Spécialiste français des NBT, directeur de recherche au CNRS, auteur de multiples articles scientifiques et également de nombreuses prises de position pour défendre la science, dénoncer les pseudo-science ainsi qu’un monde de post-vérités, Marcel Kuntz a répondu à nos questions : législation européenne sur les biotechnologies, état de la recherche européenne, Covid vaccin et pass vaccinal, Horizon Europe et culture woke… sont au programme.
TheEuropeanScientist : Vous portez un regard très critique sur les dernières évolutions de la législation européenne relative aux New Breeding Technologies (NBT) et pourtant certains de vos confrères y voient un progrès. Pourquoi pensez-vous que cela ne va pas assez loin ?
Marcel Kuntz : Le point crucial est le statut réglementaire des NBT (qui incluent le « gene editing »). Si ces technologies sont soumises à la Directive sur les « OGM », dont même la Commission européenne reconnait dans son récent rapport qu’elle n’est pas adaptée, elles n’ont pas d’avenir en Europe en raison des coûts induits par cette réglementation. De plus, définir par cette Directive, parmi toutes les modifications génétiques, naturelles ou pas, celles qui relèvent d’une catégorie à part réglementairement parlant (les « OGM »), a favorisé leur diabolisation par les opposants.
Aujourd’hui, suite à une décision en 2018 de la Cour de Justice de l’UE, qui concerne la mutagénèse en général, le statut de ces NBT est de facto celui des « OGM ». Le récent rapport de la Commission ne change rien à ce fait.
Bien sûr, en s’appuyant sur ce rapport, le législateur peut reprendre la main face au « Gouvernement des Juges », mais dans la configuration politique européenne cela nécessite de longues discussions entre Etats, sans certitude qu’une majorité se dégage en faveur des nouvelles biotechnologies.
TES. : Quel est votre point de vue sur la collaboration public-privé dans le secteur de la recherche européenne ?
Ce n’est pas un « scoop » que de dire qu’il existe dans le monde universitaire, notamment français, un certain marxisme culturel, qui ne favorise pas une perception favorable des entreprises privées… Il se double aujourd’hui d’une idéologie « déconstructrice » de la civilisation occidentale, qui a fait récemment l’objet d’un rapport critique quant à sa présence en « sciences humaines et sociales » (1). La « décroissance » est le volet économique de la même idéologie. Tout cela ne crée pas une atmosphère favorable aux collaborations public-privé. Pour autant, le pragmatisme domine encore dans les sciences dures quant à ces collaborations.
Je n’ai pas d’opinion arrêtée sur ces collaborations. Chaque cas est particulier. Dans le cas des vaccins contre la Covid-19, il me semble que le ticket gagnant a plutôt été un partenariat entre une entreprise moyenne (plus de 1300 employés quand même (2)), avec son agilité, et une très grande entreprise qui a les moyens de mener des essais cliniques et de mettre le produit sur le marché, avec en amont des connaissances apportées par la recherche publique.
TES. : A ce propos, quelle analyse portez-vous sur la gestion du Covid par l’UE (politique de santé publique, vaccin, pass vaccinal….) ?
La santé n’était pas dans les compétences de l’UE. Un choix politique a été fait, pour ne pas donner corps aux accusations anti-européennes, de commander des vaccins via la Commission européenne. La présidente de la Commission européenne vient de se féliciter que 500 millions de doses ont été fournies aux États membres, soit une capacité de vacciner 70 % de la population adulte. Dont acte. On peut bien sûr s’étonner du triomphalisme pour ce chiffre limité à 70%, mais je ne souhaite pas critiquer quiconque actuellement en charge de la santé publique.
La question d’une vaccination obligatoire ou d’un passe vaccinal pose un choix philosophique entre santé publique et libertés fondamentales. J’entends ceux qui disent que le passe sanitaire « est la meilleure façon de retrouver une vie normale » et qui arguent aussi que ceux qui ne veulent toujours pas se faire vacciner pourront présenter un test de détection. Et aussi ceux qui au contraire s’inquiètent du traçage numérique croissant et d’un défi de civilisation face aux modèles autoritaires.
Ma connaissance de la génétique me fait craindre l’émergence d’un virus mutant, non seulement plus infectieux, mais également résistant aux vaccins, voire plus mortel. Si cela est le cas, les réflexions philosophiques, aussi passionnantes soient-elles, apparaitront bien dérisoires. Je suis donc favorable à tout ce qui permettra une vaccination massive et rapide.
Je note d’autre part que nous payons avec la peur du vaccin des décennies d’idéologie précautionniste, où s’inquiéter des risques a été valorisé au-delà du raisonnable. Ceux qui se sont opposés, à contre-courant de la doxa médiatique, aux peurs politiquement construites sur les OGM par exemple, et à l’ignorance de leurs bénéfices, ne seront pas surpris. Ni d’ailleurs de la prégnance du thème des « effets à long terme » du vaccin, car ce fut aussi l’un des ultimes arguments des opposants aux biotechnologies, et qui se poursuit toujours 25 ans après… Pas plus que pour un maïs transgénique, que pour ce vaccin ARN, il n’y a pas d’éléments scientifiques en faveur d’effets à long terme, mais il n’est pas non plus possible d’apporter la preuve scientifique absolue que ce ne sera pas le cas.
A une autre époque, le sens de l’honneur aurait voulu que l’on se portât volontaire à être vacciné en premier ! La peur, c’était pour les enfants ! Au lieu de cela, nombre de commentateurs des chaines d’information en continu n’ont pas craint d’afficher, à l’origine, leur crainte du vaccin. La plupart appelle aujourd’hui à la vaccination avec la foi des nouveaux convertis… Vont-ils aussi s’interroger sur les autres facettes délétères du précautionnisme ?
TES.: Que pensez-vous de l’état d’avancement de la recherche européenne en matière de biotechnologies ?
En 2019, nous avions publié une étude qui utilisait la mine de données que fournissent les documents publics des brevets, et qui montrait, chiffres à l’appui, le décrochage de l’Europe sur les nouvelles biotechnologies de « gene editing » appelées CRISPR-CAS, ainsi que la domination des Etats-Unis, rattrapés par la Chine. Depuis, rien n’a changé en Europe !
Cela ne veut pas dire que les laboratoires français et européens n’utilisent pas cette technologie. Le problème est là aussi l’idéologie en arrière-plan. Il manque à l’Europe une volonté de se voir comme une puissance face aux autres grandes puissances, et d’utiliser les nouvelles technologies comme une arme servant une telle volonté. Il est frappant que ledit rapport de la Commission valorise les nouvelles biotechnologies non pas comme instrument de puissance, mais parce que sans elles ses objectifs de Vertu (Pacte Vert, et sa stratégie « de la ferme à la table ») ne pourront être atteints…
On peut le regretter, mais par rapport à la volonté de puissance, l’affichage de vertu ne fera jamais le poids.
TES.: Emmanuelle Charpentier aurait-elle pu découvrir Crispr-Cas 9 dans un laboratoire européen ?
Si par laboratoire européen on entend français, il probable qu’E. Charpentier aura eu à faire face aux pesanteurs bureaucratiques propres au système français… Aurait-elle pu « faire avec » et réaliser les mêmes travaux, nous ne le saurons jamais.
Si on parle de laboratoire européen au sens plus large, sans aucun doute, puisque Virginijus Siksnys, un biochimiste lithuanien, et son équipe de l’Université de Vilnius, ont réalisé des travaux pionniers similaires à ceux d’E. Charpentier et J. Doudna. Les travaux lithuaniens ont même été soumis à publication avant. Les trois ont reçu le Prix Kavli de nanoscience en 2018 (3), mais seules Charpentier et Doudna ont été couronnées en 2020 par un Prix Nobel (mérité). Le Jury du Nobel veut-il aujourd’hui s’afficher « politiquement-correct », en préférant couronner des femmes après avoir précédemment récompensé majoritairement des hommes ?
TES.: A ce propos, vous avez réagi récemment au programme de financement Horizon Europe pour qui « l’égalité des sexes et l’ouverture aux problèmes d’inclusion sont des priorités » Pouvez-vous nous en dire plus ?
Dans le cadre de l’idéologie « woke », qui est un volet de l’idéologie postmoderne de « déconstruction », qui a émergé aux Etats-Unis où elle fait des ravages dans les milieux universitaires (voir la vidéo du Collègue Evergreen (4)), l’Union européenne considère que parce qu’il n’y a pas une parité absolue entre hommes et femmes dans les postes de recherche, et à tous ses niveaux hiérarchiques, cela est le fruit d’une discrimination. La science serait en proie à un « sexisme systémique ». En réalité, cette non-parité est complexe et les théories pour l’expliquer nombreuses. Le « sexisme systémique » est ici imaginaire et représente une nouvelle expression de ce que Pascal Bruckner avait appelé dès 1983 le « sanglot de l’homme blanc » (5), c’est-à-dire la culpabilité face au Tiers-monde menant à une haine de soi. La culpabilité s’est aujourd’hui étendue sur d’autres terrains, mais le coupable désigné est toujours le même !
Dans une tribune (6), je donne, références à l’appui, le détail des méthodes qui ont désormais cours dans le programme Horizon Europe, ainsi qu’en France, afin d’imposer la parité, non pas comme un idéal à atteindre (pourquoi pas ?), mais comme un programme coercitif de rééducation idéologique. Le cas du physicien italien Alessandro Strumia, viré du CERN pour avoir contesté en 2018 ces explications idéologiques sur la non-parité (7), aurait dû servir d’alerte. Ce ne fut pas le cas.
Aujourd’hui, de nombreuses revues scientifiques se sont converties à cette idéologie « woke » sous couvert d’« inclusion ». Malheureusement, cette bien-pensance inclusive ne va pas jusqu’à inclure des opinions contraires… qu’il est aujourd’hui impossible d’exprimer dans des revues de science, y compris celles qui ont des pages réservées aux questions de « science et société ».
(1) https://decolonialisme.fr/?p=5384
(2) https://biontech.de/
(3) https://www.nature.com/articles/d41586-018-05308-5
(4) https://www.youtube.com/watch?v=u54cAvqLRpA
(5) https://www.seuil.com/ouvrage/le-sanglot-de-l-homme-blanc-tiers-monde-culpabilite-haine-de-soi-pascal-bruckner/9782020064910
(6) https://www.causeur.fr/facs-elles-voient-des-machos-partout-woke-205837
(7) https://alessandrostrumia.home.blog/gender-talk-at-cern/
J’apprécie beaucoup Marcel Kuntz, ses articles pour défendre la recherche et la science contre l’obscurantisme grandissant et l’idéologie postmoderne.
Par contre, je conteste son appréciation de l’annulation du contrat CERN du jeune physicien italien Alessandro Strumia.
La vraie raison est sa mise en cause de personnels du CERN et le non-respect de la Charte de bonne conduite que nous nous engageons à respecter lorsque nous travaillons au CERN. Il est vrai que des intellectuels de la mouvance postmoderne ont été invités lors d’un workshop au CERN, mais il est utile de préciser que c’était à l’invitation de l’Association du personnel et non du CERN ou d’une collaboration engagée sur une expérience. Je connais personnellement la Directrice du CERN, Fabiola Gianotti, et je lui accorde toute ma confiance dans son engagement pour la science mondiale et le respect des personnes. J’aurai probablement l’occasion de la rencontrer d’ici la fin de l’année 2021; j’en profiterai pour lui demander des informations sur
« l’affaire Strumia » et j’en rendrai compte. Il est bon de préciser que ce jeune physicien ne s’est pas retrouvé à la rue après l’annulation de son contrat puisqu’il avait un poste à l’Université en Italie.
En aucun cas, contrairement à ce que dit Marcel Kuntz, ce fut une alerte dont les scientifiques travaillant au CERN n’auraient pas perçu l’effet dévastateur. Il n’y a aucun signe, au CERN ou dans les collaborations internationales engagées dans les expériences, de dérives postmodernes, de déconstruction et d’idéologie identitaire. Bien au contraire, il n’y a guère d’exemples de coopérations internationales à l’échelle mondiale dans lesquelles les identités ethniques, nationales, religieuses, politiques ou autres n’ont aucun impact sur les comportements scientifiques ou humains.
Par ailleurs, l’Observatoire du décolonialisme vient de rendre un rapport titré « Rapport sur les manifestations idéologiques à l’Université et dans la Recherche », dans lequel il est écrit (page 56) que les sciences dures sont également touchées, sans fournir la moindre preuve. J’ai contacté cet Observatoire en lui demandant sur quelles sources sont appuyées ses appréciations et quelles seraient les sciences dures concernées. Si j’obtiens des réponses, j’en ferai également part.