécifiques tels que le code QR, qui nous permet d’accéder à une information nutritionnelle beaucoup plus complète et configurable par l’utilisateur. »
Mais au-delà de tous les systèmes d’étiquetage, il est toujours bon de rappeler avec Catherine Bourron-Normand qu’ « il faut remettre du bon sens et pas que des algorithmes » … Un appel qui devrait réconcilier tous les acteurs concernés, à commencer par les premiers intéressés : consommateurs européens.
L’huile d’olive exclue du Nutriscore : une affaire d’état. Le fait que le Nutriscore ait classé D, puis C, l’huile d’olive semblera anodin aux non-spécialistes du sujet. C’est pourtant devenu une affaire d’Etat. Aussi, s’ils n’y prennent garde, les promoteurs du système d’étiquetage qui voudraient l’imposer à l’Europe entière risquent bien de les faire glisser sur ce gras bon pour la santé. L’affaire est remontée aux plus hauts niveaux de l’état espagnol, à un tel point que le Ministre Alberto Garzon a finalement annoncé l’exclusion de l’huile d’olive du Nutriscore. Commentant cette actualité, le Dr Raphael Moreno Rojas n’y va pas par quatre chemins :
- « Que penseriez-vous si un classement préparé pour classer les meilleurs joueurs de football classait Lionel Messi en catégorie C ? C’est une véritable aberration. »
- « Les huiles d’olive vierges sont soutenues par des centaines de publications scientifiques et une allégation nutritionnelle de l’EFSA, en tant que promoteurs de la santé et non seulement cardiovasculaire »
- « La consommation d’huile d’olive vierge est généralement fixée à environ 20 grammes par jour, de sorte que le fait d’assimiler sa consommation à des aliments qui sont pris en centaines de grammes par jour, produit une confusion lorsqu’on compte l’effet sur le total des calories consommées quotidiennement. »
- (Répondant à la question de l’exclusion de l’huile d’olive du Nutriscore) : « Un consommateur qui donne la priorité à des aliments bien classés (A et B), par logique, ne sélectionnera pas les aliments qui ne sont pas classés. D’autre part, l’exclusion ne concernerait que l’Espagne, ce qui serait préjudiciable au C sur le marché international, où ce produit gagne de plus en plus de parts de marché »
[1] https://ec.europa.eu/info/law/better-regulation/have-your-say/initiatives/12749-Revision-of-food-information-to-consumers-
[2] https://www.lanzadigital.com/economia/campo/los-sectores-del-jamon-iberico-el-queso-manchego-y-el-aceite-de-oliva-se-defienden-ante-la-mala-nota-de-nutri-score/
[3] Le Dr. Moreno Rojas Rojas travaille sur l’alimentation des populations en bonne santé et sur l’analyse du risque nutritionnel ou toxicologique dû à la consommation alimentaire, en 2016, il a dirigé une thèse dans laquelle a été évaluée tous les systèmes de classification de la qualité des aliments qui existaient à cette époque dans la littérature scientifique, en concluant qu’aucun d’entre eux n’était suffisamment adéquat.
[4] Catherine Bourron Normand a obtenu son diplôme de diététicienne en 1982, et s’est ensuite spécialisée en pédiatrie. Elle a passé une bonne partie de sa carrière à l’hôpital Trousseau avant d’exercer en libéral. La diététique pédiatrique est une niche. Précisons qu’elle a également collaboré à un livre de recette sur les allergies alimentaires chez l’enfant.
[6] https://www.lemonde.fr/idees/article/2014/06/13/etiquetage-alimentaire-les-bonnes-intentions-ne-font-pas-de-bonnes-politiques_4437595_3232.html
[7] http://www.gppopular.es/wp-content/uploads/2021/03/2021.03.03-Nota-GPP-PNL-etiquetado.pdf
[8] https://www.oliveoiltimes.com/business/nutri-score-supporters-organize/90631
Image par jacqueline macou de Pixabay
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