La diffusion exponentielle de la pandémie de Covid-19 a fortement accéléré la pratique du télétravail au sein des organisations. Dans une économie tertiarisée, le nombre d’emplois concernés est gigantesque. Ses conséquences sur la santé des salariés sont de plus en plus connues et, surtout, apparaissent moins négligeables qu’il n’y paraît. S’ils y sont majoritairement favorables, ils en perçoivent cependant les difficultés, selon une étude menée par Happydemics, dont European Scientist a interrogé le CEO et co-fondateur Tarek Ouagguini.
Une pratique généralisée en Europe qui masque des disparités régionales
En un an, le télétravail est devenu une nouvelle norme pour une part croissante d’entreprises privées et d’administrations publiques : une vaste méta-analyse menée par l’Eurofound, la Fondation européenne pour l’amélioration des conditions de vie et de travail, le confirme. L’étude, qui regroupe plusieurs enquêtes menées à l’échelle européenne entre avril et juillet, démontre que la moitié des employés ont travaillé depuis chez eux à un moment ou un autre de la crise et que, sur ceux-là, un tiers était exclusivement en télétravail.
Au niveau de l’acceptation de cette nouvelle forme de travail, l’enquête indique que si 70 % des sondés en ont un ressenti positif et que 78 % affirment qu’ils préfèrent travailler de chez eux occasionnellement, ils ne sont que 13 % à plébisciter un télétravail quotidien. Ces résultats semblent confirmer le sens commun du ressenti général de ces derniers mois : une demande pour un peu de télétravail, plusieurs jours par semaine, mais un refus de sa généralisation exclusive.
Pour autant, les résultats de cette enquête à l’échelle européenne ont pour effet de lisser les disparités qui règnent entre pays et régions de l’Union européenne. Un article de l’Institut Montaigne, daté de septembre dernier, a judicieusement mis le doigt sur les pièges conceptuels que pose l’analyse comparative du télétravail : on ne dispose pas, à l’heure actuelle, d’une définition scientifique du phénomène ainsi que de méthodes de mesure acceptées par tous.
Un professeur qui passe 15 ou 20 heures de cours en présentiel, mais au moins le même temps à corriger des copies et à préparer ses cours n’est par exemple jamais compté comme télétravaillant la moitié de son temps de travail effectif. Ajoutons à ce télétravail informel le manque d’uniformisation des instituts d’étude dans leurs façons de catégoriser le travail (l’INSEE ne considère d’ailleurs pas le télétravail comme une catégorie).
Pour autant, la structure de l’économie et la culture d’entreprise permettent d’appréhender certaines différences de résultats. De ce point de vue, il est logique de trouver un taux de télétravailleurs plus élevé dans les économies plus tertiarisées, et au contraire des niveaux plus faibles dans les économies à forte propension agricole, industrielle ou touristique. Un différentiel qui, très schématiquement, coupe l’Europe en deux entre les pays du Nord et les pays du Sud.
La culture managériale joue également un rôle non négligeable : selon l’horizontalité ou la verticalité de l’organisation, le télétravail peut être perçu très différemment. Là encore, l’Europe est schématiquement coupée en deux. Les pays scandinaves, adossés à une culture du management plus horizontale, facilitent fortement le télétravail, car l’indépendance y est promue et le regard des employeurs sur la question du présentéisme moins pesant.
La France a la croisée des chemins
Quel est le cas particulier de la France ? Pendant le reconfinement de novembre dernier, le Point a dressé un baromètre hebdomadaire des pratiques de télétravail, en partenariat avec la start-up d’études d’opinion en ligne Happydemics. On y trouve de fortes distinctions entre les régions ou les types d’entreprises : 30 % de télétravailleurs en Île-de-France alors qu’en province 51 % de salariés se sont rendus tous les jours au bureau. Le télétravail a aussi été massivement rejeté par les microentreprises, où seuls 12 % des salariés ont été en télétravail contre 32 % dans les grandes entreprises.
Mais la distinction la plus intéressante se trouve dans l’âge du télétravailleur : 63 % des 18-34 ans affirment avoir du mal à trouver la motivation, avec un sentiment d’isolement plus prononcé. Comme l’analyse Tarek Ouagguini, fondateur d’Happydemics, interrogé par European Scientist : « C’est complètement logique pour les jeunes professionnels, car le bureau reste pour eux le lieu de socialisation privilégié puisqu’ils n’ont pas encore fondé de famille et ne sont plus dans les études ».
De plus, chez les 25-34 ans, 1 télétravailleur sur 2 affirme ressentir un manque de reconnaissance de la part de ses pairs, et 59 % déplorent également avoir du mal à gérer l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. « Si le télétravail est généralement bien accepté, surtout à petite dose, il y a un vrai risque de décrochage ou de burnout pour les salariés jeunes, dont la carrière démarre et qui peinent à trouver leurs marques », commente Tarek Ouagguini. On observe donc un véritable fossé générationnel dans l’impact du télétravail, qui peut ne pas être sans conséquence sur la santé, notamment psychologique.
Si économiquement, la France n’est pas au niveau de tertiarisation des pays du Nord, elle possède tout de même entre 30 et 40 % de salariés en possibilité de télétravail. Au niveau culturel, elle est en revanche plus proche de ses voisins du Sud avec un mode de communication qui attache beaucoup d’importance au contexte d’énonciation et à la communication informelle, une gestion managériale encore très verticale avec une forte valeur attachée au statut, et enfin l’élaboration d’une confiance affective qui passe notamment par les repas pris en commun.
Conséquences contrastées sur la santé des travailleurs
Différences de situation, difficultés de définition, cas particulier de la France : que peut-on tirer comme conséquences sur la santé des travailleurs confrontés au télétravail ? L’INRIS, l’Institut national pour la prévention des accidents du travail et maladies professionnelles, a dressé un tableau des problèmes posés.
Parmi les risques liés à cette pratique, l’INRIS répertorie ceux dus à un poste de travail inadapté, avec des contraintes posturales ou articulaires pouvant entraîner des troubles musculosquelettiques. On peut lier ces contraintes à la diminution des activités physiques, là encore susceptibles de créer des troubles de long-terme, comme le surpoids. Mais ces risques semblent plus une exacerbation des dangers du travail en bureaux qu’une nouveauté. Les différents risques psychosociaux recensés sont ainsi plus inquiétants.
Parmi eux, L’INRIS souligne la difficulté de séparation entre sphères privées et professionnelles, le sentiment d’isolement, l’augmentation des heures de travail, l’augmentation de la charge mentale, la difficulté à gérer les problèmes techniques à distance, la baisse de motivation et le sentiment de déshumanisation qui peut apparaître par l’encadrement (contrôle, reporting,…). Enfin l’augmentation des troubles du sommeil est pointée du doigt. « Cela peut paraître paradoxal, mais les jeunes salariés veulent du télétravail, tout en ayant pleinement conscience de ses conséquences. Pour les dirigeants, le défi est celui du maintien de la socialisation numérique d’une part et de l’équilibre à trouver entre présentiel et distance d’autre part » considère Tarek Ouagguini.
Le rapport entre télétravail et santé est donc encore un phénomène polymorphe qui nécessite des données approfondies. Nul doute que la pandémie de Covid-19 va permettre, à grande échelle, d’en amasser et d’affiner les connaissances scientifiques sur ce sujet.